jeudi 26 octobre 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 26

Ils étaient rentrés à la nuit tombée sous une pluie battante. La cape de Riak était déchirée là où la lance avait pénétré. Pour éviter l’interrogatoire, Koubaye était entré dans la maison en disant :
   - On a vu un Seigneur sur son cheval… Alors on s’est caché jusqu’à ce qu’il disparaisse mais il s’est arrêté dans la prairie au-dessus du rocher du roi Riou…
Il avait ainsi continué à raconter, soutenue par Riak, leur attente, leur peur jusqu’à ce que le cavalier ait disparu, hors de leur vue. La grand-mère n’avait pas été plus loin dans ses interrogations. Sorayib était rentré encore plus tard que les enfants. Lui aussi avait parlé de traces de chevaux. Manifestement un groupe de cavaliers était passé par le col du vent pour redescendre par le chemin de la cascade. C’était très inhabituel. Il avait rencontré les traces en revenant de la pâture des longues pattes. Il les avait suivies jusqu’à la cascade et avait vu les silhouettes en bas qui semblaient se diriger vers le village. Les adultes avaient discuté toute la soirée de ce que cela pouvait signifier.
La pluie avait duré trois jours entiers, détrempant à nouveau tout. Koubaye fut rassuré. Si le cheval était parti loin, même le meilleur des chiens ne pourrait pas retrouver la trace. Il s’interrogeait lui aussi sur ces événements sortant de l’ordinaire. Qu’est-ce que les seigneurs préparaient ? La grande fête arriverait bientôt avec la nouvelle saison.
Les hommes profitèrent de l'amélioration de la météo pour aller au village en bas. Ils y allèrent avec des bêtes de bât pour remonter des provisions. Le grand-père avait donné ses ordres à Koubaye pour gérer les troupeaux en son absence. Koubaye avait accompagné son grand-père avec Tchuba, Résiskia et Trumas jusqu’à la cascade. Il avait eu droit à une dernière recommandation :
   - Si tu vois des seigneurs, ou simplement leurs traces, cachez-vous !
Koubaye avait acquiescé avant de reprendre le chemin de la maison. Ils devaient être absents trois ou quatre jours pas plus. En attendant, la peur venait de s’inviter dans sa tête. Koubaye retourna en guettant comme si le danger était imminent. Sa grand-mère qui le trouvait nerveux, lui en fit la réflexion. Il se défendit en jurant qu’il était tout à fait normal et que tout allait bien. L’inquiétude le fit mal dormir cette nuit-là, malgré tout le travail fait dans la journée.
Le lendemain, il rencontra Séas qui allait aussi s’occuper des troupeaux. Ils n’eurent pas le cœur de se chamailler comme ils le faisaient habituellement. Séas aussi guettait. Son père l’avait aussi mis en garde. La journée se passa pourtant tranquillement. Ce n’est que le soir qu’ils furent en alerte. Riak fut la première à repérer le convoi. Elle courut prévenir les garçons qui se dépêchèrent d’aller sur le rocher qui surplombait la vallée.
   - Tu vois quelque chose, demanda Riak à son frère qui était tout en haut ?
   - Il y a des hommes à pied qui montent avec des bêtes.
   - C’est des seigneurs ? s’enquit Koubaye, qui se hissait à son tour sur le sommet du rocher.
   - Difficile à dire, il commence à faire sombre. Ça pourrait être mon père et les autres.
   - Mais ils ne doivent rentrer que dans deux jours, s’inquiéta Riak.
   - Alors, c’est grave, trancha Koubaye. Riak, va prévenir les autres qu’ils se cachent. Dès qu’on en sait plus, on vient vous donner les nouvelles.
Pendant que Riak partait en courant vers les habitations, les deux garçons redescendirent avec discrétion du rocher et se mirent en route pour s'approcher du groupe qui montait.
Forts de leur savoir-faire de discrétion, ils ne furent pas repérés par ceux qui arrivaient. C’est avec soulagement qu’ils reconnurent les voix de leurs proches. Les quatre hommes discutaient d’évènements quand les deux garçons se firent remarquer.
