Petit homme. Premières saisons


1
« Mais qu'est-ce que je suis venu faire là? » se disait l'homme.
Coincé entre deux rochers, il était provisoirement à l'abri de la mâchoire du grand saurien.
Il haletait. Sans ce foutu rêve, jamais il n'aurait quitté son village.
Il sentait le souffle puant de la bête .....
- Alors petit homme, tu reprends ton souffle?
Il retint sa respiration quelques secondes. Il ne reprit son rythme saccadé que lorsque ses poumons le brûlèrent.
- Tu te crois à l'abri. N'oublie pas que tu es ici sur mon territoire et que j'en connais les moindres recoins.
La voix était douce presque mielleuse. Il fut étonné d'une telle voix pour une aussi grosse bête.
Il avait couru au-delà de ses forces pour échapper au dragon qui le poursuivait dans la caverne sous la montagne. C'est au moment où il se croyait au bout qu'il avait vu cette crevasse dans la paroi. Il s'y était précipité, laissant au passage quelques lambeaux de vêtements et de peau sur les aspérités. Il avait juste gardé ses armes, une vieille épée et son marteau. Il se jugeait fou d'avoir entrepris cette quête. Dans la quasi obscurité de la roche, il sentait le poids de sa peur.
Il jeta un coup d'œil dans l'étroit couloir dans lequel il s'était précipité. Dans la quasi obscurité, il vit luire la lueur jaune de la prunelle du dragon. Celle-ci bougea. Il se renfonça le plus vite qu'il put dans son renfoncement. La langue de feu passa sans le toucher.
- Tu es rapide, petit homme. Ça ne te sauvera pas longtemps mais tu es rapide.
Sa respiration avait repris son rythme de folie. Il était coincé dans un recoin d'un boyau avec comme seul issue la bouche d'un dragon.
- Tu sais, petit homme, je crois que je vais te faire cuire à l'étouffé au fond de ton trou. Mais avant tu vas me dire ce que tu as pris de mon trésor.
- J'ai rien pris, Seigneur Dragon, j'ai rien pris. Je le jure. J'étais pas venu pour vous voler...
- Ah bon! Alors tu es venu pour quoi?
- C'est les villageois dans la vallée qui m'ont convaincu de venir pour que vous cessiez de manger leur bétail ou leurs enfants.
- Et tu crois que je vais gober cela!
L'homme sentit à nouveau le souffle brûlant s'engouffrer dans le couloir. Cela dura un peu plus longtemps que la première fois. La température de la roche s'éleva un peu. Il faisait maintenant tiède.
Un roulement de tonnerre se répercuta sous les voûtes ajoutant à sa peur. Même le dieu du Tonnerre était contre lui.
- Tu sens, petit homme, la chaleur qui monte. Je vais continuer comme cela jusqu'à ce que tu cuises ou que tu sortes.
L'homme sentait trembler ses genoux. Il ne put même pas se retenir et urina sur lui.
- Ta vessie te trahit, petit homme.
De nouveau le souffle du dragon chauffa la pierre.
- Arrête, Seigneur Dragon. Je ne suis pas un guerrier, juste un pauvre homme trompé par un rêve.
Le jet de feu stoppa.
- Un rêve, dis-tu petit homme. Voilà qui est intéressant.
Le silence tomba seulement troublé par les roulements lointains du tonnerre.
- Écoute, petit homme, je te propose un marché. Tu me racontes ton rêve et ce qu'il est advenu. S'il me séduit, je te laisse partir. Sinon, je te tue tout de suite.
L'homme avala sa salive.
- C'est à cause de la Solvette, c'est elle qui m'a dit que j'avais…
- ARRÊTE! Tu n'as pas bien compris, petit homme, je ne te demande pas trois phrases, je veux ton histoire. Il n'y a que si elle me plaît que tu vis. Alors commence comme doivent commencer les contes et légendes, il était une fois...
L'homme s'était recroquevillé lors du cri de grand saurien. Ses genoux s'entrechoquaient et sa vessie se serait vidée si ce n'était déjà fait.
Il n'allait pas se laisser cuire comme cela.
- Il était une fois... Il était une fois...
Il ne voyait pas ce qu'il allait pouvoir dire. Un souvenir lui revint.
- Il était une fois, dans cette longue nuit qui s'allonge quand on ne sait si l'hiver va tenir ou si la lumière reviendra, un rite pour que tourne la roue de la vie...

2
Le vieux sorcier en avait vu des saisons froides et des longues nuits. Cette fois-ci il pensa qu'il vivait une de ses dernières. Ses articulations lui faisaient de plus en plus mal. Il ne se déplaçait plus qu'aidé par un bâton ou soutenu par un jeune acolyte. Celui-ci arrivait pour l'emmener vers l'autel cérémoniel.
- Maître, Maître, c'est bientôt l'heure. La tempête ne s'est pas calmée.
Le vieux sorcier sourit de la fébrilité du jeune homme. Il pensa que la traversée de la ville allait être difficile. Depuis quelques jours, si on pouvait qualifier de jour ses quelques rares heures de luminosité blafarde, le vent ne cessait pas. Entre les congères et le verglas, l'espace entre les maisons était difficilement praticable. Le jeune apprenti sorcier aida son maître à revêtir la lourde cape de fourrure. Plutôt frêle, il pensa aussi à la difficulté du déplacement qui l'attendait. Une bourrasque plus forte produit un hululement sinistre
- Maître, vous ne voulez pas que j'appelle, Kalgar le forgeron pour qu'il nous aide? Sioultac se déchaîne ce soir.
- Tu as raison, Tasmi. Le dieu de la tempête est en colère. Je ne sais pas ce qui le motive. Il faudra faire un rituel pour l'apaiser si cela continue. Mais va chercher Kalgar sinon nous allons être en retard. Je vais finir de me vêtir seul.
Le vieux sorcier maugréa pour attacher l'habit de cérémonie. Il maugréa encore en pensa à Sioultac. C'était un mauvais présage. Sa manifestation n'était jamais une bonne chose. Pendant les longs mois de la saison froide, sa venue était normale. Sioultac était le dieu des terres froides au-delà des montagnes. Sa lutte avec Cotban le dieu des terres du soleil était chantée depuis des générations. Sioultac profitait de la saison des longues nuits pour prendre le dessus et Cotban utilisait la lumière pour revenir. Le cycle de leur combat rythmait la vie de la communauté installée entre les deux. Mais dans ce cycle, Sioultac se manifestait souvent et longtemps. Le vieux sorcier se demanda si le rite serait efficace. Il se remémora les différents mouvements, les différentes offrandes prévues.
Un hurlement de loup se fit entendre, puis un autre et encore un plus lointain. Une meute chassait.
" Trop près!" pensa le vieux sorcier. Cela aussi était un mauvais présage. La dernière fois qu'une meute était arrivée au moment de la cérémonie, il y avait eu des morts et une épidémie qui avait laissé la ville très affaiblie. Il était dans ces sombres ruminations quand la porte s'ouvrit laissant un vent froid chargé de neige s'engouffrer dans la pièce. Deux silhouettes s'étaient précipitées à l'intérieur. Son frêle acolyte et la masse rassurante du forgeron.
- Merci de ta venue, Kalgar. Je ne suis plus assez jeune pour affronter une telle tempête. Il va falloir songer à me trouver un successeur.
- Ta science est grande, Maître Sorcier, tes apprentis encore bien jeunes. Tu es plus solide que tu ne le crois.
- Merci de tes compliments mais je ne me fais guère d'illusions sur moi. Ta femme va-t-elle bien? Cette grossesse hors saison m'inquiète.
- La matrone est là car elle a des douleurs qui se rapprochent. Elle a voulu me rassurer mais je vois bien qu'elle est inquiète. Les loups qui hurlent ne vont pas les rassurer.
- Oui, je sais c'est un mauvais présage mais il n'est peut être pas pour nous. Je ferai un rite divinatoire après la cérémonie de la Boucle Noire.
- Es-tu prêt, Maître Sorcier?
- Allons-y Kalgar.
Le jeune Tasmi ouvrit la porte. Sioultac sembla renforcer son hurlement. Le grésil leur fouettait le visage. Kalgar ouvrait la marche, faisant de son corps un rempart auquel s'attachait le vieux sorcier comme à un brise-lames.

