dimanche 15 octobre 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 25

La grand-mère fut beaucoup plus curieuse. Elle ne s’adressa pas à Koubaye. Quelques jours après leur retour, elle déclara à Riak qu’elle avait besoin d’elle pour l’aider, et sans en avoir l’air, tout en faisant ce qu’elles devaient faire, elle l’interrogea tranquillement. Riak finit par lâcher quelques infos qu’elle croyait innocentes. La grand-mère continua l’interrogatoire en la poussant dans ses retranchements. Riak biaisait autant qu’elle pouvait. Elle avait l’impression que la grand-mère savait tout…
   - Tu sais, Riak, il est des choses que tu ne peux pas cacher…
Riak jeta un regard en biais à la vieille femme qui continuait à remuer ce qui cuisait.
   - Vous avez été dans la grotte effondrée la nuit.
   - Mais… mais comment pouvez-vous dire cela ?
   - Je t’ai observée… Tes affaires deviennent trop petites et bientôt tu ne pourras plus cacher que tu es une fille…
Riak se mordit les lèvres. Elle sentait bien que son corps devenait autre depuis son retour. Elle ne savait pas que penser, ni que faire. Si la grand-mère avait vu cela alors les autres allaient aussi le découvrir. Elle mit la main sur la dague qu’elle portait toujours depuis son retour.
   - Tu peux laisser la lame au fourreau, Riak. Je ne suis pas une ennemie.
Riak, surprise, retira brusquement sa main tout en regardant la grand-mère qui lui tournait encore le dos. Comment savait-elle ?
   - N’oublie pas, jeune fille, que mon savoir est grand. Tu as vécu dans la grotte interdite et tu y étais la nuit…
   - Oui, mais nous n’avons fait qu’y dormir…
  - Cela suffit à ce que tu te transformes… Comme Koubaye… Le pauvre, il va falloir que je rallonge encore ses pantalons…
   - Qu’allez-vous faire avec mes parents ?
  - Je vais aller les voir… mais sans toi. Je leur dirai que je te garde sous ma coupe pour m’aider. Burachka peut compter sur l’aide de Pramib, et ton père a son fils et Résiskia pour faire ce que les hommes doivent faire. Une bouche de moins est une bonne chose dans nos montagnes.
   - Et je devrai faire quoi ?
   - Toi… Rien ! Juste m’écouter et m’obéir.
Riak fit la grimace. Elle préférait courir les bois et les montagnes avec Koubaye pour faire ce que les hommes doivent faire.
   - Ta déception est grande mais sache qu’il vaut mieux que cela soit ainsi, et puis à partir de maintenant… 
La grand-mère laissa sa phrase en suspens. Elle se leva, alla vers unes des armoires et sortit une grande cape qu’elle tendit à Riak :
   -... Tu garderas cela toujours pour sortir qu’on ne voit ni tes formes ni ta chevelure qui devient encore plus pâle qu’elle ne l’était.
Riak prit la cape. Elle la mit sur son dos. Elle traînait presque par terre mais sa capuche lui couvrait tous les cheveux. Seules ses chaussures trahissaient sa féminité.
   - Pourquoi faut-il que je me cache ?
   - Pour ta protection. Rma file de drôles de fils. La pluie qui n’en finit pas est une malédiction mais tu es là avec ta chevelure blanche et cette dague… La trame du temps est altérée. Si un seigneur te voit...
La phrase resta en l’air comme une lourde menace. Riak savait comme Koubaye la cruauté des maîtres.
   - Ils ne viennent jamais par ici, ou pas souvent. Je pourrais me cacher.
La grand-mère se mit à rire :
    - Crois-tu que Youlba t’épargnera, elle qui a fait tuer toutes les femmes aux blancs cheveux ?
Riak rumina un moment ce qu’elle venait d’entendre. Les deux femmes continuèrent leur ouvrage en silence. Seul le feu qui crépitait occupait l’espace sonore.
   - En fait, je n’ai pas le choix…
  - Non, Riak, pas vraiment. De minuscules fils ont pris leur place dans le tissu de Rma bien avant que tu ne sois et, aujourd’hui, il me faut te protéger, même contre toi.
