samedi 25 novembre 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 29

Riak avait sursauté en entendant le cri du garde. Jusque-là, elle était restée stoïque sous la pluie qui la détrempait, prenant exemple sur ses voisines. C’est en voyant le regard des autres qu’elle avait commencé à s’interroger. Puis elle avait vu les coulées noires sur sa tenue blanche. Elle se sentit comme mise à nue. Elle était là, exposée au regard, en pleine lumière. Autour d’elle, tout alla très vite. Elle entendit plus qu’elle ne vit le remue-ménage. La voix de la grand-mère surgit sur sa droite :
   - Tiens, mets cela et suis-moi !
Riak se retrouva couverte d’une lourde cape sombre. Pendant que les rayons de soleil éclairaient le rocher du roi Riou, le silence se fit dans l’assemblée et dans la plaine. La grand-mère la prit par le poignet. Elle avait aussi revêtu une cape semblable. Elle l’attira à travers le groupe de femmes qui les laissait passer vers le bord de la plateforme. Une échelle dépassait d’une trappe qu’on avait ouverte :
   - Descends par là et attend-moi en bas.
Riak se retrouva dans l’ombre. À moitié courbée, elle attendit, tendant l’oreille pour entendre le bruit des soldats bousculant les hommes. La grand-mère la rejoignit et lui dit :
   - On va par là !
Les deux femmes étaient déjà loin quand l’escalier s’effondra. Elles arrivèrent chez Gabdam avant que la foule ne bouge. La salle était vide. Elles allèrent se réfugier dans la chambre. Riak tremblait de peur et de colère. La grand-mère la calma en lui parlant doucement tout en la déshabillant. Elles se séchèrent et se réchauffèrent. À côté dans la grande salle, les gens arrivaient petit à petit. On entendait le brouhaha des conversations et les bruits des servantes qui allaient et venaient.
   - Le plus sûr serait de partir maintenant pour nous mettre à l’abri au village, dit la grand-mère...
Riak ne put cacher sa déception. Elle n’avait rien vu ou presque de la fête et puis elle allait rater sa première salutation à la Dame blanche en tant qu’adulte.
   -... mais on ne pourra pas saluer la Dame blanche avec les autres...
Riak commençait à échafauder toutes sortes de plans dans sa tête pour rester quand même, quitte à se battre et à jouer de la dague.
   - … Ce serait très dommage. Il est très important que tu sois là pour vivre cette salutation.
Les derniers mots de la grand-mère la firent sortir de ses cogitations enfiévrées.
    - Pourquoi est-ce si important ?
  - Tu es appelée, par tes cheveux blancs, à jouer un rôle dans le culte de la Dame blanche. La Constellation blanche est le signe de sa vitalité et sa vitalité coule dans toutes les femmes de notre peuple mais plus dans celles qui ont la chevelure blanche comme la tienne.
Riak resta sans voix. Elle ne se voyait pas en prêtresse. Elle en avait entendu parler. Enfermées dans un monastère dans une des montagnes éloignées près de l’horizon, elles consacraient leur vie à honorer la Dame blanche.  Elle ne se voyait pas du tout dans ce rôle. Elle le dit à la grand-mère.
   - Je comprends tes réticences, mais Youlba est en colère. La grande prêtresse pense que ta venue la met en colère.
Riak fut interloquée. On parlait d’elle sans elle. Elle n’aima pas l’idée.
   - Je ne suis pas faite pour être dans un temple. Je suis faite pour les grands espaces et pour la liberté.
   - Peut-être, Riak. Si par hasard tu es celle qui doit devenir grande prêtresse, nous le saurons ce soir.
   - Comment ça ?
   - La grande prêtresse se fait âgée. Elle fut comme toi, une jeune fille aux cheveux blancs et la grande nuit de la fête, Youlba a montré sa colère à sa présence ici. Déjà ce matin, tu as été mise en pleine lumière, il est nécessaire de te préparer pour cette nuit.
Riak allait répondre quand on frappa à la porte. Les deux femmes se figèrent. Les coups recommencèrent tapant selon un rythme particulier. La grand-mère se détendit et alla ouvrir la porte. Une femme âgée en tenue de fête entra, suivie de deux autres vieilles. Riak sentit immédiatement une antipathie envers les deux vieilles. La première entrée semblait un peu absente. La grand-mère s’inclina et fit signe à Riak de faire pareil. Riak ne bougea pas.
   - C’est la grande-prêtresse ! Incline-toi ! lui dit la grand-mère.
Riak inclina vaguement la tête tout en scrutant les trois femmes.