   - Qu’est-ce que vous foutez-là ? leur demanda Tchuba.
  - On vous a vus de loin, mais on n’était pas sûr que ce soit vous, répondit Séas. La frangine a prévenu tout le monde là-haut. Ils doivent être cachés à l’heure qu’il est. 
   - C’est sûrement inutile, dit Sorayib, mais c’est une bonne chose.
  - Qu’est-ce qui se passe, demanda Koubaye ? C’est pas normal que vous reveniez si tôt et avec la moitié des provisions.
Sorayib apprécia le sens de l’observation de son petit-fils. Il lui répondit :
   - Au village, c’est l’effervescence. Il y a des seigneurs en armes partout. Ils ont retrouvé un cheval mais pas son cavalier. Ils s’en prennent à tout le monde. Il valait mieux qu’on ne reste pas.
Koubaye sursauta. Le cheval ! Il avait pensé que la bête se perdrait dans les bois, mais elle était arrivée jusqu’au village.
   - Et qu’est-ce qu’ils font ?
   - À l’auberge, j’ai appris qu’ils avaient tenté de suivre la piste avec les chiens mais sans succès. La pluie a tout effacé. Le seigneur qui a disparu faisait partie du groupe qui est passé dans la vallée l’autre jour. Virme a fait venir des troupes pour fouiller la région, mais ils ont peur car avec la Fête qui approche...
Koubaye comprit son grand-père à demi-mots. Les gens commençaient à arriver. Des tentes se montaient et plus le temps passait et plus le risque d’émeute augmentait. Après les émeutes suivrait la répression… Sorayib lui avait raconté qu’un début de révolte avait eu lieu, il y bien des années. Les seigneurs avaient perdu des hommes et la répression avait été féroce. Personne n’avait envie de revivre cela, et en même temps les gens en avaient assez de supporter les seigneurs. Il n’eut pas le temps de s’approfondir sur la question. Son grand-père le missionna pour aller porter la nouvelle dans les caches. Aujourd’hui, ils ne risquaient rien.
Les jours suivants, Riak fut désignée pour guetter. Enveloppée de sa cape, elle restait sans bouger ou presque au sommet du rocher. La pluie revenait encore parfois mais heureusement en cette fin de saison, plus souvent sous forme de bruine. La première alerte survint au bout de deux jours. Riak somnolait à moitié quand elle sentit le médaillon de Thra frémir contre sa peau. Elle se redressa et vit la troupe qui remontait le sentier de la cascade. Avec la lenteur nécessaire, elle quitta son poste avant de courir  à toute vitesse porter l’alerte.
Quand les seigneurs passèrent dans le hameau, il n’y avait plus personne. Ils jetèrent un coup d’oeil aux maisons mais ne s’arrêtèrent pas. Sorayib, qui les observait de loin, les entendit parler entre eux. Il ne comprenait pas ce qui se disait. Koubaye, plus léger, était en haut d’un arbre. Plaqué contre le tronc, il était indiscernable sous sa cape couleur bois. Il voyait aussi les cavaliers avancer. Devant eux un homme tenait des chiens en laisse. Il jura entre ses dents, espérant qu’ils n’allaient pas aller vers le rocher du roi Riou. Quelques sons lui venaient de leur conversation. Il reconnaissait les gutturalités de la langue. Il ressentit une bouffée de colère. Et puis, il eut cet éblouissement. Il sut ce qu’ils cherchaient. Koubaye ne comprenait pas le sens des paroles. Pourtant des pensées s’imposèrent à lui comme une vérité. Le cavalier perdu était le messager d’un complot contre le roi des seigneurs. Virme ne voulait surtout pas être pris pour un des comploteurs même si c’était probablement la vérité. Il avait peur pour sa sécurité maintenant que la forfaiture était découverte. Ceux qui traversaient le village étaient des soldats de la garde royale et ne tenaient pas Virme en grande estime.
Quand ils furent passés, Koubaye retrouva la sensation de l’écorce sur sa joue et celle de la précarité de sa position dans l’arbre. Les seigneurs étaient partis vers le col du vent. Ils cherchaient la piste.