3
Pendant ce temps dans la maison commune, Chan écoutait le hurlement des loups. Se retournant vers les hommes assis en cercle autour du feu, il jura :
- Knam ! Que Sioultac soit maudit !
- Te voilà bien mal poli Chan.
- Je sais l'Ancien, mais faire sortir les hommes par un temps pareil n'est pas une joie. Pourtant, on ne peut pas laisser la meute s'approcher plus.
- Elle chasse, Chan. Si elle a du gibier, elle partira.
- Oui, l'Ancien. Tu as raison mais pour le moment elle se rapproche et il faut bien prévoir.
- C'est pour cela que tu es un bon chef. Tu prévois.
Chan donna des ordres. Les hommes présents se préparèrent.
- Où est Kalgar et son marteau?
- Il est parti aider le Maître Sorcier.
- Dès qu'il revient, vous vous mettrez en route.
Un cri retentit à l'autre bout de la maison commune. Derrière un rideau, entourée des femmes et de la matrone, la femme de Kalgar accouchait.
Entre deux bourrasques, un cri sembla lui répondre. Cela venait de dehors. Les hommes s'entreregardèrent.
- N'attendez pas Kalgar, allez ! Cria Chan
Ouvrant la porte de planches jointées de boue, ils s'enfoncèrent dans la nuit. Les torches malmenées par le vent, ne donnaient qu'une faible lumière. Le groupe d'une vingtaine de silhouettes se dirigea vers la porte de l'enceinte. La centaine de bâtisses que comportait la ville, étaient en bois sauf la maison commune et le temple qui avaient des murs en pierre. Basses et sur le flanc d'une colline, elles dessinaient un lacis de rues et de ruelles qui avaient en commun d'être envahies de courants d'air.
Kalgar les rejoignit alors qu'il prenait la montée du puits.
- Comment va ma femme?
- Les douleurs ont commencé mais la matrone est avec. Son totem est puissant, il la protègera.
Celui qui avait parlé, portait un casque et une armure de cuir recouvert de plaques. Son nom était Sstanch. Il était le chef de la milice et allié de la femme de Kalgar par le sang. La milice se composait de quatre gaillards, forts en gueule, mais pauvres en idées. Sstanch avait parfois du mal à les tenir, pourtant leur fidélité était sans faille. La troupe des miliciens et des volontaires, longeait les palissades pour éviter les tourbillons de vent. Les hurlements de la meute étaient maintenant très près. Sstanch estimait qu'elle approchait de la porte des hautes terres. Que chassait-elle? Cela lui semblait bizarre qu'elle n'ait pas déjà réussi à attraper sa proie. A moins qu'elle n'ait attaqué un ours. Il avait déjà vu cela une fois étant jeune. L'énorme bête était sortie de sa tanière où elle hibernait pour ses besoins. Une meute affamée l'avait prise pour une proie potentielle. Leur combat avait retenti toute la journée dans les bois autour de la ville. Les enfants avaient été voir depuis la palissade extérieure les cadavres des loups sur la neige et les survivants en train de se repaître de la carcasse de l'ours.
Aujourd'hui pas de soleil, une sale nuit de grésil et de vent et une meute qui devenait dangereuse par sa proximité. Il comprenait la volonté de Chan, mais ce n'était pas lui qui risquait sa peau. Ils approchaient de la porte des hautes terres par la ruelle du vieux puits.
- On dirait des coups!
- C'est les loups qui attaquent la palissade!
Ils pressèrent le pas.
- Non, on cogne sur la porte.
Deux hommes se précipitèrent sur la barre qui bloquait la porte. Les autres se saisirent de leurs armes, qui une épée, qui une faux, qui une serpe. Kalgar avait saisi son lourd marteau et se tenait prêt.
La porte s'ouvrit. Une femme s'effondra vers l'intérieur. A la lueur de leurs torches, ils virent la silhouette d'un homme qui faisait des moulinets avec un brandon fumant. Dans un hurlement, les loups attaquèrent. Dans un bref instant de répit du vent, on entendit une mâchoire se refermer en claquant. L'homme hurla de douleur. Trois loups lui sautèrent dessus. D'autres se précipitèrent par la porte restée ouverte. Les hommes de la milice entrèrent en action. Kalgar écrasa la tête d'un loup qui venait de mordre la femme à terre. Son habit de cuir le protégea d'une autre attaque. La mêlée était confuse. Filt et Calt attrapèrent l'homme extérieur qui avait lâché sa torche. Pendant ce temps quatre autres bataillaient contre les loups avec leurs torches ou leurs armes. Voyant leur échec, le chef des loups aboya un bref cri. Grondant et ne quittant pas les hommes des yeux, les survivants refluèrent vers la forêt toute proche.
Sstanch hurla :
- Fermez la porte!
Pendant que quatre hommes s'arc-boutaient pour qu'elle se ferme plus vite. Sstanch montra la tour de guet.
- Filt et Calt, prenez les torches et montez là-haut!
Voyant ses ordres suivis, il se retourna vers le couple. La femme gisait par terre dans la position où elle était tombée. L'homme était recroquevillé sur son bras droit.

4
Le vieux sorcier officiait. Comme toujours dans ces cas-là, il reprenait une stature que son âge ne lui permettait plus. Ses assistants le secondaient dans la transe du rituel. Tel un oiseau que les flammes des torches rendaient immense, il tournait autour de l'autel portant le vase sacré contenant la terre. Nul ne savait d'où elle venait. C'est Hut le fondateur qui était venu avec. Elle était la terre origine. Les fumées des herbes aromatiques favorisaient la voyance du sorcier. Chacun connaissait sa place et son rôle. Le premier assistant suivait le vieux sorcier pas à pas. Le rituel ne devait pas s'interrompre sous peine... Il n'avait pas très bien compris les explications de son maître. Le temps s'arrêterait-il ou bien s'écoulerait-il de travers comme le sable d'un sablier cassé? Il ne savait pas expliquer mais la peur était là. Toute la ville comptait sur eux pour que le cycle soit relancé. Les augures n'étaient pas bons. Pourtant le maître sorcier avait décidé que le moment était arrivé de faire vivre le rite. Le vent hurlait dehors faisant écho aux cris des loups. Protégés par la pierre des murs, les sorciers se concentraient sur ce qui se jouait à l'intérieur. Le troisième tour finissait. Maintenant venait le combat de Sioultac et de Cotban. Revêtus des costumes symboliques, deux assistants enchaînaient les figures rituelles. Cela aurait pu être une danse si l'enjeu n'était pas la vie de la cité. Pénétrés de leurs rôles, ils tournaient autour de la pierre autel, mimant le flux et le reflux. Dans leurs esprits ouverts aux mondes des esprits, ils contactaient les habitants de la ville. Ceux-ci aussi avaient un rôle à jouer. Brûlant la chandelle de la longue nuit, les pères racontaient aux enfants l'Histoire, comment Hut le fondateur avait trouvé ce lieu, comment il avait fondé et développé la ville. Pendant ce temps les femmes faisaient tourner le bâton des ancêtres. Ainsi tout le peuple de la ville s'unissait derrière ses sorciers pour relancer le cycle du temps. Sioultac semblait l'emporter sur Cotban. Le froid et la nuit se glissèrent dans l'esprit des gens. C'est alors que surgissait la bougie blanche. Sa fabrication était un secret. Nul profane ne savait comment obtenir cette blancheur. Le maître Sorcier la portait contre son giron. La flamme vacillait. Le miracle avait lieu chaque année, malgré les courants d'air, la bougie blanche ne s'éteignait pas. Le combat dansé reprit de plus belle. Sioultac en voulait à la bougie que Cotban défendait. Le sorcier faisait aussi de son mieux pour la protéger. Dix fois le souffle glacé du dieu des terres froides coucha la flamme. Dix fois les assistants crurent à son extinction, mais dix fois dans une gerbe d'étincelle, la lumière revint. Sioultac s'essoufflait. Une dernière fois il tenta, toujours vainement d'éteindre la bougie blanche que défendait Cotban. Épuisé, il s'effondra haletant. Le Sorcier leva les bras et lentement tourna sur lui-même pour montrer la flamme toujours vivace. Les assistants hurlèrent de joie. Le cri se répercuta de maison en maison. Une immense clameur envahit la ville.
- Que Cotban maudisse ces loups qui nous ont fait rater le rite de la longue nuit!
- Knam! C'est la première fois que cela m'arrive, dit un autre combattant.
- Ne vous plaignez pas, dit Sstanch. On aurait pu avoir des morts. Emmenez ces deux-là à la maison commune!

