mercredi 15 novembre 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 28

La grand-mère avait tout de suite compris que quelque chose s’était passée. Elle avait pris Riak à part et l’avait emmenée dans la petite chambre que Gabdam avait réservée pour eux. Elle avait juste donné l’ordre à son mari de faire manger Koubaye. Il l’avait regardée avec étonnement sans répondre puis avait reporté son attention sur son petit-fils. Il ne lui fallut pas longtemps pour amener Koubaye à tout raconter. Son petit-fils avait parlé avec réticence, laissant des blancs et des zones d’ombre dans son récit. Sa peur était palpable. Sorayib lui dit des paroles rassurantes et lui commanda une friandise en dessert, “remède souverain pour les peurs” lui avait-il dit. Il l’envoya se coucher quand il vit sa femme revenir dans la salle commune.
   - Il a eu très peur, lui dit-il.
   - Pas elle, répondit-elle. Elle possède une arme.
Sorayib en resta interloqué.
   - Elle possède une arme et elle sait s’en servir.
Ils mirent en commun ce qu’ils avaient appris l’un et l’autre, reconstituant à peu près ce qu’il s’était passé, comblant le blanc de leurs propres expériences de la vie nocturne lors de la fête. Puis la discussion revint sur l’arme. Sorayib ne l’avait jamais remarquée.
   - Moi non plus, lui répondit sa femme, jusqu’à ce soir. Ses cheveux blancs sont un danger. L’homme lui a arraché sa coiffe. Le bruit va se répandre qu’il y a une cheveux blancs à la fête. Cela va lui faire courir des risques. On ferait peut-être bien de rentrer à la maison.
   - Il est trop tard pour se mettre en route et avec la salutation du roi Riou au lever du soleil, on ne pourra pas partir comme cela. Gabdam est trop fin pour ne pas faire le lien. Comment pourrait-on la cacher ? Elle n’est pas prête à affronter le monde les armes à la main…
   - Evidemment non ! Elle est à peine nubile. Mais elle peut se mettre en danger sans le vouloir. J’ai pensé à teindre ses cheveux, il me reste de cette huile sombre qui fera merveille.
Sorayib sourit. Sa femme avait souvent de très bonnes idées. Ses savoirs étaient peut-être moins grands que les siens, mais elle avait cette inventivité qu’il admirait.
   - Il faudra qu’elle accepte de poser son arme, si elle n’a pas sa cape.
  - Elle ne voudra pas. Cette dague représente pour elle quelque chose que je ne comprends pas. J’ai vu aussi autour de son cou une chaîne que je ne lui connaissais pas. Quand je l’ai interrogée, elle s’est braquée. Là-aussi il y a un secret. Koubaye connaît peut-être les réponses.
   - Il faudra l’interroger, mais sans éveiller ses craintes...
Sorayib baissa la voix.
   - ...Je crois de plus en plus que c’est un sachant. Il m’a dit que demain Youlba verrait sa victoire se défaire. Je n’ai pas compris. Il y avait dans ses yeux une telle certitude que je n’ai pas osé poser plus de question. Bon allons dormir. Il nous faut nous lever tôt pour saluer le roi Riou.
   - Tu as raison. Tout le monde doit dormir hormis quelques soiffards attardés...

Pendant que Sorayib et sa femme se dirigeaient vers leur chambre sous le regard de Gabdam qui finissait ses rangements, Virme interrogeait un sergent au garde-à-vous.
   - Tu es sûr de ce qu’il a dit ? Il avait peut-être trop bu.
   - Non, Monseigneur, il a ameuté tout le monde sur la présence d’une sorcière.
   - Vous ne l’avez pas vue ?
  - Non, Monseigneur, mais nous sommes arrivés assez tard sur les lieux. Tout avait été piétiné et les chiens n’ont rien relevé.
   - Je n’aime pas ça, grommela Virme entre ses dents. Verme arrive demain. S’il sait qu’une sorcière se promène en liberté…
Virme marcha de long en large pendant un moment en réfléchissant. Il maudissait cette nouvelle. Verme risquait encore de lui faire des reproches. Il aurait préféré continuer à boire tranquillement. Il pensait avoir fait tout ce qu’il avait à faire en faisant massacrer tout un village où vivait une enfant aux cheveux blancs et voilà qu’on lui annonçait une nouvelle sorcière, armée qui plus est. Non Verme ne serait pas content de cette histoire. Il y avait maintenant trop de monde dans la plaine pour qu’ils puissent la retrouver facilement. Virme se tourna vers le sergent toujours au garde-à-vous.
   - Tu vas faire prévenir les indics, qu’ils préviennent tout de suite s’ils voient une femme voilée. La sorcière n’osera pas sortir les cheveux au vent. Les troupes de Verme sont déjà là, envoie un messager au commandant, qu’il vienne me voir. Il nous faudra leur aide.