   - Elle est bien arrogante, dit une des vieilles endimanchées.
  - Elle s’est retrouvée en pleine lumière à la salutation du Roi Riou, dit la deuxième. Je ne crois pas qu’elle soit celle qui doit venir après vous.
La femme âgée dégagea sa coiffe, libérant une chevelure blanche abondante qui descendit en cascade jusqu’à sa ceinture :
   - Je vous entends, fidèles secondes mères. Elle est jeune et l’arrogance est l’apanage des jeunes. Plus ennuyeuse est la lumière du matin.
    - Oui, Mère du peuple, cela n’est jamais arrivé depuis le début de notre ordre.
   - Je t’entends, Mère Keylake. Cela est à prendre en considération. Elle a les cheveux blancs et longs de la lignée des Mères du peuple.
   - Cela ne suffit pas, dit l’autre avec une pointe d’acrimonie dans la voix
   - Je t’entends, Mère Algrave. Cela ne suffit pas.
Si Riak n’aimait pas les deux acolytes de la grande prêtresse, cette dernière l’intriguait.
   - Montre-moi comment tu es, dit la grande prêtresse à Riak.
Riak qui avait une simple chemise sur elle la regarda sans comprendre. La grand-mère alla chercher une bougie pour la ramener. Riak faisait face à la grande prêtresse. La grand-mère mit la bougie entre elles deux, laissant le reste de la pièce dans la pénombre.
   - Enlève-ta chemise, murmura la grand-mère.
   - Jamais, répondit Riak.
Derrière la grande prêtresse, les deux vieilles s’agitèrent. La grande prêtresse fit un signe de la main qui les fit se calmer instantanément. Riak sentit l’autorité qui émanait de celle qui se tenait devant elle.
   - Donne-moi ta main, dit-elle à Riak en lui tendant la sienne.
À contre-cœur Riak lui prit la main. Elle fut étonnée par la douceur de la main qu’elle prit. Autant le visage était ridé, autant celle de la main était fine et contrastait avec sa peau habituée aux travaux. Elles se regardèrent dans les yeux. Riak était bien décidée à ne pas baisser les yeux la première. La grande-prêtresse eut un petit sourire. Riak se sentit comme aspirée par ce regard. Pour Riak le monde se résuma à ces deux yeux bleus qui la fixaient.
   - Déshabille-toi, dit la grande-prêtresse d’une voix douce.
Elle défit les agrafes qui retenaient sa chemise au niveau des épaules. Celle-ci tomba à ses pieds dévoilant sa nudité.
   - Oh ! fit la mère Keylake.
Hormis ses mains et son visage, Riak était presque aussi pâle que ses cheveux. La grande-prêtresse la fit tourner vérifiant que les cheveux atteignaient le creux des reins.
   - Remets ta chemise, dit-elle enfin en lui lâchant la main et en claquant des doigts.
Riak reprit contact avec le monde. Elle était nue devant de parfaites inconnues. Sa chemise était à terre. Elle ressentit une bouffée de colère et comme un désir de tuer. Elle aurait bien sauté sur sa dague. Pensant à sa grand-mère, elle se retint, ré-agrafant aussi vite que possible sa chemise sur ses épaules.
    - Elle est femme et son poil est blanc, dit la grande-prêtresse, nous verrons ce soir. Allons maintenant.
Elle se retourna vers la porte sans rien ajouter. Les deux autres la suivirent. Juste avant que la mère Algrave ne ferme la porte, elle dit à la grand-mère :
   - Prépare-la et vous nous rejoindrez !
La grand-mère salua en acquiesçant. Riak était debout au milieu de la pièce, raide comme une statue et juste éclairée par la bougie. Elle écumait de rage.
   - Quel grand honneur, dit la grand-mère. La grande-prêtresse...

mercredi 15 novembre 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 28

La grand-mère avait tout de suite compris que quelque chose s’était passée. Elle avait pris Riak à part et l’avait emmenée dans la petite chambre que Gabdam avait réservée pour eux. Elle avait juste donné l’ordre à son mari de faire manger Koubaye. Il l’avait regardée avec étonnement sans répondre puis avait reporté son attention sur son petit-fils. Il ne lui fallut pas longtemps pour amener Koubaye à tout raconter. Son petit-fils avait parlé avec réticence, laissant des blancs et des zones d’ombre dans son récit. Sa peur était palpable. Sorayib lui dit des paroles rassurantes et lui commanda une friandise en dessert, “remède souverain pour les peurs” lui avait-il dit. Il l’envoya se coucher quand il vit sa femme revenir dans la salle commune.