5
Chan sirotait son malch noir. Il pensait que cette année, la fête ne serait pas très joyeuse. Il n'avait pas pu donner beaucoup pour améliorer l'ordinaire. La récolte avait été médiocre. Les provisions pour l'hiver seraient juste suffisantes. Il fallait éviter les gaspillages. Ce n'est pas avec quelques tonneaux de malch noir que les hommes allaient oublier les mauvais présages. Que ce soit l'interminable colère de Sioultac, ou la venue des loups, en eux-mêmes ces signaux n'étaient pas inquiétants. C'est leur accumulation qui minait le moral de la cité. La venue d'un enfant en dehors de la saison était aussi une anomalie. Dans un pays où toutes les naissances se faisaient au printemps, l'arrivée en hiver d'un petit faisait peur.
L'arrivée de la milice interrompit cette triste fête de la longue nuit.
A peine libérée la porte s'ouvrit à la volée sous la poussée des vents.
Filt et Calt entrèrent en soutenant un homme. Sous sa cape de fourrure, on devinait des habits étranges aux couleurs chaudes et claquantes. Derrière Kalgar fit une entrée encore plus remarquée. Il portait un tas de fourrure d'ours. La botte qui en dépassait évoquait la féminité.
Chan fut le premier à sauter sur ses pieds. Il avait vu la qualité des fourrures. Des étrangers, riches de surcroît, venaient d'échouer dans sa ville. Un nouveau mauvais présage!
- De l'aide vous autres ! dit-il aux hommes présents.
- Kalgar, pose-la ici. Ta femme a accouché, va la voir.
Celui-ci ne se le fit pas dire deux fois. Posant avec le minimum d'égard le paquet qu'il tenait, il courut vers le fond de la salle commune. Derrière, sa femme et son enfant l'attendaient.
Chan fit asseoir l'homme près du feu, sur son fauteuil. Il avait les traits crispés de celui qui souffre. Il soutenait son bras droit, la main pendait inerte, du sang s'écoulait le long des doigts.
- Allez chercher la Solvette, on a besoin d'elle.
Les miliciens s'entre regardèrent. La Solvette avait mauvaise réputation. Elle soignait mais on disait aussi d'elle qu'elle pouvait jeter des sorts.
La voix de Sstanch s'éleva.
- Filt, vas-y, tu ne risques rien.
L'homme grimaça mais prenant ses affaires, il sortit. Les autres furent soulagés de ne pas être obligés d'y aller. La Solvette habitait tout en bas de la ville près de la rivière. Filt en avait pour un bon moment à lutter contre les vents et la neige.
En attendant, Chan s'approcha du tas de fourrure d'ours. Il la déplia, découvrant petit à petit une frêle silhouette féminine. Il trouva les habits somptueux. Il n'avait vu de cuir si fin et si bien décoré, rehaussé de boucles en métal brillant.
- Cant sta chi miacto !
Chan se retourna vers l'étranger qui venait de parler d'une voix rauque altérée par la souffrance.
- Cant sta chi miacto ! redit-il.
- Je ne vous comprends pas ! dit Chan.
L'homme se leva brutalement, fit un pas vers la femme à la fourrure d'ours et tomba. Il poussa un cri quand son bras droit toucha terre et perdit connaissance.
- Allongez-le près du feu ! dit Chan en se retournant vers la femme toujours immobile. Elle était couchée sur le flanc, presque en position fœtale, serrant contre elle un sac. Il posa la main sur son épaule. Elle grelottait. Il la tourna sur le dos. Elle se laissa faire sans lâcher ses affaires. Son regard était voilé et ne semblait voir personne. Elle gémit quand il lui retira son sac. Il le tendit vers un des témoins qui s'était approché. Au moment où celui-ci le prenait, il s'en échappa un vagissement. Chan lui reprit des mains et l'ouvrit. La tête d'un bébé apparut. Il ne devait pas avoir plus de quelques semaines. Le regard de Chan alla de l'enfant à la femme. Qu'est-ce qui peut pousser une jeune mère à faire un tel voyage, en plus avec un hors-saison? Plus il découvrait de choses et moins il aimait ce qu'il se passait. Les augures avaient prévenu. La loi de l'hospitalité lui interdisait de les renvoyer mais tout son être le prévenait du danger qu'ils représentaient. Il jura dans sa tête.
- Qu'est-ce qu'on va faire, Chan? murmura l'Ancien.
La situation était inédite. Il arrivait parfois pendant la saison des longs jours que des étrangers montent jusqu'à la ville. On les voyait arriver de loin. Le chemin suivait la rivière depuis le fond de la vallée. Les premiers guetteurs prévenaient au moins deux jours avant qu'ils ne soient en vue de l'agglomération. Ça laissait le temps de voir venir. Il y avait le colporteur qui faisait sa tournée, les maquignons et quelques autres connus. L'Ancien avait même vu une fois un représentant de la ville de la grande plaine. Il était reparti bien vite quand il avait vu le peu d'intérêt stratégique et financier de la vallée. Parfois l'un ou l'autre descendait jusqu'au marché général qui avait lieu une fois par lunaison plus bas mais encore dans la vallée. Il fallait marcher quatre jours pour y aller et autant pour revenir. On les chargeait de ramener ce qui manquait.
Chan fit étendre la femme à côté de l'homme près du feu. Chargé du bébé, il alla vers le fond de la salle. Il fallait que cet enfant mange.