Sorayib et Koubaye suivirent la piste jusqu’au col du vent. La dernière fois qu’ils les virent, ils descendaient vers la rivière.

Riak avait repris ses factions. Il y eut d’autres alertes. À chaque fois le médaillon de Thra l’avait prévenue. Elle les avait vus avant qu’ils ne la voient. C’étaient toujours des groupes peu nombreux ou des cavaliers solitaires. Le sentier du col du vent était impraticable pour une armée. Ces incursions des seigneurs dans le petit monde fermé de leur hameau inquiétaient beaucoup la grand-mère. Sa formule favorite était de dire :
   - Rma a dû se mélanger dans ses fils.
L’inquiétude était montée et ne redescendait pas. Quand Riak signalait un groupe Sorayib ou Koubaye le suivait. Plusieurs fois, ils étaient passés près des pâtures discrètes où étaient les seconds troupeaux. Sorayib était retourné au village. Même Gabdam l’aubergiste ne savait rien de particulier. Il confirma au grand-père la nervosité de Virme :
   - Il en a perdu le boire et le manger… avait-il déclaré à Sorayib. Il a toujours le teint aussi jaune mais il a les habits qui pendent. Je ne sais pas que ce nous file Rma. Les temps sont étranges. Ils ont plus peur d’eux que de nous...
   - Une guerre de succession ?
   - Possible, on dit que Vrenne se verrait bien jouer un grand rôle.
   - Sera-t-il là pour la fête ?
 - Oui, je le sais par Sibs. Il viendra même avec son armée. On a demandé de monter des baraquements autour de la citadelle pour loger les troupes.
Cela avait fait tiquer Sorayib. Trop de soldats allaient envenimer l'atmosphère. Certains avaient le sang chaud et, l’alcool aidant, rêvaient d’en découdre. Si les troupes de Vrenne étaient trop visibles, la fête serait gâchée.
Ce serait de mauvais augure si cela arrivait. À quoi jouait Rma ? Il commençait à croire sa femme qui pensait que le fileur de temps, filait des fils noirs.

dimanche 15 octobre 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 25

La grand-mère fut beaucoup plus curieuse. Elle ne s’adressa pas à Koubaye. Quelques jours après leur retour, elle déclara à Riak qu’elle avait besoin d’elle pour l’aider, et sans en avoir l’air, tout en faisant ce qu’elles devaient faire, elle l’interrogea tranquillement. Riak finit par lâcher quelques infos qu’elle croyait innocentes. La grand-mère continua l’interrogatoire en la poussant dans ses retranchements. Riak biaisait autant qu’elle pouvait. Elle avait l’impression que la grand-mère savait tout…
   - Tu sais, Riak, il est des choses que tu ne peux pas cacher…
Riak jeta un regard en biais à la vieille femme qui continuait à remuer ce qui cuisait.
   - Vous avez été dans la grotte effondrée la nuit.
   - Mais… mais comment pouvez-vous dire cela ?
   - Je t’ai observée… Tes affaires deviennent trop petites et bientôt tu ne pourras plus cacher que tu es une fille…
Riak se mordit les lèvres. Elle sentait bien que son corps devenait autre depuis son retour. Elle ne savait pas que penser, ni que faire. Si la grand-mère avait vu cela alors les autres allaient aussi le découvrir. Elle mit la main sur la dague qu’elle portait toujours depuis son retour.
   - Tu peux laisser la lame au fourreau, Riak. Je ne suis pas une ennemie.
Riak, surprise, retira brusquement sa main tout en regardant la grand-mère qui lui tournait encore le dos. Comment savait-elle ?
   - N’oublie pas, jeune fille, que mon savoir est grand. Tu as vécu dans la grotte interdite et tu y étais la nuit…
   - Oui, mais nous n’avons fait qu’y dormir…
  - Cela suffit à ce que tu te transformes… Comme Koubaye… Le pauvre, il va falloir que je rallonge encore ses pantalons…
   - Qu’allez-vous faire avec mes parents ?