   - Il a eu très peur, lui dit-il.
   - Pas elle, répondit-elle. Elle possède une arme.
Sorayib en resta interloqué.
   - Elle possède une arme et elle sait s’en servir.
Ils mirent en commun ce qu’ils avaient appris l’un et l’autre, reconstituant à peu près ce qu’il s’était passé, comblant le blanc de leurs propres expériences de la vie nocturne lors de la fête. Puis la discussion revint sur l’arme. Sorayib ne l’avait jamais remarquée.
   - Moi non plus, lui répondit sa femme, jusqu’à ce soir. Ses cheveux blancs sont un danger. L’homme lui a arraché sa coiffe. Le bruit va se répandre qu’il y a une cheveux blancs à la fête. Cela va lui faire courir des risques. On ferait peut-être bien de rentrer à la maison.
   - Il est trop tard pour se mettre en route et avec la salutation du roi Riou au lever du soleil, on ne pourra pas partir comme cela. Gabdam est trop fin pour ne pas faire le lien. Comment pourrait-on la cacher ? Elle n’est pas prête à affronter le monde les armes à la main…
   - Evidemment non ! Elle est à peine nubile. Mais elle peut se mettre en danger sans le vouloir. J’ai pensé à teindre ses cheveux, il me reste de cette huile sombre qui fera merveille.
Sorayib sourit. Sa femme avait souvent de très bonnes idées. Ses savoirs étaient peut-être moins grands que les siens, mais elle avait cette inventivité qu’il admirait.
   - Il faudra qu’elle accepte de poser son arme, si elle n’a pas sa cape.
  - Elle ne voudra pas. Cette dague représente pour elle quelque chose que je ne comprends pas. J’ai vu aussi autour de son cou une chaîne que je ne lui connaissais pas. Quand je l’ai interrogée, elle s’est braquée. Là-aussi il y a un secret. Koubaye connaît peut-être les réponses.
   - Il faudra l’interroger, mais sans éveiller ses craintes...
Sorayib baissa la voix.
   - ...Je crois de plus en plus que c’est un sachant. Il m’a dit que demain Youlba verrait sa victoire se défaire. Je n’ai pas compris. Il y avait dans ses yeux une telle certitude que je n’ai pas osé poser plus de question. Bon allons dormir. Il nous faut nous lever tôt pour saluer le roi Riou.
   - Tu as raison. Tout le monde doit dormir hormis quelques soiffards attardés...

Pendant que Sorayib et sa femme se dirigeaient vers leur chambre sous le regard de Gabdam qui finissait ses rangements, Virme interrogeait un sergent au garde-à-vous.
   - Tu es sûr de ce qu’il a dit ? Il avait peut-être trop bu.
   - Non, Monseigneur, il a ameuté tout le monde sur la présence d’une sorcière.
   - Vous ne l’avez pas vue ?
  - Non, Monseigneur, mais nous sommes arrivés assez tard sur les lieux. Tout avait été piétiné et les chiens n’ont rien relevé.
   - Je n’aime pas ça, grommela Virme entre ses dents. Verme arrive demain. S’il sait qu’une sorcière se promène en liberté…
Virme marcha de long en large pendant un moment en réfléchissant. Il maudissait cette nouvelle. Verme risquait encore de lui faire des reproches. Il aurait préféré continuer à boire tranquillement. Il pensait avoir fait tout ce qu’il avait à faire en faisant massacrer tout un village où vivait une enfant aux cheveux blancs et voilà qu’on lui annonçait une nouvelle sorcière, armée qui plus est. Non Verme ne serait pas content de cette histoire. Il y avait maintenant trop de monde dans la plaine pour qu’ils puissent la retrouver facilement. Virme se tourna vers le sergent toujours au garde-à-vous.
   - Tu vas faire prévenir les indics, qu’ils préviennent tout de suite s’ils voient une femme voilée. La sorcière n’osera pas sortir les cheveux au vent. Les troupes de Verme sont déjà là, envoie un messager au commandant, qu’il vienne me voir. Il nous faudra leur aide.
Le sergent salua et sortit. Virme, resté, seul se servit à boire. Les oracles n’étaient pas favorables cette année. Les pluies avaient trop duré, le complot contre le roi avait été éventé et puis maintenant cette sorcière... Ce n’était pas le moment qu’il se fasse remarquer. Des têtes tombaient. Il espérait avoir pu convaincre les envoyés royaux de sa fidélité. Il avait senti leur mépris. Cela l’arrangeait qu’on le prenne pour un imbécile et un ivrogne. On se méfie moins des imbéciles. Restait maintenant à donner des gages de sa loyauté envers la couronne. Il jura tout en finissant son verre. Il aurait bien massacré tout le monde. L’option était tentante mais la fête le lui interdisait. Une erreur et il aurait une émeute ou pire une révolte. La nuit sombre s’avançait pendant que Virme ruminait en buvant.

