samedi 30 juin 2012


Chan était content. Le vent soufflait et ne semblait pas faiblir. Les hommes cueillaient les machpes. Encore deux jours et la récolte serait rentrée. La fête des rencontres était prête. Chaque maison avait préparé ses décorations. La Maison Commune avait un air de fête en attente. Les torches étaient au mur, prêtes à être allumées. On avait dressé les tables, les outres de malches noir étaient rangées. Les enfants devenaient difficiles à tenir.
Le maître sorcier Natckin était venu dire à Chan que les rites étaient clos. En débarrassant la grange de la maison Andrysio, ils avaient trouvé des jarres de sicha. Leurs rites interdisaient cette boisson trop forte. Ils avaient décidé d'en faire cadeau pour la fête des rencontres. Mélangée au Malch noir, elle allait faire chanter les habitants.
Quiloma, allongé dans la pénombre, discutait avec la Solvette de la fête des rencontres.
- Vos rites sont courieux. Il est possible de changer de femme.
- Rmi (ou de mari), répondit la Solvette, (ou de ne pas changer).
- Nous avons un cvaldale, je ne sais pas le mot dans votre langue. C'est une fête mais sans règles. Le mega peut aller avec qui il veut même la plus haute princesssse si elle l'accepte.
- Ici aussi pendant la fête des rencontres, c'est possible. Pas toujours bien vu, mais possible. Il ne peut y avoir de sanction pour avoir fait cela.
- Tnel cart, pardon le vent souffle toujours.
- Oui, mais je sens qu'il va finir. Dans deux ou trois jours, la fête sera.
- Je vais mettre mes hommes en alerte.
- Non, laissez faire. Qu'ils se méfient, qu'ils regardent mais qu'ils n'interviennent pas, sauf si on les invite.
- Lès invite? Qu'est-ce que cela veut dire?
- Certaines femmes d'ici ne sont pas insensibles au charme des guerriers blancs...
- J'ai raison, je vais mettre mes hommes en garde ! dit-il dans un grand rire.