  - Je vais aller les voir… mais sans toi. Je leur dirai que je te garde sous ma coupe pour m’aider. Burachka peut compter sur l’aide de Pramib, et ton père a son fils et Résiskia pour faire ce que les hommes doivent faire. Une bouche de moins est une bonne chose dans nos montagnes.
   - Et je devrai faire quoi ?
   - Toi… Rien ! Juste m’écouter et m’obéir.
Riak fit la grimace. Elle préférait courir les bois et les montagnes avec Koubaye pour faire ce que les hommes doivent faire.
   - Ta déception est grande mais sache qu’il vaut mieux que cela soit ainsi, et puis à partir de maintenant… 
La grand-mère laissa sa phrase en suspens. Elle se leva, alla vers unes des armoires et sortit une grande cape qu’elle tendit à Riak :
   -... Tu garderas cela toujours pour sortir qu’on ne voit ni tes formes ni ta chevelure qui devient encore plus pâle qu’elle ne l’était.
Riak prit la cape. Elle la mit sur son dos. Elle traînait presque par terre mais sa capuche lui couvrait tous les cheveux. Seules ses chaussures trahissaient sa féminité.
   - Pourquoi faut-il que je me cache ?
   - Pour ta protection. Rma file de drôles de fils. La pluie qui n’en finit pas est une malédiction mais tu es là avec ta chevelure blanche et cette dague… La trame du temps est altérée. Si un seigneur te voit...
La phrase resta en l’air comme une lourde menace. Riak savait comme Koubaye la cruauté des maîtres.
   - Ils ne viennent jamais par ici, ou pas souvent. Je pourrais me cacher.
La grand-mère se mit à rire :
    - Crois-tu que Youlba t’épargnera, elle qui a fait tuer toutes les femmes aux blancs cheveux ?
Riak rumina un moment ce qu’elle venait d’entendre. Les deux femmes continuèrent leur ouvrage en silence. Seul le feu qui crépitait occupait l’espace sonore.
   - En fait, je n’ai pas le choix…
  - Non, Riak, pas vraiment. De minuscules fils ont pris leur place dans le tissu de Rma bien avant que tu ne sois et, aujourd’hui, il me faut te protéger, même contre toi.
Riak eut un pâle sourire.
   - Que vont dire Koubaye et Sorayib ?
   - Koubaye sera heureux que tu restes, ma fille, et Sorayib… j’en fais mon affaire. Maintenant mets la cape et va me chercher de l’eau…
   - Bien, grande mère.
Riak se recouvrit de la cape, mit la capuche et sortit le seau à la main.
Restée seule, la grand-mère se prit à sourire… Le vieux savoir allait-il enfin servir ?

Les pluies commencèrent à s’espacer. Koubaye était un peu jaloux de la relation entre sa grand-mère et Riak. Pourtant il appréciait toujours leurs vagabondages dans la nature. Ils allaient régulièrement s‘occuper des troupeaux, maintenant que ceux-ci restaient en forêt ou dans les combes retirées des plateaux éloignées. Malgré sa cape et sa capuche, Riak courait et se déplaçait sans difficulté. Sa famille ne s’était pas opposée à son départ d’autant plus que Pramib était enceinte.
   - Il n’a pas plu depuis trois jours. C’est la fin de la saison des grandes pluies ?
   - Bientôt, on approche de la fête de la plaine.
  - Oui, répondit Riak, mais je ne serai plus avec les enfants. Il me faudra saluer le lever de la princesse. Grande mère m’a dit qu’elle me ferait une nouvelle cape pour cette occasion.
À chaque fois que Riak disait “Grande mère”, Koubaye avait un pincement au cœur. Sa mère lui manquait...
Ils ramassaient du bois dans la forêt derrière la barre où trônait le roi Riou. Même si les seigneurs et leurs sbires ne patrouillaient que rarement dans ces collines, ils faisaient attention de ne ramasser que du bois mort. Koubaye montrait à Riak certaines branches qu'ils avaient préparées avec son grand-père.