Sorayib réveilla tout le monde bien avant l’aube. Il entraîna Koubaye dans la grande salle en lui expliquant que les femmes devaient se préparer pour la salutation. Gabdam et son équipe étaient déjà debout. Ils purent s’installer ainsi tranquillement dans un coin de la salle pour manger. La soupe était chaude et épaisse et réveilla Koubaye. D’autres personnes arrivaient qui du couloir des chambres, qui de dehors. Ils venaient se faire servir et échanger des nouvelles. Koubaye parlait quand son grand-père le fit taire en lui demandant d’écouter. Accoudé au comptoir, un homme d’armes parlait d’une sorcière qu’il devait chercher.
   - C’est un soiffard de Talsmak qui en a parlé. Il a une belle plaie à la gorge.
   - Talsmak ? interrogea Gabdam.
   - C’est un méchant village à dix jours de marche vers l’est. Si tu veux mon avis, on y trouve plus de bandits que d’honnêtes gens ! Tiens ! Remets-moi la même chose. Je ne voudrais pas attaper la mort avec cette pluie qui menace.
   - Et la sorcière ?
   - Ah ! Elle ! Et bien, personne ne l’a vraiment vue. Certains ont parlé d’un serviteur qui l’accompagnait mais on n’a rien vu. Moi, j’dis qu’elle reviendra pas aujourd’hui mais là-haut, ils ont décidé autrement. Bon, c’est pas tout ça, mais faut que j’y aille. Si j’suis pas à mon poste à l’aube ça va barder pour moi.
Il posa deux petites pièces sur le comptoir et sortit en sifflotant.
Koubaye était atterré. Il pensait que ce qui était arrivé serait aussitôt oublié. Si les soldats les cherchaient, ils n’avaient aucune chance de s’en sortir. Le grand-père le regarda en souriant. Koubaye était resté la main à moitié levée et la bouche ouverte de saisissement.
    - Tu ferais mieux de finir ton bol, entendit Koubaye.
Il sursauta mais se sentit nerveux. Sorayib se pencha vers lui pendant que Koubaye reprenait son repas.
   - Il va vous falloir faire attention ! Tous ceux qui sont la plaine ne sont pas d’un grand savoir. Je ne sais pas combien ont dépassé le cinquième savoir, mais il n’y en aura pas beaucoup. Eux savent mais les autres croient encore trop à ces balivernes des seigneurs sur les femmes aux cheveux blancs. Mais voilà les femmes !
Koubaye se tourna vers la porte du couloir. Il ne les reconnut pas. Elles étaient en habits de fête. Sa grand-mère portait une robe toute brodée aux couleurs du clan et Riak… et bien Riak était méconnaissable. La silhouette informe sous sa cape était devenue une belle jeune femme revêtue d’une robe presque blanche avec juste les premières broderies de son clan. Elle portait une coiffe simple qui laissait voir des cheveux d’un noir profond. Koubaye s’interrogea sur ce miracle mais ne dit rien. La salle commune n’était pas le lieu pour poser ces questions. Sorayib se leva pour accueillir son épouse. Il avait le regard fier de la voir ainsi parée. Koubaye fit de même avec retard et félicita Riak qui eut un petit rire gêné.
   - C’est Grande-mère qui a voulu que je me pare ainsi, dit-elle comme une excuse.
Koubaye bafouilla que ce n’était pas grave et qu’elle était magnifique, qu’il ne disait pas cela pour la flatter...
   - Cesse de bredouiller, Koubaye, lui dit sa grand-mère avec un sourire, et va nous commander à manger.
Il ne se le fit pas dire deux fois, trop heureux de se sortir de cette situation qui l’embarrassait.
Quand ils furent servis, le grand-père les pressa. Il ne voulait pas arriver en retard. Lui aussi avait revêtu les habits de son clan. Il était magnifique, pensa Koubaye. Il se voyait déjà plus grand porter la cape brodée sur la tenue de fête. Ils marchèrent dans la nuit s’éclairant d’une lanterne, petit lumignon dans une marée de lumignons.
