vendredi 21 juillet 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 18

Koubaye avait fait comme le grand-père lui avait dit. Il avait voyagé avec le minimum de précautions. Pendant la saison des hautes neiges, les seigneurs ne venaient jamais, et les traces ne duraient pas. En prenant le chemin le plus direct bien que le moins sûr, il avait réussi à faire ce qu'il devait faire. Il était rentré tard mais, au grand soulagement de la grand-mère, ils avaient pu fermer la porte avant que ne se lève l'étoile de Lex.
Pendant le repas, Koubaye dut raconter par le menu tout ce qu'il avait fait dans la grotte.
   - Demain, il faudra s'occuper des chevaux, et si la neige s'abstient de tomber, tu pourras aller voir les longues pattes dans la grotte.
La grand-mère grimaça sans faire de commentaire.
   - Je ne pourrais pas aller avec toi, j'ai encore trop mal pour faire le trajet. Il faudra que tu fasses bien attention au passage du col. Avec toute cette neige, le sentier sera mauvais…
Le grand-père resta un moment sans parler comme s'il réfléchissait. Puis il reprit :  
   - Tu ne pourras pas tout faire… même en te dépêchant. Tu feras en sorte qu'ils aient à manger et tu rentreras. Pour le nettoyage, nous irons plus tard.
Koubaye acquiesça sans rien dire. Il était déjà trop fatigué et pensait surtout à aller dormir. Le lendemain fut un jour de soleil. Les nuages avaient disparu. Il ne restait dans le ciel que quelques formations filamenteuses blanches. Quand il ouvrit la porte, la lumière entra à flot dans la maison. Derrière lui, le grand-père arriva en claudiquant, heureux de pouvoir s'appuyer sur  son solide bâton de marche. Sorayib donna ses dernières consignes. Koubaye les écouta avec attention, se récitant intérieurement la liste des choses à faire. Puis il partit. La luminosité de la neige était tellement forte qu'elle obligea Sorayib à aller se réfugier dans la maison.
Koubaye commença son travail dès qu'il fut aux enclos. Il trouvait les bêtes nerveuses. Il fit le tour des barrières sans rien voir d'anormal. Le temps restait beau. Seul le vent soufflait en continu, augmentant la sensation de froid. En milieu de matinée, il retourna à la maison se réchauffer. Il en profita pour parler de la nervosité des bêtes.
   - Le grand bélier aussi ?
   - Surtout lui, répondit Koubaye.
   - Alors c'est mauvais signe, enchaîna le grand-père. Les loups ne sont pas loin et il les sent…
Koubaye se remémora ce qu’il avait fait. Il était certain d'avoir bien remis les branches d’épineux et dans son esprit, les loups étaient bien loin. Il en fit part à son grand-père. Il sentit le regard de ses deux grands-parents sur lui. Il se défendit en expliquant qu'il ne voyait pas d'attaque de loup.
    - La meute est passée. Elle monte vers le nord. Elle se hâte d’y arriver. Les grands troupeaux de boeufs velus commencent à descendre.
Les deux grands-parents se regardèrent. Koubaye les étonnait toujours.
La grand-mère lui servit un grand bol de soupe fumante :
   - Tiens, réchauffe-toi ! Tu iras aux autres enclos après.
Koubaye avala sa soupe encore très chaude et se dépêcha de sortir. S'il voulait un peu de temps pour lui, il lui fallait se presser.
Quand la porte fut refermée, la grand-mère s'approcha de son mari.
   - Qu'en penses-tu?
Sorayib resta un moment en silence. Puis lentement il dit: 
 - La petite chez Burachka a peut-être raison. C'est un Sachant.
   - Mais ça n'existe plus ! On n'en a pas vu depuis….
La grand-mère laissa sa phrase en suspens. Son mari reprit :
   - Oui, ça fait tellement longtemps qu'on en a perdu la mémoire. Pourtant, savoir en reconnaître un est le fondement de l'enseignement du cinquième savoir.
La grand-mère dut en convenir. Quand le Dieu des dieux le décidait, naissait un Sachant. C'était un honneur et une bénédiction pour la famille. Ils allaient rentrer dans la caste très fermée des proches du pouvoir. Dès que le bruit se répandrait, Koubaye serait interrogé par les grands sages de ces familles. S'il était reconnu comme tel, alors toute la famille serait honorée. Si cela se révélait être faux, le châtiment était à la hauteur de l'injure faire au Dieu des dieux.