La Solvette avait bien senti. Dans la soirée du deuxième jour, le vent était tombé. Les machpes étaient cueillies. Tout semblait aller pour le mieux. Avec la nuit, tout le monde s'était dépêché d'aller couper des branches pour décorer la Maison commune et sa place. Les guerriers étaient étonnés. Personne ne faisait attention à eux. Qunienka avait rencontré Quiloma qui lui avait donné les consignes pour la fête: pas d'intervention intempestive, on avait juste le droit de se défendre. Il fallait laisser les villageois puisque maintenant ceux-ci semblaient vouloir se soumettre au Dieu Dragon.
Le conteur s'était installé. Toute l'assemblée était réunie sur la place devant la Maison commune. Même les guerriers extérieurs étaient là depuis la terrasse qui d'habitude servait aux sorciers. Avec le mur de pierre derrière lui, le vent qui était tombé et le soleil qui brillait, les conditions pour dire la légende étaient réunies. Il se gratta la gorge.
- Au début était la violence.
Il marqua une pause pour laisser les spectateurs réagir. Il remarqua Muoucht qui traduisait. Il reprit.
- Il y a bien longtemps quand la terre était plus jeune, les dieux luttaient pour avoir la suprématie. Des dieux aux noms oubliés disparurent dans la tourmente. Avec eux de grands peuples et de grandes civilisations. C'est à cette époque que Cotban s'installa, faisant du soleil son allié. En face de lui Sioultac s'arrogea les terres froides apprenant à maîtriser le vent et l'eau. Les autres dieux furent relégués dans les mondes souterrains ou dans les profondeurs sombres des océans lointains. Mais un dieu eut le génie de choisir un ancrage que nul ne pourrait lui ravir puisque c'est de lui qu'il naîtrait. A Cotban, il ravit la chaleur, à Sioultac, il déroba la dureté de la glace et la puissance du vent, ainsi fut créé le premier dragon, à la peau plus dure que la plus dure des glaces et au souffle plus brûlant que le plus brûlant des soleils. Il le dota d'ailes pour le rendre rapide comme le vent. Et les dragons lui rendirent hommage. Cotban jalousa le dieu dragon que ses adorateurs rendaient puissant et créa des hommes noirs pour lui rendre un culte. Sioultac cria sa rage dans une tempête effroyable, cinglant les enfants du dieu dragon de ses aiguilles de glace. Ce fut le premier hiver. Ceux-ci trouvèrent un refuge dans les grottes que le dieu souterrain Wortra, écarté des grands pouvoirs par les trois dieux souverains, ouvrit pour eux en échange d'un peu du feu qu'ils portaient. Sioultac voyant son échec créa les gowaï à la fourrure blanche et aux rites funéraires compliqués. Wortra ayant le feu, s'enfonça dans les profondeurs de la terre et créa les êtres des mondes souterrains, se désintéressant du combat de la surface. Cotban voyant la puissance de Sioultac s'étendre, et ses hommes noirs souffrir, lança son premier assaut contre lui. Grâce à la force de ces adorateurs, il avança vers les terres froides. Ce fut le premier printemps. Le dieu dragon chercha comment aider ses créatures. Ils étaient forts mais leurs ailes vulnérables. Ils étaient puissants mais leurs griffes ne valaient pas les mains des hommes noirs. Alors Le dieu dragon créa les hommes blancs pour que Sioultac ne les voie pas et pour qu'ils soient une aide pour ces premiers nés. Leurs mains furent secourables pour les dragons et les dragons les protégèrent. Ils travaillèrent la terre pour qu'elle produise ce qui est bon pour le dragon et pour les hommes. Mais Sioultac ne décolérait pas et repartait à l'assaut. Cotban refusait de se laisser battre et lui rendait coup pour coup, saison pour saison. Ainsi passa le temps. Les hommes se multiplièrent plus vite que les dragons. Travaillant encore et toujours la terre, ils réveillèrent les forces anciennes, un temps oubliées. De nouveaux totems apparurent. Les hommes sacrifièrent à d'autres esprits. Le dieu dragon en fut affaibli et avec lui les dragons. Il y eut moins de petits. Dans la grande plaine d'autres combats occupèrent les hommes qu'ils soient blancs ou noirs. Ils laissèrent Sioultac et Cotban continuer leur lutte. Certains comme Hut continuèrent à participer à la bataille de l'hiver par le rite de la longue nuit. Les autres firent d'autres cérémonies. La présence du dieu dragon déserta leur mémoire et devint une légende sur la terre d'en bas. Les saisons succédèrent aux saisons. Plus aucun dragon n'y volait quand Hut le fondateur monta chercher la paix sur la terre d'en haut. Il n'en trouva pas mais découvrit le bachkam. C'est dans ses branches vénérables qu'il créa la cité. C'est sur son écorce qu'il dessina l'histoire.
Mais les temps changent et aujourd'hui le totem du dragon a repris place au centre du cercle des totems.
Vivez que le conteur puisse conter.
Par ces mots rituels le conteur se tut.
Dans le silence qui suivit, le maître sorcier Natckin s'avança. Son habit de cérémonie, qui avait été sauvé lors de la prise du temple, comportait un symbole de chacun des totems connus et d'autres qu'il n'avait pas identifiés. Il en avait déduit qu'il existait des totems inconnus, des totems noirs sans représentant. Après le dernier rite hier soir, il avait scruté ces morceaux de plumes, de griffes, de plaques pour voir s'il pouvait trouver celui qui correspondrait au dragon, sans succès. Il prit position au centre de la place suivi par ses disciples. Il commença la danse du bachkam. Tous ceux dont il était le totem se levèrent et exprimèrent leur joie. Puis vinrent la danse de l'ours, du loup, du litmel, du charc. A chaque fois des habitants se levèrent pour approuver. Certaines danses étaient étranges et personne ne bougeait. C'était les invocations aux totems noirs. Puis Natckin entama un pas de danse, suivi par ses disciples dans un mouvement aérien, souple et puissant. Un cri jaillit de la terrasse du temple suivi du bruit des lances qui s'entrechoquent. Les guerriers blancs venaient de reconnaître la danse du vol du dragon. Ne voulant pas laisser les étrangers manifester seuls, Chan poussa le cri traditionnel de sa maison, immédiatement soutenu par tous ceux qui étaient de la maison de Chan. Kalgar se mit à chanter son hymne de forgeron, soutenu par tous ses apprentis, ses serviteurs et sa femme, jusqu'à sa fille qui se mit à vagir. Rinca leur emboîta la pas, compensant la faiblesse numérique de sa maison par la puissance de son cri. Chountic fut un des derniers à s'y mettre. Ce fut une immense clameur qui dura un bon moment et qu'on entendit de loin.
Quiloma avait dressé l'oreille au son qui lui parvenait. Qu'est-ce que représentaient tous ces cris? Il était encore assez faible pour ne pas tenter de sortir seul, mais il fit signe à un de ses soldats et l'envoya se renseigner. C'est Qunienka qui arriva peu après pour lui expliquer et demander des directives.
Pendant ce temps dans les rues commençait la déambulation. On allait chez l'un, on allait chez l'autre, on revenait à la Maison Commune où étaient réunis les chefs de maison. A chaque fois, on buvait un peu de malch noir, ou aujourd'hui du jus de lamboy agrémenté de Sicha. De ces rencontres naissaient des discussions entre maisons. Qui pourrait s'allier à qui ? Et pour quelle dot ? Des contacts avaient déjà été noués avant mais rien ne pouvait se concrétiser en dehors de la fête des rencontres. Si les chefs de maison étaient réunis dans la Maison Commune, discutant et buvant, parfois buvant plus qu'ils ne discutaient, les autres habitants étaient libres de bouger comme ils voulaient sans qu'on leur pose de question. Sur les différentes places et placettes, les joueurs d'instruments s'étaient installés. Leurs verres ne restaient jamais vides en contrepartie de quoi, ils jouaient sans s'arrêter. Il y avait le courdy au son aigrelet, les flûtes diverses suivant l'arbre qui les avaient données et les tambours. Si quelqu'un avait fait attention, il aurait remarqué ceux qui s'éloignaient discrètement pour revenir plus tard le visage rouge et les cheveux ébouriffés. Mais personne ne faisait attention, ils étaient trop occupés à organiser leur propre chemin, à profiter des largesses qui s'offraient.
Natckin, lui-même déambulait parmi la foule, profitant d'un orchestre ou d'un verre de malch noir; profitant surtout de l'absence de Tasmi. Il avait donné l'ordre à ce dernier de s'éloigner de lui le temps de la fête des rencontres et pour une fois, il avait obéi. Au bout de quelques arrêts, il avait les idées moins claires et trouvaient les femmes belles.
Rinca négociait âprement. Dans sa maison, il y avait beaucoup de veuves. Dans d'autres, il y avait des jeunes hommes seuls. S'il voulait reconstituer les effectifs de sa maison, il lui fallait accueillir et non voir partir.
Chountic, à côté le soutenait dans ses négociations tout en vidant force verres. Sealminc était derrière lui. Elle aurait préféré aller faire le tour de la ville, mais son époux refusait qu'elle bouge. Elle n'était pas la seule femme de chef à être présente, mais elle était la seule à ne pas avoir le droit de se mêler de la conversation. Quand une servante passa avec du Sicha, elle en récupéra une cruche, améliorant systématiquement le malch noir de son mari. Quand il commença à dodeliner de la tête, elle le cala sur la table sous le regard goguenard des autres et elle partit.
Malgré les directives et les ordres, les guerriers blancs qui patrouillaient, profitaient de l'ambiance pour boire un peu et parfois danser. Les konsylis n'étaient pas les derniers. De temps à autre, un guerrier disparaissait au bras d'une habitante. Qunienka avait bien donné les ordres mais il régnait un climat de légèreté, de fête et d'insouciance. Il espérait seulement que rien de fâcheux n'arriverait.
Kalgar, accompagné de Talmab en milmac blanc, tenait sa place à la table des chefs de maison. De temps à autre, il se penchait vers elle pour lui murmurer quelque chose à l'oreille. Talmab rougissait jusqu'aux oreilles mais lui répondait par un grand sourire. Il buvait peu et répondait aux demandes des uns et des autres. Il y avait surtout les pères qui voulaient placer un fils ou une fille en apprentissage. Il y eut aussi la surprise de voir arriver Qunienka, accompagné de Muoucht. Il s'assit devant Kalgar qui lui lança un regard étonné. Les autres froncèrent les sourcils. On acceptait que les guerriers se promènent dans la ville. On acceptait le dieu dragon car plus fort que leurs totems, mais le voir s'asseoir là fit interrompre toutes les conversations. Qunienka avait bien conscience de la tension qu'il venait de faire naître. Il posa sur la table le pot qu'il tenait à la main. Il fit un signe à Kalgar l'invitant à tendre son verre. Celui-ci n'osa pas refuser. Chan qui n'était pas loin se vit aussi inviter. Il s'approcha de Qunienka qui lui versa un peu du contenu de la cruche et se servit lui-même.
- Gro (Chez nous les forgerons sont honorés les jours de fêtes. Aujourd'hui c'est la fête, mon prince veut que notre tradition soit respectée).
Muoucht traduisit. La tension retomba.
- Puno (Buvons à la beauté du travail du métal.).
Qunienka vida son verre.
- Buvons au dieu dragon qui créa la première forge.
Kalgar vida son verre. La boisson était pétillante, un peu âpre, plus sucrée que du malch noir mais moins forte que la Sicha.
- Buvons à la paix, dit Chan avant de vider le sien.
Qunienka montra à nouveau la cruche. Kalgar et Chan tendirent leurs verres. Les autres échanges reprirent lentement, les négociations n'attendaient pas. Muoucht s'assit aussi. La conversation s'engagea sur le métier de forgeron, les armes, la manière de faire de belles armes, la nécessité d'un bon feu, de pierres qui brûlent...
Pendant ce temps Chountic affalé sur sa table ronflait.
Sealminc profitait de la fête des rencontres. Elle avait goûté le jus de lamboy. Cela lui avait plu. Elle avait repris un deuxième verre. Au troisième, elle était gaie et pensait à danser. Quand elle arriva sur la place près de la fontaine, elle entendit le groupe qui entamait le vieil air du bachkam enchanté. Les souvenirs affluèrent à sa mémoire. Combien de fois, elle avait rêvé sur cet air de trouver le maître charmant qui l'emmènerait dans sa maison où elle aurait régné pour le bonheur de tous. Elle voulut danser. Elle s'avança vers le centre de l'espace. Elle rencontra un regard. Elle tendit la main. Elle se retrouva à suivre la musique de tout son corps. La tête lui tournait un peu mais elle gardait le rythme.
Son corps se lova contre un autre corps qui ne dit pas non. Les pas succédaient aux pas et se rapprochaient de la grange voisine. La tête lui tournait trop, elle se laissa tomber sur le foin sans lâcher les bras qui la tenaient. Le reste fut comme dans ses rêves, douceurs et joies.
Qunienka était resté un bon moment dans la Maison Commune. Ses connaissances du travail du métal dépassaient la moyenne. Kalgar était content. Il allait pouvoir expérimenter le pouvoir des pierres qui brûlent. Il avait déjà des idées de ce qu'il pourrait faire, de comment il pourrait améliorer l'acier qu'il utilisait. Les outils seraient plus solides, mais les armes aussi. Kalgar n'avait aucune expérience de la guerre. Chaque fois qu'il avait participé aux patrouilles de défense de la ville, il avait lutté contre des malfaisants comme une meute de loups. Il avait vu les morts de la bataille et entendu les récits de Sstanch sur ses guerres. Ça ne lui donnait pas une expérience du combat. Il se rappelait sa première épée. Sstanch avait beaucoup ri en la voyant. Il avait conseillé Kalgar sur ce qui était nécessaire pour qu'elle soit efficace. Ce qui avait le plus étonné Sstanch, était que le forgeron avait bien compris et si la deuxième épée manquait d'équilibre, la troisième était un bel objet. Quand il avait vu Qunienka discuter avec Kalgar, Sstanch s'était rapproché doucement pour finir par se mêler à la conversation. Quand Qunienka s'était levé pour partir, il manquait d'assurance. Sstanch pensa qu'il ne valait guère mieux. Seul Kalgar semblait encore complètement lucide. Le milieu de la journée était passé quand Talmab amena de quoi manger. Ils parlèrent tous les trois tout en mangeant. Après le repas Sstanch qui tenait un peu mieux debout, décida d'aller faire un tour en ville. Kalgar, comme tous les chefs de maison, ne pouvait bouger de la Maison Commune. Il profita de l'arrivée d'un groupe de musiciens pour faire danser sa femme. L'air qu'ils jouaient était langoureux. Il la serra fort. Elle lui glissa à l'oreille que maintenant que la fête des rencontres était passée, ils pourraient peut-être donner un petit frère à leur fille. Kalgar tout à son bonheur, ne fit pas attention à Sealminc qui revenait vers Chountic. Celui-ci ronflait toujours. Elle le secoua.
- Vous devriez manger!
- Hum....
Elle le secoua un peu plus fort. Posant devant lui une écuelle avec le brouet de machpe qu'elle avait fait préparer.
- A boire ! dit-il en tapant son gobelet sur la table.
Elle lui servit du malch noir. Il le vida d'un trait.
- Encore !
- Vous ne croyez pas que cela suffit.
- Je suis le maître, alors à boire !
Chan regardait la scène en hochant la tête. Plus il vieillissait et plus il devenait acariâtre. Il pensa à Sealminc. Il se rappela la jeune femme joyeuse qu'il avait connue dans la maison de la femme du frère de sa femme. C'était une maison pauvre qui avait de mauvaises terres et les grottes de machpes les moins fertiles. C'était aussi une maison riche en enfants qu'il fallait placer. Le mariage de Sealminc avait permis, grâce à la dote payée par le futur, de faire vivre la famille, pas de devenir riche. Ce que ne savait pas Chan, c'est qu'elle avait parlé ou essayé de parler avec le chef de sa maison de naissance pour casser le mariage. Tout cela s'était fait par allusions et mots couverts. La réponse était simple, même si on avait voulu payer, on n'en avait pas les moyens. II fallait serrer les dents et faire son devoir.
Puis son attention fut attirée par la musique qui se jouait. Il fut nostalgique d'entendre cet air. Lui revint en mémoire son père qui avait toujours raconté comment il avait dansé sa première danse avec sa mère sur cette sérénade.
Dans la salle commune les négociations de mariage, ou d'apprentissage prenaient fin. Les premiers chefs de maison s'approchèrent du Maître de ville, le sortant de sa rêverie pour qu'il inscrive sur le mur ce qui venait de se conclure.
Natckin était sur un nuage. Il l'avait tenue dans ses bras. Il avait dansé avec elle. Elle l'avait entraîné dans la grange. Il n'arrivait pas à y croire. Les sorciers n'avaient pas de famille au sens habituel du terme. Le temple était leur famille. Ils ne prenaient pas femme, mais ne devaient pas pour autant être chastes. Il existait dans la ville des femmes réputées pour leur accueil. En général, les sorciers recouraient à leurs services. Veuves ou séparées, elles vivaient des cadeaux qu'on leur faisait. Si la violence contre elles était interdite, elles n'en étaient pas bien vues pour autant. Il existait quelques histoires de liaisons entre sorcier et habitante, mais le sentiment de réprobation était fort. Ces histoires servaient surtout de bases au conteur pour faire ses contes dramatiques. Lors de la fête des rencontres, les échanges plus ou moins furtifs étaient nombreux. Ils servaient surtout de soupape à la pression sociale. Natckin n'avait pas le sentiment d'avoir vécu cela. Il faut dire qu'il était amoureux d'elle depuis longtemps. Bien sûr la relation était impossible entre un maître sorcier et une femme de chef de maison. Jusque là rien ne s'était passé. Il avait toujours eu l'impression qu'elle le regardait autrement que les autres. Il se demandait si ce sentiment n'était pas le reflet de ce qu'il pensait. Il ne pouvait pas le voir sans la trouver belle. Il y avait toujours en lui la bouffée de regret que la vie soit ce qu'elle était et qu'ils n'aient jamais pu se rencontrer librement. Maintenant qu'il avait goûté aux plaisirs de son corps, son cœur était enflammé. Il était prêt à fuir avec elle, loin de son monstre de mari. Il lui faudrait la revoir. Il ne pouvait pas vivre sans cet espoir. Sa raison protestait. Il avait un rôle à jouer. On comptait sur lui et ses pouvoirs. D'un autre côté que serait la vie sans elle? Si Natckin était sur un nuage, c'était un nuage d'orage.
Quiloma avait fait quelques pas autour de la maison de la Solvette, en s'appuyant sur un de ses guerriers. Il voulait voir de ses yeux, les joueurs de musique et l'ambiance dans la ville. Il était rentré fatigué. La Solvette l'avait obligé au repos avant de lui donner à manger. Elle l'avait servi à table et s'était assise avec lui.
- Vautre faite est courieuse, dit Quiloma.
- Vre (Vous n'avez pas une fête semblable ?) répondit-elle.
- Tza (Il n'y a pas de laisser aller comme cela. J'ai vu des gens s'isoler en couple).
- Oui, personne ne dira rien car tout le monde peut profiter de la fête.
- Sat (N'y aura-t-il pas de punitions pour ces gens-là?).
- Non, nos règles l'interdisent.
- Vos règles sont courieuses.
Le repas continua en silence.
L'après-midi tira en longueur. Qunienka passa deux fois pour faire un rapport. Malgré le désordre extérieur, tout se passait bien. Il n'y avait eu que quelques cris d'hostilité à signaler.
- Parle, tu as quelque chose à dire, dit Quiloma.
- Oui, mon Prince, c'est au sujet des hommes.
- Que se passe-t-il ? Tu m'as dit qu'il n'y avait pas eu de gestes agressifs.
- Non, mon Prince, ce serait plutôt le contraire. De nombreux soldats ont bénéficié des faveurs des habitantes.
- Est-ce que cela a entraîné des troubles?
- Non, mon Prince, mais nos règles l'interdisent...
- Oui, mais pas celles de ce village. Ils n'ont pas fait de scandale, alors, nous allons faire comme si rien ne s'était passé d'anormal.
Quiloma vit sourire la Solvette qui passait derrière. Il était toujours étonné de sa compréhension de leurs paroles. Elle ne parlait pas vraiment leur langue mais avait le savoir. Cela le déstabilisait, dans son pays, les marabouts n'étaient que des hommes. Dans ce village, elle avait un rôle à part. Les sorciers ne semblaient pas l'aimer, mais les villageaois avaient besoin de son savoir.
Qunienka le quitta. Il annonça son passage le lendemain. Après son départ, le silence s'installa dans la maison. Les autres blessés ou malades étaient rentrés chez eux. Il n'y avait que le bruit du crépitement du feu. Quiloma sentit la fatigue arriver. Il était resté tendu toute la journée. Une fête peut toujours dégénérer. Maintenant que la nuit était tombée, il pouvait y avoir des ennuis mais pas de mouvements de grande ampleur. La cérémonie avait bien changé les choses. Il alla s'allonger et sombra bientôt dans un sommeil agité.
Quand il ouvrit les yeux, la Solvette était penchée sur lui, lui appliquant une compresse mouillée sur le front. Il lui prit les deux mains. Elle le regarda dans les yeux. Doucement il l'attira vers lui, elle ne résista pas. Quand leurs lèvres se touchèrent, il pensa que sa vie allait devenir compliquée.