Le sergent salua et sortit. Virme, resté, seul se servit à boire. Les oracles n’étaient pas favorables cette année. Les pluies avaient trop duré, le complot contre le roi avait été éventé et puis maintenant cette sorcière... Ce n’était pas le moment qu’il se fasse remarquer. Des têtes tombaient. Il espérait avoir pu convaincre les envoyés royaux de sa fidélité. Il avait senti leur mépris. Cela l’arrangeait qu’on le prenne pour un imbécile et un ivrogne. On se méfie moins des imbéciles. Restait maintenant à donner des gages de sa loyauté envers la couronne. Il jura tout en finissant son verre. Il aurait bien massacré tout le monde. L’option était tentante mais la fête le lui interdisait. Une erreur et il aurait une émeute ou pire une révolte. La nuit sombre s’avançait pendant que Virme ruminait en buvant.

Sorayib réveilla tout le monde bien avant l’aube. Il entraîna Koubaye dans la grande salle en lui expliquant que les femmes devaient se préparer pour la salutation. Gabdam et son équipe étaient déjà debout. Ils purent s’installer ainsi tranquillement dans un coin de la salle pour manger. La soupe était chaude et épaisse et réveilla Koubaye. D’autres personnes arrivaient qui du couloir des chambres, qui de dehors. Ils venaient se faire servir et échanger des nouvelles. Koubaye parlait quand son grand-père le fit taire en lui demandant d’écouter. Accoudé au comptoir, un homme d’armes parlait d’une sorcière qu’il devait chercher.
   - C’est un soiffard de Talsmak qui en a parlé. Il a une belle plaie à la gorge.
   - Talsmak ? interrogea Gabdam.
   - C’est un méchant village à dix jours de marche vers l’est. Si tu veux mon avis, on y trouve plus de bandits que d’honnêtes gens ! Tiens ! Remets-moi la même chose. Je ne voudrais pas attaper la mort avec cette pluie qui menace.
   - Et la sorcière ?
   - Ah ! Elle ! Et bien, personne ne l’a vraiment vue. Certains ont parlé d’un serviteur qui l’accompagnait mais on n’a rien vu. Moi, j’dis qu’elle reviendra pas aujourd’hui mais là-haut, ils ont décidé autrement. Bon, c’est pas tout ça, mais faut que j’y aille. Si j’suis pas à mon poste à l’aube ça va barder pour moi.
Il posa deux petites pièces sur le comptoir et sortit en sifflotant.
Koubaye était atterré. Il pensait que ce qui était arrivé serait aussitôt oublié. Si les soldats les cherchaient, ils n’avaient aucune chance de s’en sortir. Le grand-père le regarda en souriant. Koubaye était resté la main à moitié levée et la bouche ouverte de saisissement.
    - Tu ferais mieux de finir ton bol, entendit Koubaye.
Il sursauta mais se sentit nerveux. Sorayib se pencha vers lui pendant que Koubaye reprenait son repas.
   - Il va vous falloir faire attention ! Tous ceux qui sont la plaine ne sont pas d’un grand savoir. Je ne sais pas combien ont dépassé le cinquième savoir, mais il n’y en aura pas beaucoup. Eux savent mais les autres croient encore trop à ces balivernes des seigneurs sur les femmes aux cheveux blancs. Mais voilà les femmes !
Koubaye se tourna vers la porte du couloir. Il ne les reconnut pas. Elles étaient en habits de fête. Sa grand-mère portait une robe toute brodée aux couleurs du clan et Riak… et bien Riak était méconnaissable. La silhouette informe sous sa cape était devenue une belle jeune femme revêtue d’une robe presque blanche avec juste les premières broderies de son clan. Elle portait une coiffe simple qui laissait voir des cheveux d’un noir profond. Koubaye s’interrogea sur ce miracle mais ne dit rien. La salle commune n’était pas le lieu pour poser ces questions. Sorayib se leva pour accueillir son épouse. Il avait le regard fier de la voir ainsi parée. Koubaye fit de même avec retard et félicita Riak qui eut un petit rire gêné.
   - C’est Grande-mère qui a voulu que je me pare ainsi, dit-elle comme une excuse.
Koubaye bafouilla que ce n’était pas grave et qu’elle était magnifique, qu’il ne disait pas cela pour la flatter...
   - Cesse de bredouiller, Koubaye, lui dit sa grand-mère avec un sourire, et va nous commander à manger.
Il ne se le fit pas dire deux fois, trop heureux de se sortir de cette situation qui l’embarrassait.
Quand ils furent servis, le grand-père les pressa. Il ne voulait pas arriver en retard. Lui aussi avait revêtu les habits de son clan. Il était magnifique, pensa Koubaye. Il se voyait déjà plus grand porter la cape brodée sur la tenue de fête. Ils marchèrent dans la nuit s’éclairant d’une lanterne, petit lumignon dans une marée de lumignons.