Gabdam avait donné à Koubaye les coupes et à Sorayib le pichet. On ne pouvait pas fêter le roi Riou sans une coupe ou un verre à la main. Ils furent bientôt à la limite du village. La plaine était couverte de petites lumières tremblotantes. Quand ils approchèrent de la tribune, Koubaye eut la surprise de voir les gens faire de la place pour que son grand-père et les siens puissent passer. Il prit alors conscience de la grandeur du clan de sa famille. Il se sentit fier d’être là. Il vit aussi les regards se porter sur Riak. Elle tenait les yeux baissés, faisant attention de ne pas tomber. Elle était gênée d’être là au vu et au su de tout le monde. Elle savait que ses cheveux blancs pouvaient la mettre en danger. Elle suivit la grand-mère qui alla vers l’arrière de l’estrade, rejoignant d’autres femmes. Quand tout le monde fut en place, Sorayib demanda à Koubaye de tenir les coupes pendant qu’il les remplissait. L’aube pâlissait à l’horizon découvrant un ciel nuageux. Les commentaires allaient bon train, entre les optimistes et les pessimistes.
   - Le soleil va avoir du mal à se dégager, dit l’un.
  - Oui, dit un autre, Je crains Youlba. Ce qui se passe à la cour du roi des seigneurs peut lui donner envie d’intervenir.
Koubaye tendit l’oreille. Des inconnus parlaient ainsi à voix basse. Il avait vu les signes discrets pour les autres, évidents pour lui, lors des saluts. Son grand-père faisait partie de ces gens dont Koubaye sentait les grands savoirs.
   - Encore un peu et le soleil va sortir, dit une voix grave sur sa droite.
   - Le vent se renforce, fit remarquer quelqu’un.
   - Youlba…, murmura son voisin en se tournant vers le nord.
Koubaye, comme tous les présents, regarda dans cette direction. Chargés de pluie et crachant des éclairs, de noirs nuages semblaient se précipiter vers eux. Un mur de pluie s’avança vers eux, noyant de gris le paysage. Personne n’avait amené de quoi se protéger de la fureur de Youlba. Derrière le premier rideau de pluie qui les détrempa, un vent froid les glaça installant un grésil. Les cristaux de glace leur firent fermer les yeux. Koubaye comme les autres se retourna, dos aux précipitations. Il vit avec horreur la chevelure de Riak. La teinture n’avait pas tenue, coulant sur la robe qu’elle noircissait, elle dévoilait la blancheur naturelle des cheveux.
À ce moment-là, le soleil se leva. Ses premiers rayons passèrent entre les montagnes au loin et les nuages. Ses rayons rasèrent la terre, éclairant comme un phare Riak, la blanche. Il y eut un cri en contre-bas de la tribune :
   - La Sorcière !
Koubaye vit le geste d’un garde montrant du doigt Riak. Comme un couteau tranchant, les rayons flamboyant du soleil illuminèrent le rocher du Roi Riou. Koubaye réagit avec un peu retard. Tous les hommes levèrent qui son verre, qui sa timbale ou sa coupe, voire son pichet. Le silence se fit simplement rompu par les cris des gardes essayant de progresser vers la tribune. La bousculade se rapprochant d’eux, Koubaye, le visage cinglé par le grésil, détourna son regard du rocher que l’ombre commençait à recouvrir. Deux groupes de soldats arrivaient au pied de l’escalier renversant les hommes et les femmes qui gênaient leur progression. Il remarqua que personne ne se poussait. Il voyait les corps tomber dans l’herbe. La lumière rasante éclairait les éclaboussures qui lui apparaissaient avec une netteté étonnante. Il murmura à mi-voix :
   - L’escalier ne va pas tenir...
Le pas lourds des hommes en armes fit résonner les premières marches. Le premier allait atteindre la plateforme quand le bois des marches céda dans un craquement sonore. Il y eut des cris et des jurons mêlés de tintement de métal. Koubaye ne vit plus qu’un méli-mélo de corps enchevêtrés se débattant. Il se tourna vers Riak et ne la vit plus. Cherchant sa grand-mère des yeux, il constata sa disparition.
Youlba redoublant de colère, déversa des trombes d’eau sur leur tête noyant tout le paysage dans un gris froid uniforme.
Koubaye se sentit désemparé quand une main attrapa son poignet. Une voix inconnue lui dit :
   - Suis-moi.
L’homme l’entraîna vers l’autre bord de la plateforme. Tout le monde les laissait passer. Derrière eux le tumulte des soldats se transformait en plaintes et en gémissements. D’autres qui arrivaient, se mirent en devoir de les aider à se dégager. Dans la plaine, c’était comme un sauve-qui-peut pour aller se mettre à l’abri.