mercredi 27 juin 2012


Le vent soufflait et ne semblait pas vouloir faiblir. Le conteur en était heureux. Quand le maître de ville lui avait annoncé qu'il dirait la légende du dragon, il s'était senti rempli d'importance. Le lendemain, il déchantait. Il y avait tellement longtemps qu'il ne l'avait pas racontée, qu'il ne s'en souvenait plus distinctement. Il se souvenait de son maître dans les hautes terres d'une autre vallée qui lui avait enseignée. Il se souvenait de l'importance qu'il accordait à cette geste.
- Ne l'oublie jamais, petit, elle pourra te sauver la vie.
Aujourd'hui c'est sa réputation qu'elle sauverait s'il s'en rappelait. Il décida d'aller faire un tour. Le soleil était revenu avec le vent. Tout le monde dans la ville préparait la fête. Lui seul la redoutait. Les guerriers blancs étaient devenus moins suspicieux depuis la cérémonie à la maison Andrysio. Le souvenir du totem dragon raviva ses craintes. Il marcha sans but. Il voulait juste trouver un coin tranquille à l'abri du vent pour essayer de se remémorer la geste du dragon.
Son vieux maître lui avait enseigné les mouvements-mémoire. Cette gestuation accompagnait les accords de son instrument et soutenait le récit. Elle servait aussi de support à sa mémoire. Il regretta encore une fois d'avoir laisser trop de temps passer sans faire les exercices propres à son art. Il reconnaissait que depuis qu'il était arrivé dans la ville, il se laissait un peu aller. Il y avait toujours un repas et du malch noir pour un bon conteur. Les gens d'ici étaient assez simples. Comme les enfants, ils voulaient entendre les mêmes histoires. C'était facile pour lui. Sa position de conteur lui avait valu les bonnes grâces du maître sorcier. Il lui avait fait récit des évènements propres à la ville. Il disait que les esprits lui avaient révélé qu'il ne fallait pas mettre tous ses souvenirs au même endroit et que c'est pour cela qu'il lui racontait ce qu'il lui racontait. Tout ne pouvait pas être dit, mais la majorité des récits lui permettait de faire un conte ou une légende propre à lui attirer les faveurs des habitants. Les vieux récits s'étaient ainsi affadis. Ne les gestuant plus, il les avait presque oubliés. Bien sûr, il connaissait les grandes lignes et les principaux évènements, mais il lui manquait tout ce qui rendait le récit crédible et vivant, tous ces détails sans lesquels un récit ne vaut pas mieux qu'un rapport militaire.
Avec ses raquettes, il marchait dans la neige fraîche. Des tourbillons de poudreuse lui fouettaient les jambes pendant qu'il avançait. Sstanch lui avait conseillé un chemin.
- Tu verras là-bas, tu seras à l'abri du vent. Tu pourras répéter sans rien dévoiler avant la fête.
S'il savait ! Il n'avait rien à dévoiler puisqu'il ne se souvenait plus. C'est en remuant ses pensées moroses qu'il arriva à la clairière que lui avait signalée Sstanch.
Effectivement le vent n'était plus qu'un murmure en ces lieux. Le soleil éclairait les pierres que la neige n'avait pas recouvertes.
- Voilà, un endroit idéal pour tenter de se souvenir, pensa-t-il.
Il accrocha son courdy à une branche. Il y faisait très attention. Il en était à son deuxième. Son premier courdy lui avait été donné par son maître. C'était un petit modèle. Il était toujours ému quand il repensait à cette période de découverte de la musique et du courdy. Il avait le don pour pincer les cordes. Il en tirait plus de sons que les autres. Une fois conteur confirmé, il avait fabriqué son courdy. Il y avait passé presque quatre saisons pour en faire l'instrument presque parfait qui l'accompagnait.
Il monta sur la grosse pierre noire qui occupait le centre de la clairière. Le soleil l'avait réchauffée. Elle n'était même pas froide. Sstanch avait raison, il serait bien ici pour répéter, car il allait répéter jusqu'à ce que tout revienne. Il allait commencer par des exercices de respiration. Comme lui disait son maître, le souffle est le maître de tout conteur quand il circule bien.
Le conteur s'assit au sommet le dos appuyé à un méplat. Il ferma les yeux et commença à respirer. Il se concentra sur le trajet de l'air, dans le nez, dans la gorge, dans la poitrine et jusque dans le ventre. Il respirait amplement et bruyamment. Il se sentit s'apaiser. Il allait pouvoir travailler.
- Voyons, comment commence l'histoire ?
- Par il était une fois ? Non ?
Il sursauta au son de cette voix. Il ouvrit les yeux et eut le bref sentiment qu'il voyait deux soleils. Il se frotta les yeux, mais l'image persistait. C'est alors qu'il remarqua les dents. Il sauta sur ses pieds et s'appuya sur la roche derrière lui, qui se mit à bouger. Il était sur le dos d'une bête énorme. Ce qu'il avait pris pour une roche était le dos du monstre.
- Tu es tout pâle, être debout. Tu ne te sens pas bien?
- Vous parlez !
- Tu es différent de Mandihi. Tes pensées n'ont pas la même odeur. Qui es-tu?
Tombant à genoux devant l'énorme gueule qui le surplombait; le conteur se mit à crier :
- Ne me mangez-pas ! Ne me mangez-pas !
Il aurait continué à supplier sans le rire qu'il entendit. Non seulement, il entendit la bête rire mais il dut s'accrocher à ce qu'il comprenait être ses écailles pour ne pas tomber, tellement ce rire secouait tout le grand corps sur lequel il était monté.
- Je ne voulais pas faire mal, je voulais juste retrouver la geste des dragons.
En entendant cela, la bête s'arrêta brusquement.
- Tu cherches la geste des dragons ?
- Oui, je l'ai sue mais ma mémoire me fait défaut.
- Alors regarde-moi, être debout.
Les yeux de la bête devinrent comme de l'or fondu. Le conteur ne pouvait s'empêcher de fixer ce regard qui le pénétrait. Le monde extérieur sembla disparaître...
Quand il se réveilla, le conteur se dit qu'il avait fait un rêve étrange. Un jeune dragon lui avait parlé, lui racontant toute la geste dont il avait besoin pour la fête des rencontres. Sstanch avait raison, cet endroit était très bien pour se remémorer les souvenirs. Maintenant, il se rappelait toute la légende des dragons. Il avait même l'impression d'en avoir touché un. Mais c'était sûrement dans son rêve. Il décida que la clairière devrait se nommer clairière du dragon. Il récupéra son courdy et décida de rentrer en ville. Le vent pouvait tomber, il était prêt.