Gabdam avait donné à Koubaye les coupes et à Sorayib le pichet. On ne pouvait pas fêter le roi Riou sans une coupe ou un verre à la main. Ils furent bientôt à la limite du village. La plaine était couverte de petites lumières tremblotantes. Quand ils approchèrent de la tribune, Koubaye eut la surprise de voir les gens faire de la place pour que son grand-père et les siens puissent passer. Il prit alors conscience de la grandeur du clan de sa famille. Il se sentit fier d’être là. Il vit aussi les regards se porter sur Riak. Elle tenait les yeux baissés, faisant attention de ne pas tomber. Elle était gênée d’être là au vu et au su de tout le monde. Elle savait que ses cheveux blancs pouvaient la mettre en danger. Elle suivit la grand-mère qui alla vers l’arrière de l’estrade, rejoignant d’autres femmes. Quand tout le monde fut en place, Sorayib demanda à Koubaye de tenir les coupes pendant qu’il les remplissait. L’aube pâlissait à l’horizon découvrant un ciel nuageux. Les commentaires allaient bon train, entre les optimistes et les pessimistes.
   - Le soleil va avoir du mal à se dégager, dit l’un.
  - Oui, dit un autre, Je crains Youlba. Ce qui se passe à la cour du roi des seigneurs peut lui donner envie d’intervenir.
Koubaye tendit l’oreille. Des inconnus parlaient ainsi à voix basse. Il avait vu les signes discrets pour les autres, évidents pour lui, lors des saluts. Son grand-père faisait partie de ces gens dont Koubaye sentait les grands savoirs.
   - Encore un peu et le soleil va sortir, dit une voix grave sur sa droite.
   - Le vent se renforce, fit remarquer quelqu’un.
   - Youlba…, murmura son voisin en se tournant vers le nord.
Koubaye, comme tous les présents, regarda dans cette direction. Chargés de pluie et crachant des éclairs, de noirs nuages semblaient se précipiter vers eux. Un mur de pluie s’avança vers eux, noyant de gris le paysage. Personne n’avait amené de quoi se protéger de la fureur de Youlba. Derrière le premier rideau de pluie qui les détrempa, un vent froid les glaça installant un grésil. Les cristaux de glace leur firent fermer les yeux. Koubaye comme les autres se retourna, dos aux précipitations. Il vit avec horreur la chevelure de Riak. La teinture n’avait pas tenue, coulant sur la robe qu’elle noircissait, elle dévoilait la blancheur naturelle des cheveux.
À ce moment-là, le soleil se leva. Ses premiers rayons passèrent entre les montagnes au loin et les nuages. Ses rayons rasèrent la terre, éclairant comme un phare Riak, la blanche. Il y eut un cri en contre-bas de la tribune :
   - La Sorcière !
Koubaye vit le geste d’un garde montrant du doigt Riak. Comme un couteau tranchant, les rayons flamboyant du soleil illuminèrent le rocher du Roi Riou. Koubaye réagit avec un peu retard. Tous les hommes levèrent qui son verre, qui sa timbale ou sa coupe, voire son pichet. Le silence se fit simplement rompu par les cris des gardes essayant de progresser vers la tribune. La bousculade se rapprochant d’eux, Koubaye, le visage cinglé par le grésil, détourna son regard du rocher que l’ombre commençait à recouvrir. Deux groupes de soldats arrivaient au pied de l’escalier renversant les hommes et les femmes qui gênaient leur progression. Il remarqua que personne ne se poussait. Il voyait les corps tomber dans l’herbe. La lumière rasante éclairait les éclaboussures qui lui apparaissaient avec une netteté étonnante. Il murmura à mi-voix :
   - L’escalier ne va pas tenir...
Le pas lourds des hommes en armes fit résonner les premières marches. Le premier allait atteindre la plateforme quand le bois des marches céda dans un craquement sonore. Il y eut des cris et des jurons mêlés de tintement de métal. Koubaye ne vit plus qu’un méli-mélo de corps enchevêtrés se débattant. Il se tourna vers Riak et ne la vit plus. Cherchant sa grand-mère des yeux, il constata sa disparition.
Youlba redoublant de colère, déversa des trombes d’eau sur leur tête noyant tout le paysage dans un gris froid uniforme.
Koubaye se sentit désemparé quand une main attrapa son poignet. Une voix inconnue lui dit :
   - Suis-moi.
L’homme l’entraîna vers l’autre bord de la plateforme. Tout le monde les laissait passer. Derrière eux le tumulte des soldats se transformait en plaintes et en gémissements. D’autres qui arrivaient, se mirent en devoir de les aider à se dégager. Dans la plaine, c’était comme un sauve-qui-peut pour aller se mettre à l’abri.

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