Riak eut un pâle sourire.
   - Que vont dire Koubaye et Sorayib ?
   - Koubaye sera heureux que tu restes, ma fille, et Sorayib… j’en fais mon affaire. Maintenant mets la cape et va me chercher de l’eau…
   - Bien, grande mère.
Riak se recouvrit de la cape, mit la capuche et sortit le seau à la main.
Restée seule, la grand-mère se prit à sourire… Le vieux savoir allait-il enfin servir ?

Les pluies commencèrent à s’espacer. Koubaye était un peu jaloux de la relation entre sa grand-mère et Riak. Pourtant il appréciait toujours leurs vagabondages dans la nature. Ils allaient régulièrement s‘occuper des troupeaux, maintenant que ceux-ci restaient en forêt ou dans les combes retirées des plateaux éloignées. Malgré sa cape et sa capuche, Riak courait et se déplaçait sans difficulté. Sa famille ne s’était pas opposée à son départ d’autant plus que Pramib était enceinte.
   - Il n’a pas plu depuis trois jours. C’est la fin de la saison des grandes pluies ?
   - Bientôt, on approche de la fête de la plaine.
  - Oui, répondit Riak, mais je ne serai plus avec les enfants. Il me faudra saluer le lever de la princesse. Grande mère m’a dit qu’elle me ferait une nouvelle cape pour cette occasion.
À chaque fois que Riak disait “Grande mère”, Koubaye avait un pincement au cœur. Sa mère lui manquait...
Ils ramassaient du bois dans la forêt derrière la barre où trônait le roi Riou. Même si les seigneurs et leurs sbires ne patrouillaient que rarement dans ces collines, ils faisaient attention de ne ramasser que du bois mort. Koubaye montrait à Riak certaines branches qu'ils avaient préparées avec son grand-père.
   - Tu vois, cela deviendra un bon manche pour la pioche, et celle fera une bonne fourche.
Chargés de leurs fagots, ils commençaient à descendre dans la prairie quand surgit le cavalier. Ils se figèrent. L'homme se dirigea droit sur eux. Son cheval était grand et noir. Tout en lui était orienté vers la guerre. Il portait un sombre pourpoint de cuir recouvert de plaques de métal. Sur la tête, cachant son regard, un heaume de métal était orné d'une queue de cheval. Il était ceint de deux épées et une lance courte dépassait de son harnachement. Koubaye regarda où fuir. Ils étaient trop loin de la forêt. Le cavalier les aurait rattrapés avant. Il se tourna vers Riak. Il ne vit que son regard étincelant de haine. Koubaye eut peur.
   - Il n'est pas bon de se promener avec tant de bois, dit l'homme quand il fut à portée de voix.
   - Mais ce n'est que du bois mort, bafouilla Koubaye..
   - C'est toujours ce que vous répondre, peuple de menteurs.
   - Je vous jure, seigneur, que ce n'est que des branches tombées.
 - On va bien voir, répliqua l'homme en dégainant une épée.
Il força son cheval et du plat de son épée, fit tomber, et Koubaye, et son fagot. Se tournant alors vers Riak, il n’eut pas le temps de recommencer sa manoeuvre.  Elle avait déjà lancé le fagot à la tête du cheval qui fit un écart. Le cavalier dut batailler pour rester en selle. Une fois la maîtrise de sa monture reprise, il se tourna vers Riak, la traitant de saloperie. Celle-ci resta immobile au milieu de la prairie comme une statue. Rangeant son épée et dégageant sa lance courte, le cavalier la chargea. Koubaye hurla :
   - NON !