lundi 25 juin 2012


Le vent s'était mis à souffler et ne semblait pas vouloir faiblir. L'ambiance en ville était électrique. Entre la fête des rencontres qui excitait petits et grands et les suites de la cérémonie de consécration qui venait d'avoir lieu, les gens n'arrêtaient pas de parler, de gloser, de réfléchir, de râler, de supputer, de prévoir ou de deviner ce que l'avenir réservait. Il n'y avait pas eu une telle effervescence depuis ... depuis si longtemps que personne n'en avait le souvenir.
Chountic ne décolérait pas. Non seulement, il ne s'était pas senti honoré à sa juste place, même si la cérémonie du spimjac avait commencé par lui, mais en plus il s'était entendu glorifier le roi dragon. Rinca en était lui physiquement malade. Une diarrhée verte ne le lâchait plus, lui déchirant le ventre de ses spasmes avant de le vider et de le laisser pantelant. Il n'avait que le temps de récupérer un peu avant que cela recommence. Le seul avantage, il n'avait pas à penser à ses morts et à ses paroles de soumission aux étrangers.
Kalgar avait repris ses activités tranquillement. Son totem était le litmel, cet arbre presque aussi dur que le fer dont on faisait tous les manches d'outils ou de lances. Il avait vécu avec plus de tranquillité comme son totem, cette cérémonie. Il se demandait si cette cérémonie lui permettrait d'avoir des pierres qui brûlent. Il en avait parlé avec Talmab. Sa femme, toujours très pragmatique, avait soutenu la soumission aux étrangers et à leur dieu dragon. Il était le plus fort puisqu'il leur avait donné la victoire. Les sorciers eux-mêmes, le disaient. Leur avenir passait par là. En se soumettant, ils gagneraient. Alors autant accompagner le mouvement.
Chan ne savait pas quoi penser. Dans les jours qui avaient suivi la cérémonie, il avait senti que les étrangers étaient plus calmes, plus détendus. Il semblait y avoir moins de conflits. Était-ce provisoire, ou bien est-ce un nouveau climat relationnel? Le conseil des anciens avait beaucoup discuté mais avait fini par se ranger derrière l'opinion des sorciers. Si la paix revenait, on aurait peut-être la prospérité.
Sstanch qui bien qu'absent des représentants des totems de la cérémonie, avait suivi les évènements. Il avait vu arriver la cohorte des guerriers blancs qui lui avait interdit d'intervenir. Il avait vu ce couple étrange composé de Quiloma soutenu par la Solvette entrer dans la maison Andrysio. Il avait entendu comme les autres témoins les cris de soumission et de glorification. Ses rapports avec les soldats étrangers avaient changé. Avant ils le respectaient comme on respecte quelqu'un qui fait le même métier que vous, mais depuis la cérémonie, ils acceptaient de communiquer avec lui. Ils avaient même pour la première fois accepté qu'il s'entraîne avec ses hommes sur le même terrain qu'eux.
Bartone dans son cachot avait aussi senti le changement. On lui avait allongé ses chaînes de pieds et libéré les bras. Il ne savait toujours pas ce qu'on allait faire de lui, mais profitait de cet adoucissement de ses conditions de détention.
Quiloma avait fait un effort pour aller à la cérémonie. Il avait appris par Qunienka que les habitants allaient faire une grande réunion, ce qui dans son esprit voulait dire rébellion. Quiloma en avait parlé avec la Solvette. Ils en avaient parlé plusieurs fois avant que Quiloma ne comprenne vraiment ce qu'il se passait. Il était arrivé à la conclusion que l'intervention de ses soldats ce jour-là risquaient plus de déclencher une bataille rangée que de lui assurer la tranquillité. Il pensa qu'il valait mieux pour sa mission qu'il n'y ait pas de mort. La Solvette lui avait fait remarquer que c'était bien pensé mais un peu tard. La cérémonie débuterait à l'aube et son second ne viendrait que plus tard pour faire le rapport de son intervention. Quiloma avait décidé d'y aller. Il s'était mis debout, avait revêtu ses habits mais avait fait eu un vertige en arrivant à la porte. La Solvette qui ne l'avait pas quitté des yeux, l'avait rattrapé à temps. Les gardes devant la maison avaient été très heureux de voir leur prince sortir. Ils n'avaient pas osé intervenir quand ils avaient vu la maraboute soutenir leur prince. Ils les avaient escortés. Eux aussi pouvaient témoigner de l'accueil fait au prince par les villageois. Quelque chose avait eu lieu. Il y avait là un mystère et cette maison nécessitait une attention spéciale et beaucoup de respect.
Son retour chez la Solvette avait été moins glorieux. Deux guerriers avaient été nécessaires pour le porter sur son lit.
Kyll racontait son voyage de machpsapsa à ses compagnons. Avec force gestes, il expliquait comment il était arrivé juste au début de la cérémonie. Il leur décrivait les totems qui arrivaient et comment ceux-ci prenaient possession des porteurs de totem.
- C'est extraordinaire de voir l'esprit de l'ours descendre sur Chountic. Le corps de Chountic est devenu comme transparent. Je ne voyais que l'esprit puissant qui l'occupait. Pareillement pour les autres. Kalgar bougeait comme un arbre. Rinca hurlait comme un loup. Natckin a bien étudié son cercle. Je n'ai pas vu une fausse note. Ils étaient tous à leur place. Il ne restait que la place centrale. Je sentais bien qu'il l'avait réservé au grand totem. Je l'ai vu. Tasmi a raison. Il est merveilleux de majesté et de puissance. Il semblait flotter dans toute la pièce et il est venu se poser sur le prince des étrangers soutenu par la Solvette. Alors qu'elle aurait dû être repoussée quand le totem est descendu sur le prince, elle est restée en contact. Il y a là un mystère qu'il me faudra éclaircir. Le grand totem est leur dieu dragon. C'est évident. Il ne peut y avoir en ce monde deux choses aussi puissantes. Les esprits nous ont bien guidés. Sans eux nous aurions résisté et nous aurions disparu. A son service, nous allons devenir grands. Si nous ne faisons pas d'erreur.
Le conteur n'en revenait pas. Lui qui depuis tous ces hivers, se contentait de réciter les histoires banales, était sollicité pour dire la geste du dragon.
-Quand le vent tombera, tu la réciteras, lui avait dit le maître de ville. Tu ouvriras la fête des rencontres, afin que tous sachent ce qui est bon à faire ou à ne pas faire.

vendredi 22 juin 2012


Pour Natckin, c'était le grand jour. Il allait faire un rite qui n'avait pas été fait depuis des générations et des générations. Les gardiens des rouleaux avaient eu pour mission de préparer un nouveau rouleau. Un des gardiens avait pour mission de noter tout ce qui allait se passer pour pouvoir le transcrire.
Chountic écumait. Sa femme n'avait pas encore amené son habit cérémoniel et le jour allait se lever. Il alla tambouriner sur la porte.
- Dépêche-toi. Il faut que je sois à l'heure pour occuper ma place.
Sealminc apparut. Elle portait le lourd manteau de poils d'ours. Elle avait beaucoup travaillé pour le remettre en état et son visage en portait les traces. Elle avait peu dormi. Elle avait dû rapetasser beaucoup d'endroits et refaire toute la doublure. Les éléments porteurs d'énergie comme les dents et les griffes tenaient mal. Elle avait tout renforcé. Quand elle voyait son travail, elle se sentait fière.
Chountic lui arracha presque des mains.
- Enfin ! fut le seul mot qu'il prononça. Il lui tourna le dos et partit s'habiller.
Sealminc sentit sa gorge se serrer.
Quand Chountic arriva à la porte de la maison Andrysio, il s'aperçut qu'il n'était pas le premier. Il vit Rinca qui attendait avec son habit fait de peau de loup noir. Il arborait une mâchoire en pendentif. Il y avait aussi Canoambo représentant le tibur et Logéane avec son habit de charc. Chountic fit intérieurement la grimace, sans cette paresseuse de femme, il aurait été le premier. Il se dit qu'il se rattraperait une fois entré.
Les portes grincèrent en s'ouvrant. Les sorciers étaient à l'heure. Le disque solaire venait juste d'apparaître sur l'horizon. Ils découvrirent le maître sorcier au milieu du passage. Ce n'était pas celui qui avait disparu. Le maître de ville s'avança. Son habit était fait de plaques de bachkam.
- Nous sommes là ! dit-il d'une voix forte. Nous sommes tous là.
- Entrez, que chacun se place là où on l'attend.
Des disciples s'avancèrent. Ils firent signes aux uns et aux autres et les placèrent sur un cercle entourant l'autel et le bachkam premier. La procession avait été longuement préparée. Il ne fallait pas commettre d'impair. On ne pouvait pas placer certains totems à côté d'autres en raison de leur incompatibilité. Pire, on ne pouvait pas faire suivre le même chemin aux différents représentants. Pour que les esprits soient satisfaits, il ne fallait pas que les traces de certains totems coupent les traces d'autres totems.
Quand Natckin qui était resté à la porte tant que durait la procession d'entrée, arriva près de l'autel, il était satisfait. Tout s'était bien passé. Il n'y avait pas eu de possession anormale. Aucun totem ne s'était encore manifesté, preuve qu'il avait accompli correctement le début du rite. Toujours derrière lui, en grand habit, Tasmi se demandait un peu ce qu'il faisait à cette place alors que son rang hiérarchique était beaucoup plus bas.
Chountic avait mis le crâne d'ours sur sa tête, ce qui cachait son visage. On ne voyait pas son mécontentement. Il avait pensé qu'on mettrait les totems en rang et qu'il serait au premier. Le cercle ne lui allait pas. C'était mettre tout le monde sur le même pied. Il ne trouva pas cela juste.
Devant lui le maître sorcier, suivi par un second dans un habit semblable, commençait les incantations. Des torches étaient allumées. Le bois de clams dégageait son odeur et ses fumées. Le maître sorcier s'approcha de lui et brûla sous son nez du spimjac. Puis continua avec son voisin. Il fit ainsi le tour des cinquante totems. L'odeur du spimjac était entêtante. Chountic n'arrivait plus bien à penser. Des images de forêts lui apparaissaient. Il sentait ses bras devenir lourds mais puissants. Les incantations continuaient, reprise par un chœur caché dans la pénombre. L'ambiance était quasi hypnotique.
Rinca se balançait d'avant en arrière, des démangeaisons dans les membres. Il avait le désir de la course. Il ne put retenir un hululement. Ce fut comme un signe. De multiples cris, bruits, raclements se firent entendre. Natckin regarda l'assemblée. Les totems étaient maintenant là. La magie opérait. Les hommes ne bougeaient pas de leur place, gardant le cercle complet mais chacun exprimait sa nature totémique. Natckin se retourna vers l'autel et le bachkam premier.
Il disposa une bougie. La dernière qu'il leur restait. Sa flamme claire troua la pénombre. Il se retourna pour dire la formule consacrée. Il vit Tasmi. L'œil fixé sur la flamme de la bougie, il semblait commencer une transe.
Dans la cacophonie indescriptible qui régnait dans la maison Andrysio, une voix s'éleva claire et nette, ramenant le silence. Natckin reconnut la voix de Kyll.
- Il vient le grand totem. Accueillez-le!
Les deux grandes portes s'ouvrirent brutalement. Qunienka entouré de dix hommes, fit irruption dans la salle.
- TIVH SRANCT CRAVTO !
Natckin se retourna vers les arrivants. Les arcs étaient bandés et armés, dans la rue d'autres guerriers étaient prêts.
- A genoux ! cria-t-il.
Tous les totems s'agenouillèrent. Le mouvement surprit Qunienka. Il pensait avoir à faire à une rébellion et voilà qu'ils se prosternaient. Il y eut un moment de flottement.
Seul Tasmi resta debout.
- Graph ta cron (Gloire au dragon) ! Gloire au Dragon et à son totem ! hurla-t-il.
Qunienka regardait Tasmi qui parlait dans sa langue rendant gloire au dieu dragon. Il fut encore plus déstabilisé quand toute l'assemblée reprit la proclamation. Les guerriers blancs baissèrent leurs arcs. Ils ne savaient plus quoi faire.
- PRICT QUILOMA !
Le cri bien connu annonçant leur prince fit s'agenouiller tous les soldats.
Quand Quiloma entra soutenu par la Solvette, la scène était surréaliste, cinquante personnes revêtues des habits totémiques les plus divers se prosternaient en répétant : « Graph ta cron ! Graph ta cron ! ».
Les soldats genoux à terre rendaient hommage à leur prince. Dans la pénombre, on entendait le chœur des sorciers moduler : « Gloire au Dragon et à son totem! ».
Natckin était face contre terre. Seul Tasmi était debout, tournant sur lui-même en faisant flotter sa robe de cérémonie autour de lui.
Quand Quiloma arriva devant lui, il se laissa tomber devant lui : « Que ton maître soit béni, lui qui est notre maître ! Gloire au dieu Dragon et à son serviteur ! ».