6
- Alors, la Solvette?
Chan avait réuni le conseil des anciens. La fête avait tourné court avec l'arrivée des étrangers. Le vent avait diminué. Maintenant seule tombait une neige épaisse. Derrière le rideau, la femme de Kalgar avait donné naissance à un hors-saison. La matrone l'avait bien aidée. Pour une première naissance, surtout dans de telles conditions, les choses s'étaient bien passées. Restait à savoir si le mauvais œil serait sur l'enfant. Le sorcier était arrivé peu après. Le mécontentement se lisait sur son visage. Il avait déjà prévenu qu'il faudrait faire des sacrifices pour apaiser les esprits à cause du hors-saison et à cause des étrangers. Il avait tiqué en voyant la Solvette auprès des deux étrangers. Elle leur faisait boire un de ces remèdes dont elle avait le secret. Il avait pris une mèche de cheveux de chacun des quatre qui pouvaient potentiellement être porteur de mal. Il était reparti aussitôt faire un premier rite divinatoire. La Solvette s'essuyait les mains sur son tablier en s'approchant du cercle du conseil.
- L'enfant est costaud. Il devrait s'en tirer. La femme a une fièvre maligne. Je suis étonnée qu'elle soit arrivée jusqu'ici. Elle ne survivra pas. Quant à l'homme, son bras est bien abîmé. C'est la morsure d'un loup noir. Les os sont broyés. S'il survit, il ne pourra plus s'en servir. Je leur ai donné un jus de boutrage. Ils vont dormir. L'enfant de Kalgar est une fille bien chétive. Il lui faudra trouver des ressources en elle pour survivre.
Les anciens remuèrent sur leurs sièges. Chan reprit la parole.
- Tu es sûre pour la femme?
- Oui, ses yeux sont déjà partis, son esprit se détache.
- Et l'homme?
- Tu sais comme moi ce que veut dire la morsure d'un loup noir!
Chan se rappelait les mutilations du vieux Snouk. Un des rares qui ait survécu à une telle rencontre. Sa jambe inerte, aux multiples angulations avait fortement marqué l'enfant qu'il était. Incapable de travailler, il mendiait dans la rue qui monte non loin de la maison commune.
- Que Cotban nous protège d'une telle éventualité.
- Il faut qu'ils s'en aillent avec ce maudit enfant dès que possible.
Celui qui venait de parler avait la voix tremblante des très vieux. Il ne quittait plus guère le coin du feu même en été. Sa présence au conseil d'aujourd'hui était pour Chan un signe supplémentaire de la gravité de la situation.
- Les lois de l'hospitalité nous interdisent de les mettre dehors.
- Il faut qu'ils partent. La ville est en danger rien que par leur présence. On ne voyage pas pour le plaisir quand Sioultac hurle dehors. Il faut de bonnes raisons.
- Peut-être qu'un hors-saison...
- Je ne crois pas, chevrota le vieil homme, tu ne vas pas mettre Kalgar dehors parce qu'il a fait un hors-saison. Ces étrangers-là ne sont pas de notre monde. Ils viennent d'où?
Leurs habits ne sont pas ceux de la vallée. Tu as vu comme moi ce qu'ils portaient...
- Peut-être de la grande plaine?
- Tu rêves, Rinca! Les fourrures sont trop belles, les cuirs trop bien travaillés. Personne ne sait faire cela dans la région. Et puis, tu as vu leurs armes...
- Celles que fait Kalgar ne sont pas mal!
- Non, elles sont bien, mais l'épée de l'homme est nettement supérieure.
- Allons, calmez-vous, dit Chan. Nous n'allons pas discuter dans le vide. Il faut attendre demain pour prendre une décision. Nous en saurons plus.
- Pas besoin d'attendre!
Tout le monde se tourna vers le sorcier qui venait d'entrer. Le vent était complètement tombé. Il se débarrassa de la neige qui couvrait sa fourrure et s'avança.
- La femme mourra dans les trois jours. Ainsi discernent les esprits. Pour l'homme s'il passe la lune montante, il sera sauvé et pourra partir. Reste l'enfant, ou plutôt les enfants : deux hors-saisons.
Le sorcier avait quasiment craché ces derniers mots. Il fit une pause, vérifiant que tous étaient bien suspendus à ses lèvres. Comme toujours, il vit la Solvette qui semblait se moquer de lui. Il maudit intérieurement cette femelle, cette hors-saison, qui ne tenait pas son rang. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il y a longtemps qu'il aurait fait un rite de sacrifice où elle aurait tenu une place de choix. Mais elle connaissait les secrets des plantes et de la nature. Les chefs de ville qui s'étaient succédé, s'étaient toujours refusé à la menacer.
- Alors Maître Sorcier, qu'ont dit les esprits?
- Ils doivent être exposés. Sioultac et Cotban choisiront.
Les sourcils de la Solvette se froncèrent. Ce vieux rite barbare qui remontait à Hut le fondateur, consistait à poser l'enfant au pied de la pierre qui bouge pendant une nuit. Celui qui était encore là et vivant le lendemain, pouvait rejoindre le clan des citadins.
- Et ont-ils dit quand ?
- Dès cette nuit! Dans leur mansuétude, ils ne demandent que la fin de la nuit.
- Bien, dit Chan. Qu'on prépare les enfants!
La Solvette ne dit rien. Son cœur se serra un peu plus dans sa poitrine. Elle savait qu'elle n'avait pas le pouvoir de s'opposer au rite. Elle savait aussi qu'élever un enfant fragile était une malédiction dans cette région, où la force était recherchée. Elle se dirigea vers le rideau au fond de la salle.

7
- Tu as entendu? dit la Solvette à la femme de Kalgar.
- Oui, les esprits sont justes. Si elle vit, elle pourra avoir la tête haute et nous aussi. Emmaillote-la, Solvette. Fais ce que tu peux pour l'aider.
La Solvette prit l'enfant. Après avoir tété, elle dormait en faisant des bulles. Elle l'emmaillota dans plusieurs épaisseurs intercalant entre chaque couche des herbes d'elle connues. En les mélangeant savamment, elles dégageaient de la chaleur. La Solvette fit de son mieux. Elle n'eut malheureusement pas assez de temps pour faire de même avec le garçon des étrangers.
La milice attendait. Retourner derrière les remparts alors que rôdaient des loups noirs, rendait les hommes nerveux. Sstanch donna un des paquets à Filt et l'autre à Calt. Dès qu'ils furent dans la rue, ils mirent des raquettes pour affronter cette neige lourde qui tombait en s'accumulant. Kalgar n'était pas de cette sortie. Chan lui avait donné l'ordre de rester près de sa femme. Sstanch pressa ses hommes, plus vite sortis, plus vite rentrés. Il prit quand même la précaution d'observer les alentours avant que d'ouvrir la porte. Du haut de la tour de guet, Sstanch scruta l'ombre au loin. La meute semblait avoir disparu. Sans le vent, les torches brûlaient d'un éclat suffisant pour faire fuir les loups. Les deux premiers hommes se glissèrent par l'entrebâillement de la porte. Ils restèrent un bon moment à observer les bois, mais ils ne virent aucune lueur d'œil de loup. Deux autres hommes sortirent puis Filt et Calt. Derrière eux, quatre autres porteurs de torches prirent position, l'arme à la main. Du haut de la tour, Sstanch avait bandé son grand arc. Il se tenait prêt en cas d'attaque de la meute. Les dix hommes firent mouvement vers la pierre qui bouge, à une portée de flèche. Ils l'atteignirent sans encombre. Filt et Calt déposèrent les deux paquets, presque avec tendresse. Au pas de course, toute la troupe regagna la protection de la palissade. S'appuyant sur le battant de la porte, ils la firent claquer.
Au loin un loup hurla.