   - Rassure-toi, on n'est pas encore au conseil des sages.
Koubaye fit deux autres apparitions. Il eut droit à chaque fois à sa soupe brûlante. Il ne signala rien de particulier. Les bêtes se calmaient. Les loups, si loups il y avait, étaient bien loin. Demain il pourrait aller s'occuper des gros animaux dans leur grotte. Sa grand-mère ne l'entendait pas de cette oreille. Il y avait les loups, il y avait là la grotte et Sachant ou pas, elle avait peur pour lui. Elle se heurta au grand-père qui n'entendait pas perdre plus de bêtes. Se sentir inutile était terrible pour lui. Jamais il ne s'était retrouvé dans cette situation de ne pas pouvoir faire. Il bouillait intérieurement. Il essaya de rester le plus calme possible pour expliquer à sa femme que le choix n'existait pas. Koubaye devait y aller, un point c'est tout. La discussion fut orageuse. Le grand-père resta sourd à tous les arguments. Il fallait soigner les bêtes. Leur survie en dépendait.
À la nuit quand Koubaye rentra, le climat de la maison sentait l'orage. Comme il était relativement tôt, il osa demander la permission d'aller voir les enfants de Pramib.
   - T’as qu'à poser la question à ton grand-père… puisqu’ il décide de tout !
Koubaye fut très étonné par le ton agressif de sa grand-mère. Il se tourna vers son grand-père qui lui fit un signe de tête affirmatif. Il n'en demanda pas plus et s’éclipsa rapidement.
Chez Burachka, tout semblait plus calme. Il faisait froid comme toujours. Pourtant tout le monde rigolait. L'arrivée de Koubaye n'y changea rien. On lui donna un bol et quelqu'un y versa la soupe fumante. On lui passa le fromage et la conversation reprit. Résiskia racontait comment il avait échappé aux sbires d'un seigneur. Malgré sa diction particulière, il savait très bien raconter et faisait rire tout le monde. Bientôt Koubaye se mit à rire autant que les autres.
Dans la maison au-dessus, on en était loin. Sorayib et sa femme se disputaient. Il défendait l'avenir. Le froid tirait trop de bêtes pour en prendre plus et il ne pouvait s'en occuper. Elle défendait l'avenir de Koubaye. S'il restait dans les grottes, il serait perdu et l'avenir aussi. Aucun des deux ne voulait lâcher.
   - Je n'ai plus l'âge de me louer comme saisonnier, déclara Sorayib. Sans troupeau on ne survivra pas autrement…
   - Je préfère faire la servante que le perdre, lui rétorqua sa femme.
    - Si c'est un sachant…
   - On ne le sait pas et je ne veux pas que les bayagas le touchent.
   - Il restera dans la grotte avec les bêtes…
   - Non, non, non...
Quand Koubaye rentra bien avant l'étoile de Lex, son grand-père l'attendait. Il trouva par contre curieux de découvrir sa grand-mère déjà enfermée dans son alcôve. Sorayib lui fit signe de s'asseoir. Koubaye lui jeta un coup d'oeil interrogatif…
   - Il faut s'occuper des grandes bêtes de la grotte. Et je ne peux toujours pas marcher. Tu es assez grand pour y aller et en revenir dans la journée. Il te faudra plusieurs jours mais si le temps se maintient, tu auras vite fini…
   - Mais, Grand-père, si je dors sur place…
  - Non, l'interrompit Sorayib, tu dois être de retour chaque soir…
  - Mais, pourquoi? La grotte est grande et les bêtes la chauffent bien.
  - Tu n'auras pas toujours autant de chance que lors de ta première nuit. Par le toit effondré, les bayagas peuvent entrer… et il en est de terribles...
Koubaye se sentit frissonner. Son grand-père lui raconta les méfaits des bayagas. Grand était le nombre de ceux qui avaient été retrouvés morts, le visage horriblement déformé par un rictus de peur ou d'horreur. Plus grand encore celui de ceux dont la raison avait disparu dans la rencontre. Ceux qui détenaient les hauts savoirs avaient trouvé les rites qui protégeaient. Mais encore à ce jour, rares étaient ceux qui les maîtrisaient assez pour passer toute une nuit dehors. Quand Koubaye atteindrait ces niveaux, libre à lui de tenter l'expérience. En attendant, ils comptaient sur lui et surtout sa grand-mère pour bien se conduire et faire ce qu'il y avait à faire.

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