samedi 16 juin 2012


Quiloma reprenait des forces de jour en jour. La Solvette le voyait s'asseoir plus souvent et même se mettre debout. Qunienka restait plus longtemps. Il n'appréciait toujours pas de laisser son prince sans une protection rapprochée dans la maison même de la Solvette et le disait à chacune de ses visites. Quiloma répondait invariablement en disant qu'il était l'hôte de la marabout et qu'on ne peut aller contre la volonté d'un marabout. Quand son second partait, Quiloma se recouchait. Il fatiguait encore très vite. La Solvette invariablement lui apportait une tisane.
- Elle a mauvais goûte !
Quiloma l'avait suprise en utilisant sa langue. La Solvette lui répondit :
- Qcar (Elle fait du bien).
Ils avaient ri de bon cœur de leurs accents épouvantables mais avaient continué à discuter dans ce sabir fait du mélange des deux langues. La Solvette avait un avantage sur Quiloma, elle le comprenait même quand il parlait dans sa langue natale.
La maison de la Solvette se vidait doucement. Les blessés et malades pouvaient rentrer chez eux. Chan était passé pour une douleur dans le pied. La Solvette lui avait donné le mélange de plantes qui va bien et lui avait rappelé que le malch noir ne faisait pas que du bien. C'est par lui qu'elle avait appris la cérémonie prochaine de consécration d'un nouveau temple dans ce qui était la maison Andrysio ainsi que la date de la fête des rencontres. Comme d'habitude, elle n'était pas invitée. Il y avait entre les sorciers et elle une rivalité qui durait depuis des générations. La mère de la mère de sa mère avait laissé des récits qu'elle avait entendus quand elle était encore enfant. Un certain équilibre existait cependant. Si on avait besoin des esprits pour savoir comment se comporter dans l'avenir et pour le bien de tous, on avait besoin d'elle et de ses soins pour les accidents et les maladies. Le vieux maître sorcier qui venait de mourir la méprisait ouvertement et souhaitait tout aussi ouvertement de la voir morte. Kyll qu'elle avait soigné alors qu'il n'était qu'un bébé, semblait plus doux et n'avait jamais pris position ouvertement. Maintenant qu'il était maître sorcier, peut-être allait-il dire autrement. Quant à Natckin, c'était un ambitieux dont le monde venait de s'effondrer à l'arrivée des étrangers. Sans qu'elle sache pourquoi mais eux l'avait respectée à la première manifestation de son pouvoir sur le monde. Elle avait interrogé Quiloma sur ce sujet. Elle avait ainsi appris l'existence de marabouts là-bas dans le monde froid qui s'étendait au-delà des montagnes. Mais son vocabulaire limité et sa connaissance limitée de cet aspect de son univers, avait laissé la Solvette sur sa faim. Peut-être existait-il une confrérie ou des gens comme elle? Elle aurait aimé avoir des échanges avec des personnes vivant des expériences semblables.
- Quai que sait?
La solvette souria en entendant Quiloma.
- KKre (quand vous avez pris le temple des sorciers, les rites n'ont pas eu lieu. La vie de la ville est menacée).
Quiloma souria aussi en entendant les efforts de La Solvette pour utiliser sa langue. Ils tentèrent de se faire comprendre l'un à l'autre les rites qui avaient de l'importance. Quiloma expliqua comment dans son monde le dieu était un dragon géant et que les rites tournaient autour de cela. Il trouvait que le commerce avec les esprits, était contre nature et que seul le dieu Dragon méritait des rites.

mercredi 13 juin 2012


Chountic se rengorgea. Le maître de ville venait de lui annoncer qu'il devait être présent pour la consécration du temple dans la maison Andrysio, présent avec son totem.
- Tu vois, dit-il à Sealminc, quand il y a des choses importantes, on vient me chercher ! L'ours, mon totem est le plus fort des animaux. Je serai au premier rang.
Sealminc l'écouta la tête basse. La seule bonne nouvelle est que la fête des rencontres aurait bien lieu. Elle pensa qu'elle allait entendre cette histoire en boucle jusqu'à la cérémonie. Chountic aimait plus encore les honneurs que la richesse. Voilà qui l'arrangeait bien. Elle ne serait pas obligée de chercher un sujet pour le contenter, pour préserver sa tranquillité. Avec ce que venait de lui dire Chan, il allait se raconter des histoires tout seul, tordre la vérité pour la faire coller à ses rêves.
- Il faut me retrouver mon habit cérémoniel.
Sealminc tout à ses pensées, fit l'erreur de ne pas répondre assez vite. Chountic la bouscula :
- Mon habit ! Vite, au lieu de rêvasser à je ne sais pas quoi. On honore ton époux et tu ne réagis pas. Mais qu'est-ce que j'ai fait aux esprits pour avoir une empotée pareille !
Sealminc fila. Elle n'avait jamais vu ce vêtement. Elle courut jusqu'à la chambre. Derrière dans un couloir entre deux murs, étaient rangés toutes sortes d'habits que Chountic ne mettaient plus mais dont on ne pouvait se débarrasser. Un habit totémique devait avoir certaines caractéristiques. Elle savait que le totem de Chountic était l'ours. Elle pensait régulièrement que s'il en avait la force, il en avait aussi le caractère. A la faible lueur de sa bougie, elle écartait les affaires empilées. Elle ne le trouva pas rapidement. Plus cela allait et plus elle s'énervait. La peur que Chountic vienne voir ce qu'elle faisait, entra en elle, la rendant encore plus malhabile. Soudain l'espoir revint. Elle avait senti une griffe. Elle tira dessus. Elle entendit la déchirure se faire. Elle se maudit de sa fébrilité. Enfonçant à nouveau ses mains dans le tas des habits, elle trouva une autre griffe. Elle ne refit pas la même erreur. Elle bouscula le tas pour en extraire ce qui l'intéressait. Elle ramena sa découverte dans la chambre. Malgré la neige qui tombait, la lumière était assez bonne pour qu'elle voie ce qu'elle avait posé sur la paillasse. C'était un manteau en peau d'ours bien-sûr, sur lequel étaient cousues griffes et dents. Il était en mauvais état. Jamais porté, jamais entretenu, il avait beaucoup souffert de son oubli sous une pile de vieilles loques. Avec précaution elle le souleva et partit vers la grande salle. Quand elle y arriva, Chountic pérorait tout seul. En s'approchant, elle vit le pot de malch noir. Elle ne s'étonna plus de le voir comme cela.
- Voici l'habit.
Il se retourna, l'œil déjà trouble. Comme il ne répondait rien, elle se dépêcha d'enchaîner.
- Il a quelques accros en raison de son stockage. Je vais aller le réparer. Si vous le voulez pour la cérémonie, ne me dérangez sous aucun prétexte.
Avant qu'il n'ait le temps de dire quoi que ce soit, elle était partie, heureuse. Avec ce qu'elle venait de dire, elle aurait la paix pendant les jours qui venaient. Jamais il n'oserait venir, il aurait trop peur qu'elle ne lui donne pas un habit conforme pour la cérémonie. Elle s'enferma dans la partie réservée aux femmes. Bien sûr, elle allait devoir travailler beaucoup pour remettre cet habit en état mais elle ne le subirait pas pendant tout ce temps.