8
Aux premières lueurs du jour, Kalgar s'habilla rapidement. Il était resté dans la maison commune avec sa femme. Lorsqu'il ouvrit la porte, il grimaça. La neige s'était accumulée. Il avait devant lui un mur de neige qui lui arrivait à mi-cuisse. En cette saison, ce n'était pas rare. La vie n'avait pas encore repris dans la ville. Il soupira, retourna chercher la pelle à neige et entreprit de se dégager un chemin. Il lui fallut du temps pour arriver jusqu'à la petite place où se dressait la tour de guet.
- Ah, Kalgar! C'est bien que tu m'aies dégagé la route.
Se retournant, Kalgar vit arriver Filt avec sa pelle à neige sur l'épaule.
- Sstanch m'a demandé de faire le guet ce matin. Cette histoire d'étrangers ne lui plaît pas.
- Monte et dis-moi si c'est libre dehors.
- J'ai pensé que tu serais là. J'ai amené mon arc.
Les deux hommes se séparèrent. Chacun faisant un chemin, qui vers la tour, qui vers la porte.
Kalgar arrivait à la porte quand Filt escaladait l'échelle.
- Knam ! Il y a toute une meute !
Kalgar se retourna en entendant le cri de Filt. Il fit tomber la lourde barre de bois qui barrait la porte.
- Attends Kalgar, il y a au moins vingt loups noirs.
- Qu'est-ce qu'ils font?
- C'est ça qui est étrange, ils sont couchés près de la pierre qui bouge.
- Tu vois la pierre qui bouge?
- Ben oui!
- Avec toute cette neige tu la vois?
- Comme je te vois!
Kalgar se précipita sur la porte. Bandant ses muscles, il tira pour entrebâiller le battant. Elle grinça comme si elle protestait pour se mettre en mouvement. Filt banda son arc, encocha une flèche et se prépara à tirer.
- N'ouvre pas, Kalgar! Les loups pourraient rentrer!
Celui-ci ne l'écoutait pas. Il força encore plus. Il eut bientôt assez de place pour se glisser dehors.
Certains loups se levèrent, dressant les oreilles. Une grande femelle monta sur la pierre qui se mit à osciller doucement. Elle regarda vers Kalgar puis tourna la tête vers l'endroit où avaient été déposés les enfants. Filt aurait voulu l'abattre mais il savait qu'à cette distance, il manquait de précision. Il préféra garder sa flèche pour le moment où ils allaient attaquer Kalgar, espérant que quelqu'un viendrait fermer la porte avant que les loups ne rentrent dans la ville.
La louve leva la tête et poussa un long hululement. A son cri, les autres loups se mirent sur leurs pattes. Elle descendit tranquillement de la pierre qui bouge pour se diriger vers la forêt, derrière elle en file indienne, les grands loups noirs lui emboîtèrent le pas. Kalgar se démenait comme un sqach sous le sort du sorcier. De sa pelle, il traçait un chemin. Il n'était pas arrivé à la moitié que les loups avaient atteint la forêt. La louve s'arrêta alors. Elle regarda l'homme qui allait vers la pierre.
Filt tenait toujours son arc bandé. Lentement il laissa aller son bras vers l'avant. Il n'avait jamais vu cela. Une meute de loups ne pas attaquer une proie facile pour eux. Ce n'est pas avec deux bébés qu'ils avaient pu être rassasiés.
Kalgar ne voyait rien de ce que faisaient les loups. Il voulait savoir. La Solvette lui avait dit que ces enfants étaient pleins d'énergie vitale, surtout le garçon.
Plus il approchait de la pierre qui bouge et moins il y avait de neige. Il se demandait ce qu'il allait trouver. Cette meute de loups n'avait pas dû laisser grand chose. Il donna un coup de pelle, encore un, encore un. Le dernier n'avait pas ramené grand chose. Il regarda devant lui. La neige avait fondu. Il lâcha sa pelle et courut vers la pierre qui bouge. Il s'arrêta brusquement.
La louve hurla un cri bref et s'enfonça dans la forêt.
Kalgar n'en croyait pas ses yeux. Sous la pierre qui bouge, sans l'ombre d'un flocon de neige, les deux enfants dormaient dans la douce chaleur du lieu. La douce chaleur du lieu? Ce n'était pas possible. Entre la tempête et la neige, il devait geler à pierre fendre. Il regarda autour de lui. Il avança la main. La pierre qui bouge était chaude. Les esprits avaient décidé. Il prit les deux enfants et se rua vers la maison commune.

9
Le miracle occupa l'esprit des gens, les jours suivants. Comment la pierre qui bouge avait-elle pu chauffer comme cela? Tous les habitants de la ville à un moment ou à un autre vinrent mettre la main sur la pierre qui bouge. Elle mit cinq jours à refroidir. La neige s'était remise à tomber doucement mais sans s'arrêter. Le temps restait gris mais sans vent. Le paysage reprenait son aspect habituel en cette saison avec un blanc uniforme. Cela laissait le temps de dégager les rues. La ville aurait probablement pu passer complètement inaperçue sans les fumées qui s'échappaient des maisons. Talmab, la femme de Kalgar s'occupait des deux petits. Si sa fille l'enchantait, l'autre lui faisait un peu peur. Il n'était pourtant pas bien grand mais regardait les gens fixement comme s'il scrutait leurs pensées. Pour l'instant, il n'avait pas de nom. La petite fille non plus, mais pour elle c'était simple. Bien que hors-saison, elle avait été agréée par les esprits et pouvait rejoindre le lot commun des enfants qui naîtraient au printemps. Elle recevrait son nom à ce moment. D'ici là, elle aurait droit aux surnoms de sa famille. Elle avait rejoint la maison près de la forge. Pour eux la vie reprenait un cours plus habituel, même si l'arrivée de deux petits était très perturbante. Elle allait moins à la forge tout occupée par ses occupations près des enfants. Kalgar se prenait à regretter ces temps à deux. Il était toujours le maître de la maison, pourtant il se sentait dépossédé. Pour ne pas trop y penser, il travaillait dur, d'autant plus que Chan lui avait passé commande de points de flèches, de lances et d'épées. L'arrivée des étrangers avait réveillé la peur. Il la sentait quand il allait à la maison commune. On ne le regardait plus pareil. Les gens disaient les mêmes mots que d'habitude. Lui, il sentait leur réticence à lui parler. Père d'une hors-saison et hébergeur d'un étranger, il devenait suspect. On ne pouvait se passer de lui. Même s'il avait quelques jeunes en formation, aucun ne savait manier le marteau correctement et encore moins ne connaissait les secrets d'une bonne trempe. Il pensait que tout cela se tasserait avec le printemps. Il soupira une fois de plus. Le printemps n'arriverait pas avant un temps de grossesse. Maintenant que la fête de la longue nuit était passée, les conceptions allaient commencer. Talmab et lui étaient surtout coupables de n'avoir pas attendu pour s'unir. La réprobation était d'autant plus forte qu'elle se doublait de la jalousie de ne pas avoir pu faire pareil. Il pensait à tout cela en montant la fabrication du jour. Comme peu d'hommes savaient manier l'épée, il se concentrait sur des pointes de lance et sur des lames courbes de serpe. Arrivé à la maison commune, il entra. Le silence se fit. Il n'y était pas encore habitué. Il se sentit blessé. Sans un mot il se dirigea vers Sstanch :
- Voilà ce que j'ai fait aujourd'hui. Je pense pouvoir faire autant demain.
- Merci, Kalgar. Ne prends pas les choses mal. Tout le monde est inquiet avec cette histoire. La femme est morte aujourd'hui. Les esprits avaient raison. La Solvette essaye de s'occuper de l'homme, mais la fièvre s'est emparée de lui et il délire. Chan s'inquiète peut-être pour rien, mais c'est un homme prudent. Si tu as le temps, fais-moi une nouvelle épée.
- Je te la ferai ces jours-ci, Sstanch. Je vais rentrer.
- Attends, Kalgar!
Celui-ci se retourna en entendant la voix de l'ancien.
- Viens partager le malch noir avec nous.
Kalgar faillit refuser. Il ne se sentait pas de faire cet affront à un ancien. Il s'approcha de la table. Le minimum de politesse voulait qu'il boive un verre même debout. Il décida de ne pas se laisser aller et de repartir vite.
Un batch lui fut apporté. Il fut sensible à cet honneur. Servir le malch noir dans un batch était un signe d'honneur.
- Assieds-toi, Kalgar.
Au lieu du banc habituel, Chan lui désigna un siège.
- Pourquoi autant d'honneurs?
Chan reprit la parole.
- Je pense, nous pensons tous au sein du conseil, que tu mérites les honneurs et non la réprobation. Bien sûr, tu as fait une hors-saison, mais les esprits l'ont agréée. Mieux que cela, sans ce fait, nous n'aurions pas pu remplir nos devoirs d'hospitalité envers l'enfant étranger. Personne n'aurait pu le nourrir. Le maître sorcier qui voit souvent des présages mauvais, pense que cette histoire pourrait bien finir.
Kalgar regarda les anciens qui opinaient de la tête pour approuver les paroles de Chan. Son malch noir eut soudain meilleur goût.
- Toi, qui es maître de forge, peut-être as-tu une idée sur la pierre qui bouge?
- Elle était chaude, comme les pierres de ma forge, mais je ne sais pas ce qui a pu ainsi la chauffer. Les loups ont profité de sa chaleur mais ce n'est pas eux qui ont pu faire cela. Qu'en dit le maître sorcier?
- Il est perplexe. Il n'a jamais vu cela, ni personne d'ici d'ailleurs. Les esprits lui ont révélé que le phénomène était lié aux étrangers. Peut-être que les choses vont s'arranger d'elles-mêmes avec leur mort.
- Le père du père de mon père racontait que seuls les grands êtres peuvent faire cela. Dans la tradition de la forge, ils sont nos maîtres. Les secrets viennent d'eux, comme le feu et le métal. Ils étaient capables de faire du feu avec leur bouche et de forger le métal à mains nues. Si leurs yeux se posaient sur quelque chose, ou quelqu'un ils pouvaient le consumer d'un coup d'un seul!
- Où trouve-t-on les grands êtres?
- D'après les légendes, ils ont disparu de la surface de la terre.
- J'en parlerai au maître sorcier. Peut-être pourra-t-il nous en dire plus?