   - Tu vois, cela deviendra un bon manche pour la pioche, et celle fera une bonne fourche.
Chargés de leurs fagots, ils commençaient à descendre dans la prairie quand surgit le cavalier. Ils se figèrent. L'homme se dirigea droit sur eux. Son cheval était grand et noir. Tout en lui était orienté vers la guerre. Il portait un sombre pourpoint de cuir recouvert de plaques de métal. Sur la tête, cachant son regard, un heaume de métal était orné d'une queue de cheval. Il était ceint de deux épées et une lance courte dépassait de son harnachement. Koubaye regarda où fuir. Ils étaient trop loin de la forêt. Le cavalier les aurait rattrapés avant. Il se tourna vers Riak. Il ne vit que son regard étincelant de haine. Koubaye eut peur.
   - Il n'est pas bon de se promener avec tant de bois, dit l'homme quand il fut à portée de voix.
   - Mais ce n'est que du bois mort, bafouilla Koubaye..
   - C'est toujours ce que vous répondre, peuple de menteurs.
   - Je vous jure, seigneur, que ce n'est que des branches tombées.
 - On va bien voir, répliqua l'homme en dégainant une épée.
Il força son cheval et du plat de son épée, fit tomber, et Koubaye, et son fagot. Se tournant alors vers Riak, il n’eut pas le temps de recommencer sa manoeuvre.  Elle avait déjà lancé le fagot à la tête du cheval qui fit un écart. Le cavalier dut batailler pour rester en selle. Une fois la maîtrise de sa monture reprise, il se tourna vers Riak, la traitant de saloperie. Celle-ci resta immobile au milieu de la prairie comme une statue. Rangeant son épée et dégageant sa lance courte, le cavalier la chargea. Koubaye hurla :
   - NON !
Le cheval, au galop, faisait voler les mottes d’herbes. Riak ne bougea qu’à la dernière seconde. Elle avait dégrafé le col de sa cape et d’un geste rapide et sûr, elle entoura la pointe de la lance avec. Se laissant tomber au sol, elle obligea l’homme à lâcher son arme. Celui-ci, avant même d’avoir fait faire demi-tour à son cheval, avait sorti son épée. De nouveau, ils se firent face. Le cheval fumait dans la fraîcheur du matin. Riak debout, avait laissé sa cape et la lance à terre. Elle avait dégaîné sa dague. Koubaye la voyait déjà à terre le crâne ouvert. Il regarda un instant ce face à face entre la silhouette massive de ce centaure et la frêle stature de Riak. Il se releva doucement, pendant que l’homme dévisageait Riak :
   - Une sorcière aux cheveux blancs… Tu es une sorcière aux cheveux blancs !
Koubaye avait fini de se lever quand le cavalier s’était mis à charger. Se précipitant pour essayer d’attraper la lance, il ne réussit qu’à s’étaler par terre. Il sentit le tremblement du sol. Il releva la tête quand l’éblouissement le surprit. À travers un étincellement kaléïdoscopique de silhouettes d’armes de tous genres, il vit se cabrer le cheval. Le cavalier, à terre, se releva aussi vite qu’il put. Dégainant sa deuxième épée, il fit des moulinets en tous sens, tournant le dos à Riak. Celle-ci sans hésiter s’approchant, rapide et féline, lui planta sa dague entre les deux omoplates. L’homme tomba à genoux. Prenant appui sur ces deux épées, il se retourna à moitié pendant que le monde retrouvait son aspect habituel. Il regarda Riak, murmura “ Sorcière!” et s’écroula le nez dans l’herbe. Le cheval avait fui. Ils le virent galoper vers la forêt où il disparut.
Riak et Koubaye se regardèrent. Riak debout avait encore sa dague ensanglantée à la main. Koubaye se releva en tremblant, tenant la cape et la lance :
   - Qu’avons-nous fait ? Mais qu’avons-nous fait ? bredouilla-t-il.
   - On a fait ce qu’il fallait faire, répondit Riak d’un ton dur.
  - Mais tu ne te rends pas compte, ils vont venir le venger et quand ils vont le trouver, ils vont nous massacrer !