lundi 11 juin 2012


L'excitation monta de plusieurs crans dans la ville. La fête des rencontres allait avoir lieu. C'était le sujet de toutes les conversations. Il fallait préparer les habits de fête, les provisions, les décorations, la musique. Les sorciers n'avaient pas donné une date fixe mais un moment. De mémoire d'homme, on n'avait jamais entendu cela. Vraiment, on vivait des jours pas ordinaires. Il y eut un défilé à la maison Andrysio. Chacun venait essayant de soutirer quelques renseignements supplémentaires. Le portier ne savait pas quoi répondre. Nactkin prit une décision qui bouleversa encore un peu plus chacun. Il fit savoir que le premier jour du vent, il fallait un représentant de chaque maison pour le rite de consécration du lieu.
- Mais on n'aura jamais la place de mettre tout le monde!
- Peut-être mais le rouleau est clair. Il faut que chacun soit représenté. Prévenez le Chef de ville qu'il fasse le tour des clans et qu'il fasse au mieux.
Chan ne fut pas content de l'initiative du maître sorcier. Il ne se voyait pas refuser. Il ne pouvait pas se passer de l'aide des esprits. Il avait l'impression qu'il avait essayé au début de cette histoire de se passer de leurs conseils et que cela avait mal tourné. Il se sentait coupable, en partie seulement, mais coupable de ce qui arrivait à la ville. Il se rendit à la maison commune. Sur le mur en pisé, un enduit avait été posé. On gravait dessus depuis des générations les alliances des uns et des autres. Il étudia longtemps les différents schémas. La mémoire de la ville remontait sur bien des générations mais pas jusqu'à la fondation. On notait là chaque année après la fête des rencontres, les nouvelles alliances. Armé de sa lampe à huile, il suivait du doigt les passages d'une génération à l'autre. Chaque clan, chaque famille, était symbolisé par son totem. En suivant chaque symbole, il obtenait une ligne, donc un représentant. Les lignes se croisaient, s'entrecroisaient. Il fallait bien lors des alliances choisir quel était le totem des enfants devenus grands. Les Sorciers faisaient alors un rite et envoyaient les enfants pour le voyage initiatique à l'issue duquel, ils découvriraient qui était leur totem. Autour de lui le conseil des anciens donnait son avis. La maison Andrysio était plus petite que le temple et il fallait faire des choix sans oublier un clan ou un totem. Il fallut deux jours au conseil pour faire la liste de ceux qui devaient être là. Il restait pourtant deux points d'interrogation. Bartone ne pourrait pas venir et il manquerait la maison d'Andrysio. La deuxième question concernait les étrangers. Ils étaient présents dans la ville. Devait-on les inclure ou pas dans la cérémonie? Chan vint discuter de ces deux points épineux avec Natckin.
Ce dernier balaya le problème de Bartone d'un revers de la main. Le clan Andrysio avait eu de nombreux croisements et leur totem était bien représenté. Rinca ferait l'affaire. Son totem représenterait les deux maisons. La question d'une présence des étrangers au rite ne put être tranchée. Ils n'étaient pas les bienvenus mais ils étaient là. La position des esprits n'était pas claire. Natckin répondit à Chan :
- J'en référerai au Maître sorcier. En attendant prévenez ce groupe de cinquante d'être là quand la neige cessera de tomber, au lever du jour.
Chan se retira. Natckin rentra dans la maison Andrysio. Il était perplexe. Il ne savait pas comment contacter Kyll. Il ne pouvait pas faire un rite avant la grande cérémonie de consécration. La question resterait sans réponse, à moins,..., à moins que Tasmi ne serve de relais. C'était une bonne idée. Mais comment faire que pour que Tasmi contacte Kyll ?
- Vous semblez préoccupé, Maître.
- Oui, Tasmi. J'aimerais que tu contactes le Maître Sorcier. Nous allons nous mettre en méditation pour réfléchir à cela.
Tonlen qui avait besoin d'instructions, les trouva faisant face au bachkam. Les deux sorciers étaient assis en tailleur, semblant fixer l'écorce de l'arbre. Il toussota pour attirer l'attention. Natckin se lava en faisant signe à Tasmi de ne pas bouger.
- Quelque chose ne va pas, Maître Natckin, voilà un bon moment que je vous cherche.
Natckin lui expliqua à voix basse ce qui se passait. Tonlen hocha de la tête gravement.
- Ne soyez pas dans l'inquiétude, Maître Natckin. Le Maître Sorcier sait. Il fera ce qui est nécessaire. Lui peut faire les rites qui nous sont interdits.
Curieusement, cette réponse qui ne disait rien, le rassura. Il n'était pas en charge de la responsabilité de tout. Il écouta les demandes de Tonlen. La réception de laïcs demandait beaucoup d'efforts. Les totems devaient être particulièrement honorés. Tonlen hésitait sur l'ordre de la préséance. La discussion entre la position des uns et des autres s'éternisait. Tasmi toujours assis en tailleur, méditait en contemplant l'écorce. Son esprit vagabondait passant de l'écorce de l'arbre à celle des choses. Dans le cours des paroles qui frappaient ses oreilles, il entendait les noms des totems : tibur, loup, clachs, jako... Bientôt il les vit comme s'ils dansaient devant lui. Il suivit la ronde des yeux. Il vit comment ils s'organisaient. La discussion des deux maîtres était inutile. Il voyait nettement comment les organiser. Il voulut sortir de sa transe pour leur donner la bonne nouvelle quand un être gigantesque les couvrit de son ombre et s'installa comme le maître des maîtres. Il n'avait jamais vu d'animal aussi beau, aussi grand, aussi puissant. Il le vit se poser, ouvrir la gueule et cracher le feu. Instinctivement, il se jeta en arrière en fermant les yeux et en criant.
Quand il rouvrit les yeux, Natckin et Tonlen le tenaient. Il tremblait de tous ses membres
- Qu'est-ce qui se passe, Tasmi ?
- Je les ai vus, je les ai vus !
- De qui parles-tu?
- Les totems, j'ai vu la ronde des totems.
- Peux-tu la décrire?
- J'ai vu aussi le maître des maîtres des totems.
- Parle ! Comment est-il ?
- Énorme, comme un charc noir mais gros comme la montagne, avec des dents comme des épées et des écailles comme les haches de Kalgar. Il a ouvert sa gueule et le feu en est sorti. Alors j'ai crié.
L'interrogatoire continua un moment, mais Tasmi ne semblait pas pouvoir en dire plus. En revanche, il sut donner l'ordre de la ronde des totems.
Natckin avait donné l'ordre qu'on serve du malch noir à Tasmi pour le remettre de ses émotions. Pendant que Tasmi finissait de trembler, Tonlen et lui discutaient du maître des maîtres.
- Les vieilles légendes renaîtraient-elles?
- En tout cas, Maître officiant, cela fait deux fois qu'on entend parler de ces animaux gros comme des montagnes, les gragomes
- Plutôt dragon selon les paroles du conteur. En tout cas la puissance de ce totem dépasse celle des autres. Qui peut être son représentant ?
- Les étrangers peut-être?
- Peut-être. En tout cas, cela veut dire qu'il faut laisser la place d'honneur vide. On ne peut pas courir le risque de mal recevoir un tel totem.
- Voilà qui est bien parlé !
Les deux sorciers se retournèrent, surpris en entendant cette voix. Tasmi se tenait debout à côté d'eux.
- Je l'ai vu, on ne peut le mécontenter. Son regard est extraordinaire. Si je n'étais pas sorcier, je me mettrais à son service.
- Repose-toi, Tasmi. Cette vision a été une épreuve.