Le cheval, au galop, faisait voler les mottes d’herbes. Riak ne bougea qu’à la dernière seconde. Elle avait dégrafé le col de sa cape et d’un geste rapide et sûr, elle entoura la pointe de la lance avec. Se laissant tomber au sol, elle obligea l’homme à lâcher son arme. Celui-ci, avant même d’avoir fait faire demi-tour à son cheval, avait sorti son épée. De nouveau, ils se firent face. Le cheval fumait dans la fraîcheur du matin. Riak debout, avait laissé sa cape et la lance à terre. Elle avait dégaîné sa dague. Koubaye la voyait déjà à terre le crâne ouvert. Il regarda un instant ce face à face entre la silhouette massive de ce centaure et la frêle stature de Riak. Il se releva doucement, pendant que l’homme dévisageait Riak :
   - Une sorcière aux cheveux blancs… Tu es une sorcière aux cheveux blancs !
Koubaye avait fini de se lever quand le cavalier s’était mis à charger. Se précipitant pour essayer d’attraper la lance, il ne réussit qu’à s’étaler par terre. Il sentit le tremblement du sol. Il releva la tête quand l’éblouissement le surprit. À travers un étincellement kaléïdoscopique de silhouettes d’armes de tous genres, il vit se cabrer le cheval. Le cavalier, à terre, se releva aussi vite qu’il put. Dégainant sa deuxième épée, il fit des moulinets en tous sens, tournant le dos à Riak. Celle-ci sans hésiter s’approchant, rapide et féline, lui planta sa dague entre les deux omoplates. L’homme tomba à genoux. Prenant appui sur ces deux épées, il se retourna à moitié pendant que le monde retrouvait son aspect habituel. Il regarda Riak, murmura “ Sorcière!” et s’écroula le nez dans l’herbe. Le cheval avait fui. Ils le virent galoper vers la forêt où il disparut.
Riak et Koubaye se regardèrent. Riak debout avait encore sa dague ensanglantée à la main. Koubaye se releva en tremblant, tenant la cape et la lance :
   - Qu’avons-nous fait ? Mais qu’avons-nous fait ? bredouilla-t-il.
   - On a fait ce qu’il fallait faire, répondit Riak d’un ton dur.
  - Mais tu ne te rends pas compte, ils vont venir le venger et quand ils vont le trouver, ils vont nous massacrer !
   - Alors… il ne faut pas qu’ils le trouvent !
Koubaye regarda Riak sans comprendre. Pour lui, ils allaient forcément partir à sa recherche et, en remontant la piste, arriver sur son cadavre. Riak, essuyant sa dague sur les vêtements du mort, réfléchissait tout haut :
   - Il devait être seul, sinon, les autres seraient déjà là. On va l’enterrer. Ils ne viendront pas près de la barre du rocher du roi Riou. Ils auront trop peur d’une révolte. Viens, on va le traîner là-bas. Il n’est pas plus lourd qu’une carcasse de longue patte. 
Ils prirent chacun un pied et se mirent en devoir de le descendre vers la barre rocheuse. Arrivés là, ils choisirent un endroit discret et se mirent à creuser.
   - On va tout enterrer, on ne gardera rien, comme cela personne ne le saura. Ce sera un secret entre nous.
Koubaye admirait l’optimisme de Riak. Avec la lance dont il se servait comme d’une bêche, il creusait d’autant plus vite qu’il ressentait la peur de la suite. Cela leur prit un bon moment pour creuser un trou de bonne profondeur. Riak dit alors à Koubaye :
   - Cela suffit, Thra, le dieu de la terre, nous protègera.
Koubaye donna un dernier coup dans le sol faisant jaillir une dernière pelletée. Il y eut comme un éclair. Interloqués, ils se penchèrent.
   - Un médaillon, dit Riak en ramassant l’objet !
Ils se regardèrent par-dessus le trou.
   - On dirait qu’il est en or, fit remarquer Koubaye. Thra est avec nous, il nous offre ce gage de sa protection. Fais-voir !
Riak lui tendit l’objet. Koubaye l’eut à peine en main qu’il le lâcha en poussant un cri.
   - Il est brûlant !
Riak le regarda sans comprendre. Elle ramassa le médaillon.
   - Mais non, il est froid !
Koubaye approcha sa main de celle de Riak :
   - Je sens sa chaleur d’ici !
De nouveau, ils échangèrent un regard surpris.
   - C’est Thra qui te le donne…  reprit Koubaye. Il n’est pas pour moi.

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