   - Alors… il ne faut pas qu’ils le trouvent !
Koubaye regarda Riak sans comprendre. Pour lui, ils allaient forcément partir à sa recherche et, en remontant la piste, arriver sur son cadavre. Riak, essuyant sa dague sur les vêtements du mort, réfléchissait tout haut :
   - Il devait être seul, sinon, les autres seraient déjà là. On va l’enterrer. Ils ne viendront pas près de la barre du rocher du roi Riou. Ils auront trop peur d’une révolte. Viens, on va le traîner là-bas. Il n’est pas plus lourd qu’une carcasse de longue patte. 
Ils prirent chacun un pied et se mirent en devoir de le descendre vers la barre rocheuse. Arrivés là, ils choisirent un endroit discret et se mirent à creuser.
   - On va tout enterrer, on ne gardera rien, comme cela personne ne le saura. Ce sera un secret entre nous.
Koubaye admirait l’optimisme de Riak. Avec la lance dont il se servait comme d’une bêche, il creusait d’autant plus vite qu’il ressentait la peur de la suite. Cela leur prit un bon moment pour creuser un trou de bonne profondeur. Riak dit alors à Koubaye :
   - Cela suffit, Thra, le dieu de la terre, nous protègera.
Koubaye donna un dernier coup dans le sol faisant jaillir une dernière pelletée. Il y eut comme un éclair. Interloqués, ils se penchèrent.
   - Un médaillon, dit Riak en ramassant l’objet !
Ils se regardèrent par-dessus le trou.
   - On dirait qu’il est en or, fit remarquer Koubaye. Thra est avec nous, il nous offre ce gage de sa protection. Fais-voir !
Riak lui tendit l’objet. Koubaye l’eut à peine en main qu’il le lâcha en poussant un cri.
   - Il est brûlant !
Riak le regarda sans comprendre. Elle ramassa le médaillon.
   - Mais non, il est froid !
Koubaye approcha sa main de celle de Riak :
   - Je sens sa chaleur d’ici !
De nouveau, ils échangèrent un regard surpris.
   - C’est Thra qui te le donne…  reprit Koubaye. Il n’est pas pour moi.

mercredi 4 octobre 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 24

Riak et Koubaye restèrent immobile un moment dans la nuit noire sous la pluie qui continuait. Koubaye se remit en mouvement le premier. Il ramassa la seule branche de feuluit qui rougeoyait encore et souffla pour la réactiver. Quand elle eut repris de la vigueur, il la promena tout autour de lui. Le peu qu’il voyait semblait normal, banal. Il prit conscience du bruit du troupeau. Avant de se diriger vers lui, il regarda Riak toujours tendue la dague à la main, le regard dans le vide. Il l’appela plusieurs fois avant qu’elle ne réponde. Elle le regarda les yeux chargés d’incompréhension puis brusquement sembla reprendre vie. D’une geste  fluide, elle fit disparaître la dague sous ses habits et dit :
   - Qu’est-ce qui nous est arrivé ?
   - On a rencontré les bayagas… et je ne sais pas !
Ils longèrent l’éboulis central pour aller vers le troupeau qui s’était mis à l’abri à l’endroit le plus protégé de la grotte effondrée. Pendant que Riak tenait la branche de feuluit, Koubaye fit le compte des bêtes. Il fut heureux de voir qu’il en manquait moins que ce qu’il craignait. Il trouva le bélier et fouillant dans les sacs dont ils l’avaient chargé, il sortit une nouvelle branche de feuluit.
   - Viens par là, dit-il à Riak.
Quand elle fut près de lui, il lui montra un endroit plus sombre dans la paroi.
   - Regarde, on va pouvoir dormir là…
Ils retrouvèrent l’alcôve et tendirent une couverture devant l’entrée. Koubaye réussit à allumer un feu qui les réchauffa rapidement. Ils se sentaient épuisés mais incapables de dormir.
   - Tu l’as trouvée où, la dague ? 
   - Je suis tombée dessus dans un tunnel.
   - Tu sais où ?