vendredi 8 juin 2012


Dans la maison Andrysio, l'activité avait retrouvé son niveau d'avant les évènements. Pour le moment, certains disaient : « avant l'arrivée » d'autres, « avant les extérieurs » mais tout le monde ou presque parlait d'avant et de maintenant. Kyll s'était remanifesté par Tasmi. La relation entre Kyll et Natckin s'était améliorée depuis que ce dernier avait compris que, jamais, il n'aurait le don des deux autres. Si Tasmi était une fenêtre ouverte dont on contrôlait mal l'ouverture, Kyll avait montré sa parfaite adéquation avec les esprits tutellaires. Même si tout ne tournait pas sans difficulté, tout le monde y mettait du sien. Leur rôle était de faire survivre la ville dans ce monde difficile. Natckin passait son temps à contempler le bachkam. Avoir devant lui, l'arbre qui avait supporté la première demeure de Hut le fondateur le menait dans des abîmes de réflexion. Tasmi comme toujours à proximité se collait contre le tronc et ne semblait plus bouger.
Pensant à haute voix, Natckin dit :
- Il faudrait recontruire l'espace sacré autour de ce bachkam.
D'une voix absente, Tasmi répondit :
- Hut avait fait l'autel face à la montagne.
Natckin dressa l'oreille en l'entendant. Il s'approcha de Tasmi. Celui-ci avait le dos collé contre le tronc et les bras étalés suivaient la courbure de la surface. Il avait les yeux mi-clos et semblait absent. Natckin le regarda. Il devait être du bon côté du tronc. Tasmi l'étonnait toujours. Entre le bachkam premier et son voyant de disciple, il était béni par les esprits de la ville. Il avait la marche à suivre et quand il doutait, il avait toujours la possibilité de faire un rite de divination avec Tasmi.
Ils avaient sauvé des flammes, des morceaux de bachkam. Ils seraient les bienvenus pour refaire un autel sacrificiel. Ils n'avaient plus d'herbes odorantes mais dans le rouleau, Hut le Fondateur décrivait comment il avait essayé plusieurs plantes avant de trouver la bonne combinaison. Il avait même essayé le spimjac et cela avait fonctionné. Natckin ne doutait pas d'en trouver chez quelqu'un. Au pire, il pourrait toujours demander à la Solvette.
D'avoir un but concret facilitait la vie de Natckin, il se posait moins de questions, il agissait. Il rentra dans la maison et prépara des équipes pour faire l'autel et les limites du lieu sacré. Il avait remarqué qu'on ne voyait pas les racines de l'arbre. Il décida de faire creuser autour. Il retrouverait ainsi la disposition du temple avec une partie basse où auraient lieu les rites et une partie haute pour que le maître officiant et ses disciples puissent se tenir.
Les sorciers de rang inférieur furent bien occupés pendant les jours qui suivirent à creuser. Une relative tranquillité régnait en ville. Quiloma n'était pas mort. Les nouvelles le donnaient en meilleure forme. Bartone semblait lui avoir rendu service. Ce dernier était vivant et traité relativement bien par les extérieurs d'après ce que Sstanch avait pu savoir auprès de Muoucht. Les Machpes donnaient et donnaient bien ce qui semblait éloigner le spectre de la faim. A Chan qui demandait l'avenir à Natckin, celui-ci avait répondu de regarder autour de lui. Les esprits avaient demandé la soumission aux extérieurs malgré ce que cela pouvait représenter pour les uns et les autres. Ils avaient suivi la voie tracée par les esprits, confirmée par le Maître Sorcier. Ils s'en portaient plutôt bien. La récolte confirmait cette impression. Chan aurait voulu savoir où était le Maître Sorcier mais Natckin lui laissa entendre que ce secret ne pouvait pas être divulgué.
Quand les racines du bachkam furent dégagées, Natckin fit arrêter les travaux. La terre avait été évacuée dehors et formait un tas sombre sur le blanc de la neige sur la petite place qui jouxtait la grange. Les extérieurs qui patrouillaient par là discutaient entre eux de cette agitation. Leurs commentaires étaient accompagnés de rires. Ils n'étaient pas intervenus. Certains jeunes sorciers rageaient de ce qu'ils prenaient pour des moqueries. D'autres plus âgés, regardaient cela avec indifférence.
- Maître Natckin, devons-nous construire l'autel?
- Non. Les esprits ne sont pas favorables. Il faudra répandre sur la terre et les racines du bachkam, la première neige qui va tomber. Il nous faut attendre.
L'attente dura jusqu'à ce que la lune soit pleine. A ce moment-là un vent venu de la plaine, se mit à pousser de lourds nuages noirs vers le col de l'homme mort. Les premières chutes arrivèrent le lendemain. Natckin avait donné l'ordre de mettre des couffins sur la terre nue pour recueillir cette neige cérémonielle. En une nuit, les cinq paniers furent pleins d'une neige lourde et collante. Les jeunes sorciers les ramenèrent au petit matin devant le bachkam. Sur les ordres de leur maître, ils répandirent toute cette neige sur les racines pendant que Natckin, Tonlen et quelques autres récitaient les mantras sacrés retrouvés dans le rouleau. Des bouquets de spimjac furent brûlés. L'odeur suave fit tourner bien des têtes. Tasmi en respira. Il tomba comme une masse, les bras en croix. Un disciple du maître officiant eut juste le temps de le rattraper. Il l'allongea par terre. Tasmi eut quelques mouvements convulsifs, bava un peu et s'agita. Quand il parla, le disciple du maître officiant sursauta.
- A vous mes disciples, je dis vous faites bien...
Natckin et Tonlen se retournèrent immédiatement. Ils se mirent autour de Tasmi couché par terre.
- ... La neige va tomber pendant dix jours. Puis viendra le vent de la montagne. Quand il cessera, alors sera venu le moment de la fête des rencontres.
Après un dernier soubresaut, Tasmi s'immobilisa. Quelqu'un le secoua un peu sans entraîner de réaction.
- Est-il mort ?
- Non, dit le maître officiant, il a été possédé par le Maître Sorcier.
- Il nous a donné la marche à suivre, dit Natckin. Allons, le travail nous attend. Dans dix jours je ferai le premier rite sur l'autel, puis nous enchaînerons avec les rites préparatoires de la fête des rencontres. Qu'on prévienne tout le monde. Quand le vent des montagnes tombera, monteront les feux de la fête.

mercredi 6 juin 2012


Sealminc préparait les machpes. Elle maugréait tout en faisant son travail. Chountic était encore parti traficoter avec les extérieurs. Il lui faisait peur. Il avait échangé des machpes et de la nourriture contre du métal précieux. La viande de clach avait été très appréciée et les extérieurs avaient payé ce qu'ils achetaient, avec des éclats d'or... La première fois, quand elle avait ouvert à la patrouille, elle avait fait un bond en arrière. Elle avait cru sa dernière heure arrivée. Avec leur curieux accent, ils avaient demandé après Chountic. Avant qu'elle n'ait pu répondre, il était arrivé et avait emmené les extérieurs vers la grange. Il était revenu quelques temps plus tard, le visage très satisfait. Elle lui avait exprimé avec force son refus de voir ces gens-là ici, sans lui parler de sa peur. Il lui avait répondu sur un ton plus violent qu'elle n'avait qu'à la fermer, qu'il était le chef de sa maison et qu'il faisait ce qu'il voulait. Brtanef s'était mis à pleurer. Sealminc avait rompu la discussion pour aller s'en occuper et Chountic était parti vers les grottes à Machpes pour préparer la suite. Sealminc repensait à sa vie. Elle avait suivi les désirs de sa maison et s'était retrouvée alliée à un vieil homme. Sa maison était contente, l'alliance avait été fructueuse. Le cadeau de Chountic avait été très conséquent. Elle avait le droit de partir comme à chaque fête de la rencontre mais sa maison devrait rendre le cadeau et elle n'était pas assez riche. Elle avait vu ceux de son clan survivre grâce à ce qu'elle leur avait rapporté, juste survivre. Elle ne pourrait jamais quitter le Chountic sans mettre les siens en danger. Brtanef, comme toujours quand elle le prenait, s'arrêtait de pleurer. Il la regardait avec le même sérieux que le premier jour. Sealminc se demandait toujours ce qui occupait cette petite tête. Elle se mit à nourrir Brtanef. Avec le printemps, il recevrait un autre nom. N'étant plus dépendant d'elle, il ne serait plus le même. Un autre nom lui serait alors nécessaire. Elle-même avait changé plusieurs fois de nom, mais avait toujours gardé à peu près la même sonorité. Son nom actuel évoquait l'écoulement sa chevelure brune quand, jeune fille aux rêves fleuris, elle dénouait sa coiffe. C'est ce qui l'avait fait remarquer par Chountic. Son nom à lui évoquait bien, pensa-t-elle, toute sa sécheresse.
Chountic hurlait à son habitude, sur ses ouvriers. Il haïssait ces bons à rien qui ne lui rapportaient jamais assez. Il se félicita d'avoir eu l'idée de vendre des denrées aux extérieurs. Ils les haïssaient encore plus que ses ouvriers, mais eux au moins, ils avaient du métal précieux. L'image de Brtanef lui vint à l'esprit. Il n'aimait pas penser à lui. Cet enfant qui vous regardait comme s'il comprenait tout, le mettait mal à l'aise. Mais pour le printemps, il fallait le renommer. Il avait encore le temps d'y réfléchir et puis, ces feignants de sorciers lui souffleraient bien une idée. Il repensa à l'étrangeté de la situation. Il avait vu Brtanef diminuer et avait espéré sa mort. Cette femme était trop chétive et ne se donnait pas avec assez de soumission pour faire un descendant correct. Elle se retenait trop. La solution aurait été de changer lors de la fête des rencontres mais pas tant que l'enfant vivait. Il avait cru en sa chance lors de la mort du bébé. Et puis ce nouveau Brtanef était arrivé. Il avait cru un instant qu'il remplacerait avantageusement le rejeton chétif qui était parti, mais non. S'il était physiquement assez fort pour résister à l'exposition sous la pierre qui bouge, il était aussi un étrange étranger.
Il se posa encore une fois la question de ce qu'il avait bien pu faire pour mériter une telle suite de coups du sort. L'arrivée d'un de ses ouvriers l'obligea à se concentrer sur l'instant présent. S'il voulait devenir le fournisseur attitré des extérieurs, il fallait qu'il s'active. D'un côté, il pensait comme Rinca que le mieux aurait été de les faire disparaître, mais il était beaucoup plus lucide. Ils étaient trop forts pour eux. Les évènements l'avaient conforté dans son opinion. Comme on ne pouvait s'en débarrasser, il valait mieux faire avec et en profiter. Les autres rentraient toujours en conflit avec eux. Les extérieurs prenaient alors par la force. Il y avait des blessés, des mécontents. Lors de la première rencontre, il avait tenu un autre discours en disant qu'il n'était pas contre de leur fournir des denrées mais pas pour rien. Il avait appuyé son discours d'un don de viande de clach boucanée par ses soins. Cela avait plu au chef de la patrouille et encore mieux, la viande avait plu aux chefs des extérieurs. Quand ils étaient revenus, ils étaient demandeurs. Ils lui avaient proposé de l'or. Chountic s'était retenu pour ne pas se jeter dessus. Muoucht était là. Pour une fois tout le monde s'était assis et avait négocié. Chountic s'était engagé à fournir des machpes pour pas grand chose mais avait obtenu plus qu'il n'espérait pour faire de la viande de clach boucanée. Pour le moment et contrairement à ce qu'il leur avait dit, il vivait sur ses stocks. Mais déjà des chasseurs étaient partis et les premières bêtes arrivaient. Bien sûr, les autres maisons allaient le critiquer, mais surtout, elles allaient l'envier pour sa richesse.