10
- Tu as été bien long, Kalgar.
- Je sais, Talmab. Mais regarde!
Talmab se retourna.
- Oh! Une cape de Milmac. Et blanche en plus! Mais tu es fou, nous ne pouvons nous permettre cela.
- C'est un remerciement pour toi, pour nous!
- Mais pourquoi?
- Sans la petite, nous aurions eu l'opprobre de ne pas pouvoir nous occuper de l'étranger. Fut-il un enfant! Chan sait bien la manière de se conduire des habitants de la ville par rapport aux familles où naissent les hors-saisons. Le conseil tient à ce que tout le monde sache que cette hors-saison-là est une bénédiction. Il veut que tu saches que tu as son estime.

11
- Tu as été bien généreux avec Kalgar!
- Je sais, Maître Sorcier. Mais la ville a besoin de lui. Il est le seul forgeron capable de toute la région. Ses outils et ses armes sont réputés dans toute la vallée.
- Oui, je sais, mais de là à offrir du Milmac blanc à sa femme...
- Tu connais bien les esprits, mais moi je connais les hommes. Avec ça, Kalgar ne partira pas.

12
La Solvette examinait le bras de l'étranger. Elle jurait contre les loups noirs. Ces morsures s'infectaient quasiment toujours. Les os juste au-dessus du poignet étaient broyés. La teinte verte avec des reflets noirs de la peau malgré ses cataplasmes d'herbe de tench l'inquiétait beaucoup. L'homme délirait de fièvre. Il n'arrêtait pas de babiller des mots incohérents, en tout cas que personne ne comprenait. Il n'avait pas fait de vrai repas depuis dix jours. Elle arrivait à lui faire passer un peu d'eau et de bouillon entre les dents. C'était tout.
Elle refit le plus doucement possible le pansement. L'homme gémit quand même malgré le bouillon coupé de tisane calmante. La femme était morte depuis trois jours. Celui-là n'irait pas bien loin. Seul l'enfant qu'elle avait été voir semblait se porter comme un charme. La Solvette était rarement d'accord avec le maître sorcier. Pour une fois, elle pensa comme lui que Talmab capable d'allaiter était une bénédiction.
Bientôt une autre image remplaça celle de l'enfant étranger devant ses yeux. Le fils de Chountic, avait une fièvre avec des diarrhées vertes. Il était né au printemps dernier. Malgré les soins de sa mère, il était resté chétif. Avec le froid survivrait-il?

13
La neige cessa de tomber. Ce n'était pas encore le soleil d'hiver que tous espéraient. Le ciel restait gris comme le moral des uns et des autres. Personne n'avait oublié la présence étrangère. Cela planait comme une menace sourde. Le vieux sorcier s'éteignait comme il l'avait prédit.
- Ne crains pas, Kyll. Je ne fais que changer de bord. Je rejoins ce monde que j'ai tant de fois scruté. Tu es maintenant assez expérimenté pour prendre la suite et guider la communauté de notre ville.
- Je me sens pourtant si faible sans votre présence pour me guider.
- Tu vas t'inscrire dans la lignée des sorciers de ce lieu. Ton premier rite sera de célébrer ma dislocation. Je compte sur toi pour la réussir. Je n'aimerais pas être perdu là-bas.
Kyll assura son maître qu'il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour que la cérémonie soit une réussite. Il était au bord des larmes. Le maître sorcier l'avait élevé depuis qu'il était enfant. S'il n'avait jamais été un père, il avait su révéler Kyll. Sous la conduite de son maître, il avait développé des talents de médium qui étaient précieux dans les rites.
- Tu seras un bon sorcier, meilleur que moi Kyll. Tu as le don que je n'ai jamais eu. Tu es proche du monde des esprits.
Le vieux sorcier eut un soubresaut.
- Le moment est proche maintenant. Commençons.
Kyll se releva. Aidé par un des assistants, il enfila la robe de maître sorcier. D'une voix qu'il espérait assurée, il dit:
- Que commence le passage, que s'ouvrent les portes devant celui qui part. Que l'on allume le premier fanal.
Le plus jeune des apprentis alluma une torche de bois de Clams. Son odeur était lourde et suave. Les volutes de fumée montèrent doucement. La pièce parut se remplir de présences.
Kyll sentit arriver les esprits, les uns après les autres au fur et à mesure que l'on allumait les torches de Clams. Il avait la tête qui commençait à lui tourner. Certains apprentis étaient déjà partis dans des voyages oniriques. Kyll sentait ses sens s'affiner. Autour de lui, si les objets réels semblaient perdre de leur consistance, les objets sacrés chargés de forces spirituelles devenaient plus présents. Il avait l'impression qu'en avançant la main, il pourrait toucher un des esprits. Ceux-ci faisaient cercle autour du vieux sorcier, petite silhouette desséchée sur sa couche. Pourtant il ne l'avait jamais vu aussi lumineux. Il vit le passage se faire quand la lumière qui irradiait se leva. Les esprits firent demi-tour et entamèrent une procession. La forme lumineuse qui avait été son maître leur emboîta le pas. Quand tous furent sortis la pièce sembla rapetisser. Ne restaient qu'une dépouille et un homme à la peine immense.
Kyll savait qu'il ne pouvait se laisser aller aux larmes. Le rite n'était pas fini. Sur son ordre, les apprentis commencèrent à préparer le corps.
Kyll se dévêtit doucement.
- Maître, préparons-nous la dislocation maintenant?
- Maître! Maître ?
Kyll s'aperçut que c'était à lui qu'on s'adressait. Il était le maître sorcier. C'est à lui qu'incombait maintenant la direction du temple et des rites.
- Non, attendez, il faut que je prévienne le chef de la ville. Nous ne pouvons pas faire le rite sans qu'il soit là.


