jeudi 26 octobre 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 26

Ils étaient rentrés à la nuit tombée sous une pluie battante. La cape de Riak était déchirée là où la lance avait pénétré. Pour éviter l’interrogatoire, Koubaye était entré dans la maison en disant :
   - On a vu un Seigneur sur son cheval… Alors on s’est caché jusqu’à ce qu’il disparaisse mais il s’est arrêté dans la prairie au-dessus du rocher du roi Riou…
Il avait ainsi continué à raconter, soutenue par Riak, leur attente, leur peur jusqu’à ce que le cavalier ait disparu, hors de leur vue. La grand-mère n’avait pas été plus loin dans ses interrogations. Sorayib était rentré encore plus tard que les enfants. Lui aussi avait parlé de traces de chevaux. Manifestement un groupe de cavaliers était passé par le col du vent pour redescendre par le chemin de la cascade. C’était très inhabituel. Il avait rencontré les traces en revenant de la pâture des longues pattes. Il les avait suivies jusqu’à la cascade et avait vu les silhouettes en bas qui semblaient se diriger vers le village. Les adultes avaient discuté toute la soirée de ce que cela pouvait signifier.
La pluie avait duré trois jours entiers, détrempant à nouveau tout. Koubaye fut rassuré. Si le cheval était parti loin, même le meilleur des chiens ne pourrait pas retrouver la trace. Il s’interrogeait lui aussi sur ces événements sortant de l’ordinaire. Qu’est-ce que les seigneurs préparaient ? La grande fête arriverait bientôt avec la nouvelle saison.
Les hommes profitèrent de l'amélioration de la météo pour aller au village en bas. Ils y allèrent avec des bêtes de bât pour remonter des provisions. Le grand-père avait donné ses ordres à Koubaye pour gérer les troupeaux en son absence. Koubaye avait accompagné son grand-père avec Tchuba, Résiskia et Trumas jusqu’à la cascade. Il avait eu droit à une dernière recommandation :
   - Si tu vois des seigneurs, ou simplement leurs traces, cachez-vous !
Koubaye avait acquiescé avant de reprendre le chemin de la maison. Ils devaient être absents trois ou quatre jours pas plus. En attendant, la peur venait de s’inviter dans sa tête. Koubaye retourna en guettant comme si le danger était imminent. Sa grand-mère qui le trouvait nerveux, lui en fit la réflexion. Il se défendit en jurant qu’il était tout à fait normal et que tout allait bien. L’inquiétude le fit mal dormir cette nuit-là, malgré tout le travail fait dans la journée.
Le lendemain, il rencontra Séas qui allait aussi s’occuper des troupeaux. Ils n’eurent pas le cœur de se chamailler comme ils le faisaient habituellement. Séas aussi guettait. Son père l’avait aussi mis en garde. La journée se passa pourtant tranquillement. Ce n’est que le soir qu’ils furent en alerte. Riak fut la première à repérer le convoi. Elle courut prévenir les garçons qui se dépêchèrent d’aller sur le rocher qui surplombait la vallée.
   - Tu vois quelque chose, demanda Riak à son frère qui était tout en haut ?
   - Il y a des hommes à pied qui montent avec des bêtes.
   - C’est des seigneurs ? s’enquit Koubaye, qui se hissait à son tour sur le sommet du rocher.
   - Difficile à dire, il commence à faire sombre. Ça pourrait être mon père et les autres.
   - Mais ils ne doivent rentrer que dans deux jours, s’inquiéta Riak.
   - Alors, c’est grave, trancha Koubaye. Riak, va prévenir les autres qu’ils se cachent. Dès qu’on en sait plus, on vient vous donner les nouvelles.
Pendant que Riak partait en courant vers les habitations, les deux garçons redescendirent avec discrétion du rocher et se mirent en route pour s'approcher du groupe qui montait.
Forts de leur savoir-faire de discrétion, ils ne furent pas repérés par ceux qui arrivaient. C’est avec soulagement qu’ils reconnurent les voix de leurs proches. Les quatre hommes discutaient d’évènements quand les deux garçons se firent remarquer.
   - Qu’est-ce que vous foutez-là ? leur demanda Tchuba.
  - On vous a vus de loin, mais on n’était pas sûr que ce soit vous, répondit Séas. La frangine a prévenu tout le monde là-haut. Ils doivent être cachés à l’heure qu’il est. 
   - C’est sûrement inutile, dit Sorayib, mais c’est une bonne chose.
  - Qu’est-ce qui se passe, demanda Koubaye ? C’est pas normal que vous reveniez si tôt et avec la moitié des provisions.
Sorayib apprécia le sens de l’observation de son petit-fils. Il lui répondit :
   - Au village, c’est l’effervescence. Il y a des seigneurs en armes partout. Ils ont retrouvé un cheval mais pas son cavalier. Ils s’en prennent à tout le monde. Il valait mieux qu’on ne reste pas.
Koubaye sursauta. Le cheval ! Il avait pensé que la bête se perdrait dans les bois, mais elle était arrivée jusqu’au village.
   - Et qu’est-ce qu’ils font ?
   - À l’auberge, j’ai appris qu’ils avaient tenté de suivre la piste avec les chiens mais sans succès. La pluie a tout effacé. Le seigneur qui a disparu faisait partie du groupe qui est passé dans la vallée l’autre jour. Virme a fait venir des troupes pour fouiller la région, mais ils ont peur car avec la Fête qui approche...
Koubaye comprit son grand-père à demi-mots. Les gens commençaient à arriver. Des tentes se montaient et plus le temps passait et plus le risque d’émeute augmentait. Après les émeutes suivrait la répression… Sorayib lui avait raconté qu’un début de révolte avait eu lieu, il y bien des années. Les seigneurs avaient perdu des hommes et la répression avait été féroce. Personne n’avait envie de revivre cela, et en même temps les gens en avaient assez de supporter les seigneurs. Il n’eut pas le temps de s’approfondir sur la question. Son grand-père le missionna pour aller porter la nouvelle dans les caches. Aujourd’hui, ils ne risquaient rien.
Les jours suivants, Riak fut désignée pour guetter. Enveloppée de sa cape, elle restait sans bouger ou presque au sommet du rocher. La pluie revenait encore parfois mais heureusement en cette fin de saison, plus souvent sous forme de bruine. La première alerte survint au bout de deux jours. Riak somnolait à moitié quand elle sentit le médaillon de Thra frémir contre sa peau. Elle se redressa et vit la troupe qui remontait le sentier de la cascade. Avec la lenteur nécessaire, elle quitta son poste avant de courir  à toute vitesse porter l’alerte.
Quand les seigneurs passèrent dans le hameau, il n’y avait plus personne. Ils jetèrent un coup d’oeil aux maisons mais ne s’arrêtèrent pas. Sorayib, qui les observait de loin, les entendit parler entre eux. Il ne comprenait pas ce qui se disait. Koubaye, plus léger, était en haut d’un arbre. Plaqué contre le tronc, il était indiscernable sous sa cape couleur bois. Il voyait aussi les cavaliers avancer. Devant eux un homme tenait des chiens en laisse. Il jura entre ses dents, espérant qu’ils n’allaient pas aller vers le rocher du roi Riou. Quelques sons lui venaient de leur conversation. Il reconnaissait les gutturalités de la langue. Il ressentit une bouffée de colère. Et puis, il eut cet éblouissement. Il sut ce qu’ils cherchaient. Koubaye ne comprenait pas le sens des paroles. Pourtant des pensées s’imposèrent à lui comme une vérité. Le cavalier perdu était le messager d’un complot contre le roi des seigneurs. Virme ne voulait surtout pas être pris pour un des comploteurs même si c’était probablement la vérité. Il avait peur pour sa sécurité maintenant que la forfaiture était découverte. Ceux qui traversaient le village étaient des soldats de la garde royale et ne tenaient pas Virme en grande estime.
Quand ils furent passés, Koubaye retrouva la sensation de l’écorce sur sa joue et celle de la précarité de sa position dans l’arbre. Les seigneurs étaient partis vers le col du vent. Ils cherchaient la piste.
Sorayib et Koubaye suivirent la piste jusqu’au col du vent. La dernière fois qu’ils les virent, ils descendaient vers la rivière.