dimanche 3 juin 2012


Natckin s'était opposé à toute transformation de la grange de la maison Andrysio. Le fourrage avait été réparti en grande partie vers les autres maisons pour faire de la place. Sur des murets de pierre de solides poutres formaient l'ossature du toit. Elle rejoignait les poutres maîtresses, elles-mêmes posées sur de véritables troncs d'arbres dessinant une ligne de colonnes sombres au centre de la pièce. Ne restait que les provisions sèches pour la maisonnée. Les sorciers furent heureux de les récupérer ayant tout perdu avec la confiscation du Temple. Tonlen était d'avis de transformer la pièce avec ce qu'ils avaient récupéré du brasier. Natckin avait refusé. Si le rouleau était resté aussi longtemps là sans que les esprits interrogés de maintes fois par l'ancien Maître Sorcier, n'aient pu répondre, c'est en raison des forces propres de cette maison. La fierté des Andrysio était de pouvoir dire qu'ils étaient la première famille à être venu s'installer quand Hut eut fondé la ville. Et comme aucune descendance n'était connue à Hut, ce sont, les Andrysio qui étaient les plus anciens et donc les plus respectables de cette ville. Si personne ne contestait sérieusement cette antériorité probable, nombreux étaient ceux qui trouvaient que cela ne donnait pas plus de privilège à la maison d'Andrysio. Natckin s'interrogeait sur les forces en présence. Le rouleau n'avait pas été retrouvé avant la fin des Andrysio. Certains esprits chagrins susurraient même que si Bartone était ainsi mal traité, c'était parce qu'il n'était pas un vrai Andrysio et qu'au cours de la fête de la rencontre de cette année-là, sa mère avant de se donner au fils Andrysio s'était beaucoup donnée...Les bruits disaient-ils vrai? Avant le massacre le rouleau était invisible du monde des esprits, après le massacre et bien que Bartone soit encore vivant, Kyll avait pu le repérer. Natckin trouvait cela étrange. Il en tirait la conclusion que cette maison, ce lieu avait quelque chose de particulier.
Natckin se tenait près de la seule ouverture qui donnait de la lumière. C'est-à-dire la porte. Composée de deux grands vantaux, eux-mêmes divisés en trois. Il n'avait fait ouvrir que la partie haute pour éviter les regards des passants. Tasmi comme toujours était à moins de trois pas de lui. Tonlen en tant que maître officiant se tenait avec ses acolytes un peu en retrait sur la gauche dans l'ombre. Trois autres maîtres sorciers faisaient face à Natckin. Le reste de la communauté faisait l'exercice du Rrrôô. Natckin fit les invocations, les trois autres répondirent. Tasmi ouvrait des yeux de plus en plus ronds. Ils brûlèrent quelques herbes odoriférantes, les dernières qui leur restaient. Disant les formules consacrées, Natckin, défit en douceur les protections qui recouvraient le rouleau. Il n'avait manifestement pas souffert de son séjour sous terre. Les écorces étaient souples. Une odeur douce et prenante s'en dégagea. Du bois de bachkam ! Voilà une explication de la résistance de ce rouleau. Bien qu'elle soit souple, l'écorce de bachkam n'était plus utilisée pour les rouleaux. Trop rare, il n'y avait pas dix bachkam dans les forêts autour de la ville et encore en acceptant de faire deux jours de marche, trop difficile à peindre, il fallait les préparer pour recevoir les colorants, c'était long et difficile à faire. Depuis des générations, les sorciers avaient préféré l'écorce de stinmyam. Très souple, elle se roulait facilement, se peignait sans difficulté. Le seul inconvénient connu était sa fragilité dès qu'elle devenait trop sèche. Si ce malheur arrivait, elle devenait cassante comme de la glace de printemps. Il fallait alors réécrire le rouleau. Ce qui occupait plusieurs personnes pendant plusieurs saisons pour ne pas faire d'erreur.
Avec des gestes d'une infinie lenteur, il déroula le début du rouleau. Vu le graphisme, il était vieux. On ne dessinait plus comme cela maintenant. S'il avait toujours du mal avec le monde des esprits, il était par contre très fier de son savoir en graphes sacrés. Il apprécia le tracé, la tenue du pinceau ou de la plume, plutôt une plume d'ailleurs. Les couleurs restaient vives sur le bachkam ce qui facilitait la lecture. Il en déroula un peu plus de façon à voir toute la première séquence. Il poussa un cri de surprise. Il avait dans les mains le rouleau primordial, celui que Hut le fondateur avait lui-même écrit. Le vieux Maître Sorcier avait toujours refusé de dire quel rouleau avait disparu. Les gardiens des rouleaux, dont le rôle était de garder les écorces souples en humidifiant juste ce qu'il fallait la pièce, ne savaient pas ce que contenait le rouleau qui avait disparu. Ils savaient juste que l'emballage datait de cinq générations. Natckin comprenait mieux pourquoi le Maître Sorcier avait gardé le silence. Si cela s'était su, le scandale aurait été très grand et la perte de confiance dans le Temple considérable. Lentement il commença le décryptage :
- Moi, Hut venant de la grande plaine ravagée par les guerres et la famine, fonde ici, en cette vallée retirée un lieu loin des passions pour qu'il soit havre de paix.
Tous les participants retinrent leur souffle. Eux aussi avaient compris. Le rouleau primordial contenait le récit de la fondation de la ville et des premiers rites. Avant de continuer, ils chantèrent le chant des louanges de Hut. Natckin reprit le déchiffrage. Dans la première séquence Hut racontait son choix d'une vallée retirée. Il avait construit sa maison autour d'un bachkam. Son tronc puissant et ses branches basses avaient été le lieu idéal pour y construire une habitation. Au sol, il y avait mis les quelques animaux qu'il avait amenés. Sur les premières branches, il avait fixé un plancher et y avait fait sa maison proprement dite. Il avait vécu ainsi une période longue de deux hivers. Si au premier hiver, il avait perdu beaucoup de bêtes à cause du froid et du manque de nourriture, le deuxième hiver l'avait trouvé mieux préparé. Il avait découvert la première grotte et les machpes. Dans ce deuxième hiver était arrivé deux hommes. Ils étaient arrivés le jour où la lumière du soleil arrivait quand la lumière de la lune disparaissait. Ils avaient fait la fête pour cette rencontre. Natckin découvrait les graphes qui racontaient la naissance de la fête des rencontres. Il pensa que cette année la rencontre avait été mauvaise avec l'arrivée de ces extérieurs. Poursuivant sa lecture, il déroula encore un peu les écorces. Il découvrit comment les trois hommes avaient utilisé le bachkam pour y habiter. Le premier s'appelait Andris. Il fuyait aussi la guerre de la plaine. Sur son chemin, il avait croisé l'aveugle qui voyait les esprits. Grâce à lui et à ses voyances, ils avaient évité quelques mauvaises rencontres et surtout ils avaient eu la vision du bachkam et de ce qu'il pourrait leur apporter. Si Andris s'était révélé un maître dans la culture des machpes, l'aveugle qui voyait les esprits leur avait donné de précieux conseils. C'est ainsi qu'ils avaient creusé là où il fallait pour découvrir le début du réseau de grottes qu'ils utilisaient aujourd'hui. Deux longues saisons passèrent avant que Andris ne reparte vers la vallée. Hut le fondateur resta seul avec l'aveugle qui voyait les esprits. Ce dernier avait entrepris d'éduquer Hut le fondateur. Le court printemps et l'été furent des moments privilégiés pour cet apprentissage. Si l'aveugle voyait les esprits naturellement, Hut le fondateur n'y arrivait pas. Ils cherchèrent alors des herbes et des plantes pour les aider. Mais, et là Natckin articula distinctement, jamais elles ne sont nécessaires si un voyant est là. Il pensa à Tasmi et surtout à Kyll si sensibles au monde des esprits qu'ils continuaient leur mission en l'absence du Temple.
Déroulant une nouvelle séquence, il découvrit comment Andris revint avec femme et enfants qui plus est accompagné de cinq autres familles. Il trouva aussi le passage qui racontait comment sur les conseils de l'aveugle qui voyait les esprits, ils avaient fait une offrande au pied du bachkam lorsque celui-ci avait oublié de reverdir à un printemps. De ses branches maitresses, ils avaient tiré des poutres pour chaque famille. Le tronc était resté en terre et avait servi à faire la première maison longue où Andris et les siens vécurent. Quant à l'écorce, elle devint le début de leur premier rouleau. Hut le fondateur et l'aveugle qui voyaient les esprits avaient décidé de se refaire une maison commune plus haut dans la pente. Une forme naturelle dans le terrain dessinait presque un enclos.
Natckin ne put retenir son exaltation. Le rouleau décrivait précisément comment Hut le fondateur et l'aveugle qui voyait les esprits, avaient procédé pour faire de ce lieu, l'endroit sacré des rites qui devenaient nécessaires.
- Que Hut le fondateur soit loué, nous avons la réponse à nos questions.
De nouveau, ils chantèrent ses louanges. Rien ne s'opposait à ce qu'ils consacrent cette grange pour les offices nécessaires. Quant aux rites pour la fête des rencontres, ils étaient aussi décrits dans une autre partie.
Natckin rangea avec précaution le rouleau primordial dans son étui. Il fit appeler les gardiens des rouleaux et leur remit le trésor dont ils venaient de découvrir le contenu. Puis se levant, toujours suivi de Tasmi, il regagna son lieu d'habitation. Il passa ainsi le long de la rangée centrale de poutres. Arrivé à la porte de communication, il s'arrêta, se retourna et fit un signe à Tonlen qui accourut :
- Regardez, Maître officiant.
Celui-ci dirigea son regard vers ce que lui montrait Natckin.
- Oh !
- Et oui, Maître officiant, cette poutre n'en est pas une, c'est un tronc d'arbre mort qui a encore ses racines et un bachkam de surcroît.
- Alors nous serions ...
- Oui, nous sommes... et c'est sûrement pour cela que le rouleau n'a pas été découvert avant. Entre les racines du bachkam consacré, nul ne pouvait le sentir avant que cela soit nécessaire. Aujourd'hui, on peut dire qu'heureusement qu'un des Andrysio ait volé ce rouleau, sinon nous n'aurions plus de guide.
Natckin sentit Tonlen ébranlé. Qu'un acte mauvais en soi puisse devenir un bien semblait le perturber. Natckin le laissa méditer cela et, toujours suivi de Tasmi, il regagna sa chambre.