  - On a traversé un ruisseau et j’ai glissé. Je me suis fait mal à la main en tombant. Le feuluit m’a échappé. Quand je l’ai ramassé, j’ai vu un caillou brillant. Ça m’a étonné. En voulant le ramasser, j’ai senti que ce n’était pas qu’un caillou. Mais tu m’as appelée, alors je l’ai mise sous mon manteau.
En disant cela, elle la fit apparaître dans sa main. Koubaye fut à nouveau étonné de la fluidité et de la rapidité du mouvement de Riak. Elle la tendit à Koubaye. Koubaye la reçut avec respect, les paumes vers le haut. Riak l’y posa. Koubaye sentit des picotements dans ses paumes et jusqu’à ses épaules. Des images lui traversèrent l’esprit, des images de combat, de sang et de plaies. Il la laissa tomber. Elle tinta en tombant au sol. Elle ne rebondit même pas, Riak l’avait déjà rattrapée. Elle la tendit à nouveau à Koubaye mais en lui présentant le manche. Il fit très attention en la prenant. Une si belle arme devait être manoeuvrée avec respect. De nouveau il ressentit le picotement et d’autres images lui vinrent à l’esprit. Il voyait de beaux uniformes et de belles robes, il entendit même comme la musique d’une danse. La dague ne pouvait venir que d’une personne…
L’émotion saisit Koubaye, lui serrant la gorge. Les larmes au bord des yeux, il bredouilla :
  - C’est la dague du roi !
Riak le regarda avec des yeux incrédules.
   - Le roi ? Le roi ! Tu en es sûr ?
   - Je la vois dans sa main… Il la portait ce jour-là… Dans la bataille… Celle où Youlba… Par le Dieu des dieux… Qu’allons-nous faire ?
Riak reprit la dague avec douceur et lenteur. Elle la regarda à la lueur du feuluit. Le manche était d’un blanc que le séjour sous terre n’avait pas altéré, les pierres qui l’ornaient, brillaient doucement.
   - Il lui faut un fourreau !
   - Mais on n’a rien d’assez beau, répondit Koubaye !
   - Tu n’as pas récupéré un tube en bois ?
   - Tu veux parler de la vieille flûte ?
   - Oui, la dague pourrait y entrer et serait à l’abri.
Excités, ils retournèrent près des bêtes pour fouiller les sacs. Quand ils eurent trouvé ce qu’ils cherchaient, Riak enfonça la lame de la dague dans le corps de la flûte qui se fendit tout du long. Elle jura. Koubaye lui demanda d’attendre et extirpa d’un sac une sangle de cuir qu’il enroula autour du tube. Il en eut assez pour faire comme une bretelle. Riak fut ravie de voir ainsi la dague à l’abri.
Quand ils furent revenus près du feu qui commençait à baisser, Riak regarda Koubaye et lui demanda :
   - Bar Loka : c’est quoi ?
   - Je ne sais pas. Ce nom s’est imposé à moi quand le bayaga a été tout près.
   - Pourquoi sont-ils partis quand tu as dit cela ?
   - J’ai vu les combats et ce nom est lié aux combats. Mais pourquoi ça a marché… je ne sais pas.
Ils discutèrent encore un peu, se racontant les détails de la rencontre, faisant des suppositions que rien ne pouvait confirmer. Le sommeil les prit sans qu’ils ne s’en rendent compte.
Ils se réveillèrent tard dans la matinée. Le ciel était toujours aussi chargé. Des pluies torrentielles ne restait qu’un crachin. Le troupeau broutait sur l’éboulis. Koubaye souffla sur les braises. Il alimenta le feu pour faire chauffer leur petit déjeuner. Riak se réveilla plus tard. Pendant qu’ils mangeaient, elle demanda :
    - Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?
   - Je suis déjà venu ici. Tu vois, derrière le grand éboulis, il y en a  un petit. Là, il y a un tunnel et au bout, la grotte aux longues pattes.
   - On en a pour combien de temps ?
   - On pourrait y être dans la soirée.
   - Et… et tu crois que la sortie est ouverte ?