dimanche 5 novembre 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 27

La saison des grandes pluies avait du mal à céder la place. Les vieux parlaient du temps des encore plus vieux qui avaient déjà vu cela. Ils péroraient, prédisant une mauvaise année. Pourtant, dans la plaine, les préparatifs de la Fête suivaient leur cours. Certains marchands installaient des estrades devant leur boutique pour éviter la boue. Gabdam devenait nerveux. Il avait fait rentrer des barriques et des barriques de provisions. Ce ciel bas lui faisait craindre de ne pas rentrer dans ses frais. D’autres taverniers venaient des environs monter des tentes pour en faire des débits provisoires.
Là-haut, Koubaye et Riak étaient impatients de descendre s’amuser. Burachka et sa famille avaient choisi de rester pour s’occuper des bêtes. Koubaye fut jaloux de la famille de Trumas quand il vit qu’ils étaient déjà partis pour la fête alors que Sorayib ne voulait descendre que pour le premier jour. Il en parla à son grand-père alors qu’ils rentraient des pâtures cachées. Sorayib avait expliqué que Buracka ne voulait pas courir le risque de rencontrer ses agresseurs. Elle avait peur de ce qui pourrait arriver. En restant ici cette année bien que ce ne soit pas son tour, elle se protégeait. Tchuba aussi préférait jouer la sécurité en restant sur la montagne. Il ne tenait pas non plus à être confronté aux troupes des seigneurs.
Quant à Trumas qui aurait dû rester garder le hameau, il avait profité de la situation pour descendre avant que quelqu’un ne se ravise.
   - Et puis tu sais, Rma entremêle curieusement ses fils. Quand la pluie est encore là, Youlba n’est pas loin. Elle n’aime pas notre peuple et elle pourrait venir gâcher la fête…
Koubaye fut horrifié par cette idée. Tout dieu qu’elle était, elle n’avait pas le droit de perturber la fête. Intérieurement, il bouillonnait, rêvant que Thra venait à leur secours… mais Thra, le dieu de la terre, ne pouvait que supporter les colères de Youlba. Il l’avait bien vu quand ils s’étaient retrouvés dans la grotte. Il passa par une phase d’abattement qui ne dura pas. Il rêva que le Roi des dieux viendrait à leur secours et leur rendrait justice en faisant revenir le roi Riou.
Enfin vint le temps du départ. Tôt le matin avant même que ne soit levé le soleil, Riak et Koubaye étaient prêts. Sorayib et sa femme avaient préparé les provisions pour la route et pour les trois jours suivants. Tout le long du voyage, ils répétèrent les consignes aux jeunes, leur fixant un rendez-vous tous les soirs chez Gabdam. Riak avait droit à une dose supplémentaire de recommandations. Elle avait une grande cape et une capuche lui cachant le visage et les cheveux mais en plus, la grand-mère lui avait fait une coiffe comme les filles du nord qui mettait à l’abri le blanc de ses cheveux.
   - C’est pas le moment qu’on les voit. Il y aura trop de seigneurs, trop de gens à leur solde sans parler des gens de notre peuple qui croient à leurs sornettes. N’oublie pas Riak, il en va de ta sécurité !
   - Oui, Grande-mère, je sais. Je ne dois pas toucher aux boissons fortes, me méfier des garçons et surtout ne jamais montrer mes cheveux. Ne t’inquiète pas, ajouta-t-elle, je resterai avec toi. Je ne connais personne en bas.
Quand ils arrivèrent en bas de la cascade, le jour se levait. Le ciel était nuageux, mais quelques plages de soleil égayaient le sol ça et là. Ce qui impressionna le plus Riak fut le nombre de gens qui marchaient vers la plaine. Koubaye joua les anciens en lui disant que c’était normal et qu’il y en aurait encore plus quand ils seraient en vue du village :
   - Tu vas voir... la plaine est noire de monde !
Bientôt, ils rejoignirent le chemin principal et furent dans le flot des marcheurs. Quelques chariots avançaient péniblement dans la boue en grinçant. Les charretiers juraient, maudissant la pluie qui rendait les routes difficiles.
Le soleil perça à travers les nuages quand ils furent bloqués. Plus personne n’avançait. Koubaye se tordit le cou pour essayer de voir ce qui se passait. Un peu plus loin des musiciens commençaient à jouer des airs populaires entraînant les gens à danser autour d’eux. De proche en proche, la nouvelle leur parvint. Les seigneurs avaient mis un octroi. Si la somme était symbolique, le geste n’en était pas moins mal perçu par la foule qui devenait de plus en plus dense. Sur un mamelon, un peu plus loin une troupe de soldats, l’arme au poing, surveillait les opérations.