14
Quand Chan vit arriver Kyll, il comprit tout de suite. Sa tenue ne laissait aucun doute.
- Bonjour, Maître Sorcier. Le vieux Maître est mort.
- Oui, Chan, chef de ville. Le Maître est très bien passé. Il nous faut prévoir la suite.
- Nous avions l'habitude de faire une cérémonie pour tous les morts de la première période. Voulez-vous faire pareil ou bien préférez-vous faire une cérémonie à part pour votre maître?
Kyll fut étonné du changement de ton. Plus encore que le changement d'habits, ces marques de déférence marquaient le passage du statut de premier disciple à celui de maître.
- Je pense qu'en unissant nos morts, la cérémonie serait plus belle. Il y a combien de personnes à accompagner dans le passage et la dislocation?
- Il y a les anciens, Stamoul, Barton, Schimtal et Stouf, puis deux troisième saison, Biscal fils de Stoun et puis Brtanef qui est resté aussi petit qu'un première saison fils de Chountic. Je ne sais pas si on rajoute l'étrangère? Il faut peut-être...
- Chan !
Chan et Kyll se tournèrent vers le nouvel arrivant.
- Oui, Sstanch?
- L'étranger vient de mourir. Il a fini de souffrir. Le mal noir était remonté jusqu'à son épaule.
- Nos problèmes vont se régler. L'enfant restera. On le confiera à Stoun ou à Chountic. Cela leur fera les bras qu'ils ont perdus.
Kyll sentit monter en lui la chaleur caractéristique de ses visions. Il poussa un cri et se sentit tomber.
Sstanch rattrapa Kyll au vol. Il le posa à terre avec un respect et une crainte que Chan lui avait rarement vus.
- Qu'est-ce qui se passe, Chef de ville?
- L'ancien Maître Sorcier m'en avait parlé mais je ne l'avais jamais vu. Selon lui, notre nouveau Maître Sorcier pourrait contacter les esprits directement sans faire de rite spécifique. A moins que ce ne soient les esprits qui le contactent.
Kyll était agité de soubresauts. Les yeux révulsés, il avait un peu de bave qui lui coulait de la bouche. Ni Chan ni Sstanch ne savaient quoi faire. Heureusement la crise dura peu. Sstanch aida le maître sorcier à s'asseoir.
- Comment vous sentez-vous Maître Sorcier?
- Les esprits m'ont visité, dit Kyll d'une voix tremblante. Leur visite est un honneur et une épreuve. Aidez-moi à me relever.
Quand il fut remis sur ses pieds, le nouveau maître sorcier, brossa sa robe et remit sa cape en place.
- La voie est dite par les esprits. Les étrangers doivent participer à la cérémonie de la dislocation avec leurs biens. Qu'on les expose cette nuit. Je ne sais pas pourquoi c'est si important, mais il ne faut pas parler de l'enfant comme un étranger, jamais et à personne!
- Bien, Maître Sorcier. Nous ferons comme cela, puisque telle est la volonté des esprits.
 

15
Les deux jours qui suivirent furent consacrés aux préparatifs de la cérémonie de la dislocation. Les corps furent exposés au froid très vif de la nuit hivernale dans la pièce des morts, revêtus d'un simple drap sauf les deux étrangers. L'homme et la femme furent déposés habillés de leur parure sans leur fourrure. Le fils de Chountic fut déclaré vivant et le corps de l'enfant qu'on exposait fut revêtu des habits de l'enfant étranger. Ainsi le voulait la coutume. Talmab fut heureuse du  départ de l'enfant sans nom. Elle se sentait épuisée par ces deux enfants à nourrir. La femme de Chountic avait encore du lait. Elle prit l'enfant sans un mot et rentra chez elle. Elle savait qu'elle n'avait pas le droit de se plaindre, ni d'assister à la cérémonie. Pour tous Brtanef était redevenu vivant.

16
 Ce matin-là, le soleil brillait. Sa lumière ne réchauffait pourtant pas. Il éclairait un air sec et glacial. Les familles portaient leurs morts sur des brancards faits de longues perches reliés par un tissu de laine blanc orné de dessin géométrique en laine rouge. Chaque famille avait tissé le sien. Pour qui savait lire les signes, il retraçait la vie de celui, ou celle qui était couché dessus. Les étrangers n'avaient eux droit qu'à des couvertures blanches sans motifs. Le vieux maître sorcier partait, porté par ses disciples sur un linceul somptueux. Mélangeant laine, cuir et fibres végétales, il avait demandé des mois de travail. Devant les porteurs, en robe de cérémonie Kyll psalmodia les hymnes nécessaires. De chaque côté, se tenaient des porteurs de torches de Clams dont la fumée entourait la procession. Chan se joignit à eux quand ils passèrent devant la maison commune. Il avait revêtu ses habits de commandement. Il y aurait une autre cérémonie comme cela dans plusieurs dizaines de dizaines de jours. Chan ressentait toujours de l'émotion lors de ces cérémonies. Le temps de la neige était un temps particulier. Les morts étaient laissés au froid, ce qui les conservait jusqu'à ce que le soleil revienne suffisamment pour faire la dislocation. Cette année avait été particulièrement difficile, Sioultac trop présent. Chan avait accompagné la cérémonie des premières neiges et espérait qu'il n'y en aurait pas trop pendant la saison froide. Pas comme l'année de l'ouragan, encore jeune homme, il y avait eu une épidémie de décès. A chaque nouvelle lune, il avait vu le chef de ville accompagner un cortège comme celui-là. Il remuait toutes ces pensées pendant qu'ils approchaient de la porte haute. Elle fut ouverte devant eux. Les miliciens patrouillaient devant eux. Il y avait peu de risques que les loups reviennent. Pourtant Sstanch avait l'arme à la main en menant sa troupe. Ils passèrent devant la pierre qui bouge, tournèrent à droite et allèrent vers la clairière du sacrifice. Le chemin avait été dégagé la veille. La neige bien tassée, ne glissait pas. Le passage dans la forêt fut assez bref, quelques centaines de pas. Il n'y eut que le bruit des paquets de neige tombant des branches. Quand ils débouchèrent dans l'espace dégagé de la clairière, Kyll s'arrêta un moment. Levant les bras vers le ciel, il psalmodia le chant qui apaise les esprits. Le dislocateur était déjà là. Il se tenait non loin des pierres plates qui avaient été amenées aux cours des âges par les ancêtres. Sa position était particulière. Sa charge était indispensable mais personne ne l'aimait, ni ne le fréquentait. Il était impossible de dire si son caractère de loup noir était la cause de sa désignation comme dislocateur, ou le contraire. Il vivait seul à l'écart de la ville. Il venait se servir chez l'un ou l'autre sans jamais rien payer. Il chassait aussi, amenant des peaux qu'il troquait parfois. Un mystère était que jamais aucun animal ne l'avait attaqué alors qu'il errait régulièrement seul dans les bois. Il regarda Kyll et prépara sa lourde lame. Les brancards arrivaient les uns derrière les autres. Ils furent déposés chacun sur une pierre. Seule la femme étrangère partageait sa pierre avec l'enfant qui fut fils de Chountic.
Les porteurs firent un cercle. Les torches de clams furent plantées en terre formant le dessin d'une main. Kyll fit une station devant chacun des doigts ainsi symbolisés et chanta l'hymne qui lui correspondait. Ceux qui regardaient répondaient par un chant monophonique bouche fermée.
- Que les esprits accueillent ceux qui passent le passage! Qu'ils les accompagnent sur les chemins de l'au-delà. Que nous soyons bénis si nous gardons leur souvenir, que nous soyons maudits si nous les oublions.
Baissant les bras, il se tourna vers le dislocateur et lui dit:
- Les esprits sont satisfaits, fais ton ouvrage.
L'homme s'approcha du corps gelé du vieux sorcier. Levant bien haut sa lame, il l'abattit avec force. La lame sonna en tapant sur le rocher après avoir séparé la tête du corps. Il reprit son élan et disloqua ainsi le corps en morceaux.
Kyll le regardait faire. Le vieux sorcier avait de la chance. Celui qui le disloquait connaissait son affaire. Il travaillait adroitement. Les morceaux ne bougeaient pas malgré la violence du choc. Il savait que l'homme allait faire ainsi avec tous les corps puis qu'il irait disperser les morceaux dans différents endroits de la forêt. Lui seul saurait où, mais nul le demanderait.
Arrivé à la femme et l'enfant, il continua son cérémonial. Ils étaient les derniers corps entiers. La lame s'abattit une nouvelle fois en tintant. Mais le bruit fut différent. Le dislocateur s'arrêta. La pierre venait de se fendre. Il se tourna vers Kyll. Il n'avait jamais vu cela. Ils avaient tous toujours connu ces pierres. La légende faisait remonter l'installation de la première à Hut le fondateur. Quant aux autres, personne ne pouvait retracer leur histoire. Tous les regards convergèrent vers Kyll. Celui-ci se sentit affreusement seul. Tous attendaient qu'il interprète ce signe. Il n'avait pas d'idée. Pourtant il ne fallait pas qu'il laisse le silence s'installer.
Il avança d'un pas et prit la parole. Il sentit le soulagement des participants
- L'esprit de la pierre a parlé. Que la femme et l'enfant restent comme ils sont. Ainsi en a décidé l'esprit de la pierre. Dislocateur, tu ne toucheras pas ces deux corps. Laisse-les là. Les esprits enverront leurs messagers.
Il ne savait pas pourquoi, il disait cela. Continuer la dislocation des corps, lui semblait impossible. Personne ne contesta ses dires. Kyll reprit le cours des psalmodies. Les porteurs de torches, reprirent leurs flambeaux et tout le monde reprit la route de la ville, laissant seul le dislocateur avec les corps.