   - Elle n’est pas du tout comme celle que nous avons quittée… il n’y aura pas d’eau.
Après avoir rassemblé leurs affaires et le troupeau, ils se remirent en marche. Le tunnel était large et la marche assez facile. Bientôt il longèrent un ruisseau, remontant le cours vers sa source. Riak remonta à la hauteur de Koubaye :
   - Et pour les bayagas… qu’est-ce qu’on va dire ?
   - Mais rien, Riak ! Surtout on ne dit rien, sinon on va se faire punir. Pareil pour la dague blanche, moins on la verra et mieux ça sera. Il faut éviter les questions… On peut dire qu’on a dormi dans un tunnel et puis c’est tout.
Riak approuva. Elle rejoignit les moutons, laissant le bouc et les chèvres à Koubaye. Les branches de feuluit avaient beaucoup diminué quand Koubaye cria pour signaler la vasque. Riak fut heureuse d’entendre qu’ils arrivaient.
Koubaye scruta la grotte des longues pattes avant de laisser ses bêtes y entrer. Tout semblait calme et tranquille. L’eau de la vasque avait débordé vers le tunnel, laissant la grotte propre et sèche. Il examina la litière et estima que son grand-père n’était pas venu depuis un moment. Il se dit qu’ils avaient toutes les chances de le voir arriver. Aidé de Riak, il conduisit les bêtes dans une coin de la salle. Avec des cordes, ils firent une séparation entre les troupeaux. Quand tout fut prêt, la lumière du jour avait bien diminué. Ils mangèrent et se couchèrent sur les banquettes de pierre près du tunnel de la vasque.
Koubaye dormit mal. Il rêva de la nuit précédente et de tout ce qu’il leur était arrivé. Son cri lui revenait sans cesse, le réveillant au bord du savoir. Lors d’un de ses réveils, il eut soif. Il battit le briquet et alluma une branche de feuluit. Il alla jusqu’à la vasque pour boire. L’écoulement avait diminué. Il but tout en songeant que la pluie avait peut-être enfin cessé. Quand il revint dans la grotte, tout était calme. Il regarda Riak qui avait fait tomber sa couverture. En la remontant sur elle, il aperçut qu’elle avait la main droite crispée sur la manche de la dague...

À leur réveil, ils reprirent leurs activités. Koubaye espérait que son grand-père allait arriver et qu’ils pourraient repartir tous ensemble. Le jour n’était pas bien vieux quand ils entendirent qu’on remuait les branches qui fermaient le tunnel d’accès. Koubaye fut le premier à accueillir Sorayib. Son étonnement et son soulagement furent palpables. Il leur en expliqua les raisons. Ne les voyant pas revenir,  il avait été dans la vallée où était l’entrée de la grotte du petit bétail. Il n’avait même pas pu accéder au pied de l’accès. Un glissement de terrain avait tout bouleversé. Là où coulait un ruisseau se trouvait maintenant un lac. Tout ce qui avait glissé de la montagne avait obstrué l’entrée de la grotte et le fond de la vallée. Il était reparti avec l’espoir de leur survie dans la montagne. Aujourd’hui, son idée était de lâcher les bêtes et partir à leur recherche à travers les tunnels. À leur tour, les jeunes lui racontèrent comment l’eau était montée, et comment ils avaient fui tout en suivant une chevrette. Le grand-père s’en était étonné mais Riak lui avait répondu que Koubaye avait vu. Sorayib avait alors posé un regard chargé d’admiration sur son petit-fils. C’est elle encore qui avait glissé dans son récit qu'ils avaient dormi au milieu de nulle part au sec dans un tunnel.
   - Mais on a perdu beaucoup de bêtes là-dessous, avait ajouté Koubaye.
Le grand-père les avait rassurés. Les bêtes, il y en aurait d’autres, eux étaient irremplaçables.
Après avoir rangé la grotte, ils firent sortir les bêtes. Tout était détrempé. Ils menèrent les troupeaux vers des clairières un peu plus en hauteur sur des terrains mieux drainés. Et enfin, ils prirent le chemin de la maison.