Si certains dansaient, d'autres criaient leur colère. La foule débordait du chemin, envahissant les prairies autour. La pression augmenta sur les barrières. Une première céda, puis une deuxième. Il y eut des cris de victoire et les gens se précipitèrent pour atteindre le village. La troupe fit mouvement pour endiguer le flot. Les soldats traversèrent la route au pas de course pour aller vers la rivière. Ils n'étaient pas partis que déjà les barrières autour du mamelon cédaient à leur tour. Débordés par la foule, ils firent face, entourant le percepteur, prêts à défendre leur vie. Leur courage ne suscita que de l’indifférence. Tout le monde se pressait pour arriver et avoir une bonne place dans la plaine qui pour sa tente, qui pour son commerce, qui pour rejoindre sa famille ou ses amis. Il fallait être là et se montrer. Les grands savoirs étaient présents mais leurs noms ne s’échangeraient que sous le manteau entre gens dont le savoir était à peine moins grand.
Riak et Koubaye étaient loin de penser à tout cela. Quand brusquement la foule s’était remise en marche, ils avaient fait comme les autres, ils avaient couru. C’est ainsi qu’ils étaient arrivés au village bien avant les grands-parents qui s’étaient contentés de marcher. Riak avait pris la main de Koubaye pour qu’ils ne se perdent pas l’un l’autre. Elle avait ralenti dès l’entrée dans le village. Elle ne l’avait pas reconnu. Partout des étals et des marchandises, parsemés de crieurs essayant d’attirer le chaland. Elle avait dit son étonnement devant une telle transformation.
   - Et demain ce sera encore mieux. La fête commencera vraiment. Quand le soleil se sera levé et que nous aurons salué le roi Riou, alors ce sera merveilleux...
D’un coup Riak s’arrêta et regarda Koubaye qui lui expliquait tout ce qu’ils allaient pouvoir faire toute la nuit. Koubaye s’arrêta lui aussi de parler et la regarda. Elle semblait avoir peur. Il l'interrogea. Riak répondit :
   - Et les bayagas !
  - On ne risque rien… Sorayib me l’a dit l’année dernière. L’étoile de Lex reste couchée pendant ces journées…. ou plutôt ces nuits… Alors tout le monde peut se laisser aller…
Riak n’eut pas le temps de répondre. Un colporteur l’avait abordée lui montrant des étoffes chamarrées. Les deux jeunes ne purent s’en débarrasser. L’homme avait vu briller les yeux de Riak devant ces belles choses. Il avait abandonné quand une femme d’âge mûr lui avait demandé à les voir.
Ils passèrent la journée à parcourir la fête, se saoulant d’impressions. L’excitation les tenait debout malgré la fatigue qui leur alourdissait les jambes. Ils étaient à cet âge entre deux âges, trop grands pour jouer avec les groupes d’enfants qui couraient partout et trop jeunes pour avoir les préoccupations des adultes. Riak avait expliqué à Koubaye qu’elle vivait sa première fête. On ne l’avait jamais emmenée, seul son père avait fait plusieurs fois le voyage. Koubaye s’était alors senti investi d’une mission. Il lui fit découvrir les coins et recoins de la fête. Ils passèrent ainsi du temps devant des bateleurs et autres saltimbanques. Riak fut impressionnée par les jongleurs et surtout par le lanceur de couteaux. Elle aurait bien aimé s’entraîner à cela mais où trouver de telles armes. Elle comprenait bien que ce n’était pas avec les méchantes lames qui leur servaient tous les jours qu’elle pourrait faire cela. Elle vit quelques marchands d’armes qui en proposaient. Les prix leur étaient inaccessibles pour eux qui avaient à peine de quoi acheter le repas pour la journée. 
Comme tout le monde, ils se réfugièrent à l’abri quand les nuages déversèrent leur cargaison de pluie. Si certains continuaient à vendre et à acheter, la plupart scrutaient le ciel commentant la météo. Si certains optimistes promettaient le soleil pour le lendemain matin, la majorité s’interrogeait sur sa présence pour la salutation au roi Riou. Quant aux pessimistes, ils déversaient leur oracles de malheur dans les oreilles de tout un chacun. Youlba allait laisser aller sa colère, et la pluie, comme ce soir, cacherait le soleil, et la salutation au roi Riou ne pourrait avoir lieu, et le retour de la constellation blanche subirait le même sort, et la terre ne donnerait pas son fruit, et…. Ils continuaient ainsi jusqu’à ce qu’un homme de haut savoir intervienne en demandant simplement quel était son niveau de savoir personnel. Riak avait pouffé quand elle avait vu la tête du pseudo oracle en entendant la demande d’un vieil homme à la face ridée comme une vieille pomme.
