vendredi 2 février 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 37

Koubaye avait tout de suite aimé cette manière de se déplacer. Il maniait les échasses comme un Oh’m’en de naissance au grand étonnement de ceux qu’ils croisaient. Vivant dans un vaste pays de plaines aux sols pauvres, ils avaient développé ce moyen de déplacement. Ils en avaient fait leur gagne-pain. Comme ils allaient vite, ils faisaient du transport. Ils avaient un réseau de relais dans toutes les villes ou presque. Les gens venaient jusqu’à la maison des “grands-marcheurs” pour y déposer courrier et paquets. Siemp avait été un grand-marcheur avant d’entrer au service de Balima. Siemp ouvrait la route et Koubaye le suivait. Les chemins du pays étaient suffisamment bons pour qu’ils avancent vite. En une journée de grand-marcheur, on parcourait quatre distances de “petit-marcheur”. C’est ainsi que les Oh’m’en désignaient les gens sans échasse. Le voyage aurait été ennuyeux si Koubaye ne découvrait chaque jour de nouvelles choses et de nouveaux paysages. Le soir, ils s’arrêtaient dans une maison d’Oh’m’en. Après un repas rapide, Koubaye partait dormir. Chaque nuit, il se réveillait et ressentait la présence de Riak et ses sentiments.
Après avoir quitté Smé, ils traversèrent une région de collines. Si certaines étaient boisées, la plupart étaient couvertes de terrasses pour permettre la culture. La route n’était pas droite mais sinuait entre les accidents de terrain en longeant les ruisseaux et les rivières. Ils atteignirent Delfa qui était le chef-lieu de la région. Sur la colline la plus proche de la ville, les Seigneurs avaient fait construire une place forte. Sur sa motte le donjon se dressait comme une menace vers le ciel. La maison des Oh’m’en était légèrement en périphérie adossée au poste de garde qui surveillait la route. Comme tous ceux qui entraient et sortaient, ils avaient dû se plier au contrôle. Siemp avait une sacoche de courrier que la mère Oh’m’en de Smé lui avait donnée, et Koubaye était présenté comme un apprenti grand-marcheur. Ils étaient arrivés au bon moment, les gens se dépêchaient de rentrer avant la nuit. Le garde les avait à peine regardés. Le lendemain, munis d’une nouvelle sacoche, ils étaient repartis. Ils suivaient maintenant la rivière.
   - Ce soir nous serons à Tiemcen. La mère de la maisonnée m’a dit, avant le départ, que les seigneurs étaient sur les dents. Il y a eu une révolte dans un village non loin et un des leurs a été tué. Ils dressent des gibets pour un oui ou pour un non.
Koubaye, en entendant Siemp, eut des images qui lui passèrent devant les yeux. Des corps pendaient sans vie, accrochés aux branches des arbres ou aux poutres des maisons. Le château des seigneurs surplombait la rivière, dressant fièrement ses murailles sur la falaise qui bordait l’eau. Koubaye eut la vision des silhouettes jetées du haut des remparts. Elles battaient des bras et des mains comme si elles essayaient de voler. Il cria quand il les vit s’écraser sur les rochers de la rivière. Siemp s'arrêta en l’interrogeant. Koubaye s’était appuyé sur un arbre et reprenait sa respiration. Ses yeux ne voyaient pas Siemp. Il murmura :
   - Cela s’arrêtera quand la falaise s’effondrera…
Siemp ne comprit pas le sens de ces paroles, mais après lui avoir demandé si cela allait bien, ils se remirent en route. Le temps était doux. La marche facile. Ils rencontrèrent un autre grand marcheur. Siemp s’arrêta pour lui parler. Ils utilisèrent la langue des Oh’m’en. C’était une langue aux tonalités sifflantes comme un chant d’oiseau. Koubaye ne comprenait pas ce qui se disait. Il ressentait la peur du grand marcheur, la course qu’il avait dû faire pour échapper à une patrouille de soldats. Siemp en l’entendant s’assombrit. La journée était déjà bien entamée et il n’y avait plus de maison de Oh’m’en entre le lieu où ils étaient et Tiemcen. La rencontre fut malgré tout assez brève. L’autre grand marcheur portait un sac à dos dont le contenu ne pouvait attendre. Ils le virent repartir vers Smé à grandes enjambées. Siemp se tourna vers Koubaye :
   - Il faut qu’on arrive à Tiemcen ce soir mais il faudra qu’on prenne des précautions. Je vais marcher un peu devant toi et tu me suis à distance. S’il y a un danger, je te ferai signe et tu te cacheras.
Koubaye acquiesça et ils se remirent en route. Siemp prit de l’avance. Koubaye le suivait avec plus de difficultés. Marchant seul, il allait plus vite. Koubaye devait presque courir pour ne pas le perdre de vue. La route, et tous ses tournants, ne facilitait pas les choses. L’après-midi se déroula sans encombre. Çà et là, ils virent des silhouettes qui se cachaient. Koubaye ressentit leur peur et conclut qu’ils fuyaient la région. Alors que la lumière commençait à baisser, ils virent leurs premiers pendus. Siemp avait ralenti. Il s’arrêtait parfois pour scruter la route et repartait. Des colonnes de fumée, çà et là, signalaient des fermes et des maisons en feu. Koubaye vit Siemp stopper de nouveau pour regarder la route devant lui. Il scruta aussi les collines environnantes et le ciel. Il fit signe à Koubaye de le rejoindre. Cela faisait un moment qu’ils n’avaient vu personne.