Riak avait repris ses factions. Il y eut d’autres alertes. À chaque fois le médaillon de Thra l’avait prévenue. Elle les avait vus avant qu’ils ne la voient. C’étaient toujours des groupes peu nombreux ou des cavaliers solitaires. Le sentier du col du vent était impraticable pour une armée. Ces incursions des seigneurs dans le petit monde fermé de leur hameau inquiétaient beaucoup la grand-mère. Sa formule favorite était de dire :
   - Rma a dû se mélanger dans ses fils.
L’inquiétude était montée et ne redescendait pas. Quand Riak signalait un groupe Sorayib ou Koubaye le suivait. Plusieurs fois, ils étaient passés près des pâtures discrètes où étaient les seconds troupeaux. Sorayib était retourné au village. Même Gabdam l’aubergiste ne savait rien de particulier. Il confirma au grand-père la nervosité de Virme :
   - Il en a perdu le boire et le manger… avait-il déclaré à Sorayib. Il a toujours le teint aussi jaune mais il a les habits qui pendent. Je ne sais pas que ce nous file Rma. Les temps sont étranges. Ils ont plus peur d’eux que de nous...
   - Une guerre de succession ?
   - Possible, on dit que Vrenne se verrait bien jouer un grand rôle.
   - Sera-t-il là pour la fête ?
 - Oui, je le sais par Sibs. Il viendra même avec son armée. On a demandé de monter des baraquements autour de la citadelle pour loger les troupes.
Cela avait fait tiquer Sorayib. Trop de soldats allaient envenimer l'atmosphère. Certains avaient le sang chaud et, l’alcool aidant, rêvaient d’en découdre. Si les troupes de Vrenne étaient trop visibles, la fête serait gâchée.
Ce serait de mauvais augure si cela arrivait. À quoi jouait Rma ? Il commençait à croire sa femme qui pensait que le fileur de temps, filait des fils noirs.

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