A la fin de l’averse, Koubaye avait demandé à Riak à mi-voix :
   - Tu ne veux pas rentrer dormir un peu ? Il se fait tard. J‘ai faim !
Il n’osa pas parler de sa fatigue. Après tout, il était presque un homme et il n’avouerait pas à Riak qu’il ne sentait plus ses jambes. Cette dernière, tout aussi fatiguée, s’amusait trop. Elle lui proposa de passer la nuit dehors à dormir dans un coin tranquille. Koubaye fit la moue :
   - Tu sais, si les bayagas ne viendront pas, il y a d’autres dangers qui rôdent. Mon grand-père m’a dit que nombreux voleurs profitaient de la nuit pour détrousser les gens…
   - Je sais, répondit Riak, la grande-mère m’en a parlé aussi. Mais quand je vois tous ces gens qui s’amusent, qui rient, qui chantent ou dansent … je me dis qu’elle exagère un peu…
     - On est très loin de l’auberge… et on ne sait jamais… On nous a demandé de ne pas nous faire remarquer…
Riak fit la moue mais acquiesça. L’arrêt sous l’auvent du marchand pendant le temps de l’averse avait réveillé des crampes dans ses jambes. Elle sentait le poids de la fatigue. Après tout, l’important était d’être dehors pour le lever du jour. Ils reprirent leur déambulation en se rapprochant de l’auberge. Autour d’eux, il y avait de moins en moins de monde. Les échoppes fermaient les unes après les autres. Ils devaient maintenant écarquiller les yeux pour voir où ils allaient. La zone qu’il traversait était vidée pour la nuit. Un peu plus loin sur la droite, il y avait les lueurs d’une tente tripot. Les hommes y buvaient force bières et parlaient trop fort. Koubaye fit signe à Riak de passer plus au large. Ils ne virent pas l’ombre dans l’ombre. L’homme surgit brutalement devant eux. D’une voix grasseyante, il les interpella :
   - Alors les gosses, on traîne… Z’auriez pas un peu de monnaie ?
   - Non… non, bafouilla Koubaye, on est à deux pas de chez nous…
L’homme eut un rire aviné :
   - Te moque pas gamin, y a rien par là ! Aller aboule le fric avant que je me fâche.
   - Foutez le camp, intervint Riak d’une voix dure
   - Ah mais y a une demoiselle… Mais ça change tout, ça, ma belle… On va un peu prendre de l’avance sur la fête, toi et moi, pendant que ton copain va filer…
Tout en disant cela, l’homme attrapa le bras de Riak à travers la cape. Elle sentit sa poigne, il sentit sa rage et avant qu’il ne comprenne, il avait une lame sur la gorge.
   - Sale porc… c’est toi qui vas filer !
Elle lui entailla le cou sur une bonne largeur de main. Sous la morsure de la douleur, l’homme se dégagea en tirant sur la cape, la faisant tomber et arrachant la coiffe de Riak. Sa chevelure blanche se répandit sur ses épaules alors que la lune perça à travers les nuages lui donnant un éclat irréel. L’homme recula précipitamment en hurlant :
   - Une Sorcière ! UNE SORCIÈRE !
Du tripot, des cris lui répondirent. Koubaye voyant cela, ramassa rapidement la cape et, attrapant la main de Riak, la tira à l’ombre. Il lui remit tant bien que mal la cape et ils se mirent à courir pendant que les ivrognes envahissaient la zone en hurlant et en réveillant tout le monde.
Quand ils furent loin, cachés entre deux bâtisses, Koubaye dit à Riak :
   - Alors là… pour la discrétion c’est raté ! Je ne sais pas ce que va dire mon grand-père…
   - J’allais quand même pas le laisser faire !
   - Non, répondit Koubaye, mais de là à sortir ton couteau…
   - Et bien, il y regardera à deux fois maintenant avant de chercher des ennuis à quelqu’un…
   - On aurait pu lui laisser notre argent et partir…
   - Tu rigoles… tu l’as vu quand il a découvert que je n’étais pas un garçon
Koubaye dut en convenir. Il tremblait intérieurement. Ils attendirent un moment ainsi à l’abri des regards. Quand l’agitation fut calmée, ils reprirent leur route vers l’auberge. Si Koubaye scrutait les ombres, Riak avait la dague à la main...