   - On va passer par là. Le chemin conduit en haut de la colline et on devrait pouvoir voir la ville et ses environs.
Sans attendre, il s’engagea dans la forêt. Siemp y marchait rapidement alors que Koubaye devait faire des efforts pour ne pas se taper dans les branches ou ne pas tomber à cause des irrégularités du terrain. Quand il parvint en haut, Siemp était déjà en train de regarder. Ils dépassaient à peine la cime des arbres mais la vue était dégagée. La vision qu’il eut dans le soleil couchant le laissa sans voix. Il n’avait jamais vu de lac. Au pied de la colline, une grande étendue d’eau miroitait dans le soleil couchant. Il trouva cela beau et en même temps, il sentit que c’était terrible. Il demanda à Siemp qui semblait un peu désemparé :
   - C’est Tiemcen ?
   - Oui et non. Je ne comprends pas. Il a dû arriver quelque chose. La rivière semble avoir débordée…
Il resta un moment silencieux et puis ajouta l’air étonné :
   - … et puis je ne vois pas le château en haut de la falaise. Viens !
Ils redescendirent rapidement. Siemp était inquiet. Koubaye le sentait mais ne comprenait pas pourquoi. Siemp avait perdu toute prudence et avançait à grandes enjambées obligeant Koubaye à courir. Après un dernier tournant, ils découvrirent la ville.
Elle était inondée. Siemp regarda quelques instants l’agitation des gens qui allaient et venaient cherchant à sauver ce qui pouvait l’être. Il n’y avait pas l’ombre d’un soldat. Reprenant sa marche, il se mit à marcher dans l’eau. Bientôt, ils ne croisèrent que des bateaux de fortune. Les femmes pleuraient, les hommes avaient le visage fermé. Koubaye eut bientôt de l’eau jusqu’en haut des échasses. Il commençait à craindre de s’enfoncer dans l’eau quand ils atteignirent la maison de Oh’m’en. Le portail était ouvert, et sur le balcon quelqu’un leur fit signe quand il les vit. Ils venaient juste de déchausser quand il y eut un grand bruit. Et brutalement l’eau baissa entraînant tout. Ils virent des embarcations être emportées par le courant avec leur chargement plus ou moins fragile. Siemp se tourna vers celui qui les avait accueillis :
   - Mon nom est Siemp, je suis porteur d’une sacoche. Qu’est-ce qui s’est passé ?
  - Mon nom est Drafte. La mère de la maisonnée t’expliquera. Entrez, je dois rester pour veiller avant le lever de l’étoile de Lex.
Siemp, la sacoche sur l’épaule, passa la porte. La grande salle était encombrée de toutes sortes de choses. Il alla vers la femme qui donnait les ordres et se présenta.
   - Reposez-vous, nous mangerons plus tard et je répondrai à vos questions.
L’agitation dura encore un moment. Koubaye dormait à moitié quand on servit le repas. Siemp en tant que dernier arrivé se retrouva à la droite de la maîtresse de maison. Elle s’adressa à Siemp :
  - Tiemcen connaît malheurs sur malheurs. Il y a d’abord eu, voilà dix jours, la mort du lieutenant. La répression des Seigneurs a été brutale. Nous avons été épargnés parce que nous portons les missives vers la capitale. Cela se calmait un peu quand un garde a été attaqué, ici, en pleine ville, il y a deux jours. Depuis, c’était le carnage. Beaucoup se sont cachés quand ils ont entendu le hurlement du seigneur du haut des remparts du château…
   - Je n’ai pas vu le château, la coupa Siemp…
  - Il s’est effondré, ou plutôt la falaise s’est brutalement effondrée dans la rivière. La terre en a tremblé. Quand on a vu les gardes se précipiter pour aller au secours du seigneur, on a failli crier de joie… Mais l’éboulement a coupé la rivière et l’eau est montée très vite, noyant tout et tous.
Elle se tourna vers sa gauche :
   - Degermane, tu es venu par le sud. Raconte ce que tu as vu.
  - Et bien, je longeais la rivière quand la terre a tremblé. J’ai vu disparaître la falaise et la rivière s'assécher. Quand je suis arrivé au coude, le pont avait disparu, le château avait disparu. La poussière retombait et la rivière était à sec. Un mur de pierre, de terre et de débris se dressait devant moi, barrant le passage. J’ai alors fait le tour par le chemin du moulin qui contourne la colline du sud. L’eau avait déjà envahi tout le bas quartier et j’ai couru devant elle pour arriver ici et prévenir.
   - Heureusement pour nous, nous avons pu ainsi sauver beaucoup de choses. Isach a suivi l’eau qui partait. Il a vu que la rivière s’est frayée un nouveau chemin dans l’éboulis. Mais la ville pleure ses morts. Il y avait les pendus, maintenant il y a aussi les noyés.
Koubaye, qui s’était réveillé, se mordit la lèvre. Il avait dit et la falaise était tombée. Sa haine des seigneurs avait fait des noyés. Des larmes coulèrent sur ses joues...

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