17
Il regarda partir les autres, ceux de la ville, comme il les désignait. Le maître sorcier ne lui facilitait pas la tache. Il se demanda s'il pourrait porter le corps entier. Il commença par rassembler les morceaux par genre. Puis quand les tas furent faits, il en chargea un dans un grand sac de cuir et partit vers les profondeurs de la forêt. Il marcha ainsi d'un bon pas longtemps, jusqu'à un escarpement. Il y avait là une faille pas très large mais tellement profonde qu'il n'avait jamais vu le fond même en jetant une torche enflammée dedans. Il se débarrassa de son premier chargement et repartit vers la clairière. En cette saison, il savait qu'il ne pourrait pas tout transporter en un jour surtout avec tous ces corps. Si le temps se maintenait et si les loups noirs passaient par là, il ne mettrait pas longtemps à finir sa besogne, deux peut-être trois jours.

18
Le soleil se couchait quand le groupe qui avait fait procession arriva à la porte. Chan savait que le malch noir attendait les hommes, qu'on parlerait de ce nouveau signe. Une des pierres de la clairière de la dislocation avait cassé. Vraiment, il se passait de drôles de choses pendant cet hiver. Même au temps de Hut le fondateur, les légendes ne racontaient pas autant de choses. On allait gloser sur le phénomène jusqu'à que le malch noir s'épuise. Il aurait bien aimé que Kyll vienne partager ce moment avec les autres. Il pensait que cela aurait calmé l'esprit des gens. Kyll avait suivi la tradition, avec ses disciples, il était retourné au temple.  

19
Le dislocateur était revenu le lendemain à la clairière. Les loups noirs l'avaient précédé. Ils avaient dispersé ses tas. La femme avait presque disparu. De l'enfant il ne restait que quelques lambeaux de vêtements. De l'homme étranger, il ne trouva aussi que quelques fragments de ce qu'il portait et une main entière, la droite. Il pensa qu'il pourrait récupérer l'anneau sur le majeur maintenant que les loups étaient passés. Il continua l'inventaire de ce qui restait. Il fut étonné. Tous les restes des villageois étaient présents. Il eut un instant de panique. Cela n'était pas normal. Les loups noirs d'habitude mangeaient tout ou rien mais jamais il ne les avait vus sélectionner comme cela. Il remit au lendemain le projet de prendre la bague de l'étranger pour lui. Il sortit de sous ses fourrures un bâtonnet de spimjac. Cette herbe avait la propriété d'apaiser les loups noirs. Il en utilisait régulièrement et fumait ses vêtements avec. Autant les citadins adoraient des esprits divers, menés par leur sorcier, autant le dislocateur comme tous les marginaux de la forêt et des montagnes neigeuses rendait un culte au Grand Loup Noir. Il connaissait les deux meutes qui passaient assez régulièrement par la région. La plus impressionnante était menée par une grande louve au regard rouge. C'est cette meute, il en était sûr, qui était à l'origine de ce prodige. Il se remit à l'œuvre, prenant bien soin de ne pas toucher aux restes des étrangers. Le soir venu, il avait presque fini le transfert. Si demain, il trouvait encore quelque chose, il l'emmènerait vers la faille. Il leva le regard. La nuit tombait vite, comme toujours en cette saison. Cotban devait tenir le ciel car il n'y avait pas un nuage. Le vent venait des montagnes neigeuses. Il était glacé. Les étoiles brillaient. Le dislocateur récupéra le bois qu'il avait ramené lors de ses voyages de retour. Il se félicita. Il avait bien travaillé. La clairière était presque nettoyée et il avait un bon chargement de bois. Au moment où il chargeait le premier fagot, un hurlement se fit entendre au loin vers le col de l'homme mort. Comme toujours, il eut une pensée pour cet homme dont on ne savait rien, retrouvé gelé là et qui avait donné ce nom au col. Lui aussi était un étranger. La lune était pleine. Un cycle s'achevait. Encore une dizaine de cycle et le printemps arriverait. Il se pencha pour prendre le deuxième fagot. La lumière baissa brusquement. Le temps qu'il se relève, elle était revenue. Une odeur flottait dans l'air. Une odeur qu'il ne connaissait pas. Il se pensa en danger et hâta le pas vers sa grotte d'habitation.

20
La femme de Chountic, Sealminc, fut heureuse de soulager la tension de ses seins. L'enfant buvait bien. Brtanef, puisqu'il fallait lui donner ce nom, semblait se satisfaire de son sort. Il avait bien dormi. Sealminc vivait la peine de la perte de son fils. Elle savait qu'elle ne pouvait rien dire. Chan avait donné un enfant de remplacement. Il n'y avait rien d'autre à faire que de l'élever comme s'il était vraiment Brtanef. Elle savait que nulle part dans la ville, elle ne pourrait se plaindre. Peut-être chez La Solvette mais même là, Sealminc ne savait pas si elle serait à l'abri des préjugés et des obligations de la société de la ville. Elle recoucha Brtanef en ruminant ses pensées. L'enfant l'avait regardée de longues minutes lors de leur première rencontre. Elle s'était sentie jugée, jaugée. Elle ne savait pas elle-même si elle en voulait vraiment. Puis l'enfant avait commencé à pleurer. Elle lui avait donné le sein. Il s'était calmé. Elle avait l'impression qu'ils venaient de passer une sorte de pacte entre deux êtres blessés, elle sans fils, lui sans parents.
Chountic avait accueilli cet enfant avec plaisir. Déjà âgé pour un homme de la région, il n'avait pas une grande descendance. Il avait un autre fils vivant. C'était peu pour assurer les travaux dans les champs et dans les grottes. Chountic avait déjà été marié. Sa première et ses enfants avaient été emportés un sombre hiver par une coulée de neige. On ne les avait retrouvés qu'au printemps suivant en bas de la combe aux loups. Les parents de Chountic et ses frères avaient, eux-aussi, connu une fin tragique. Tous ces morts avaient donné à Chountic la réputation d'avoir le mauvais œil. Malgré cela, il avait retrouvé une femme facilement. Il était plus riche que la plupart des habitants de la ville puisqu'il avait regroupé les biens de plusieurs par le jeu des successions. Il avait été flatté d'avoir une femme jeune à son bras et dans son lit. Il avait déchanté rapidement. Les grossesses ne venaient pas. Malgré les soins de La Solvette et les rites de fertilité, elle ne faisait pas d'enfant ou si peu. Il avait un premier fils vivant mais un peu chétif, quant au deuxième... Et bien, il verrait si le remplaçant valait mieux que l'original. Pour le moment, il devait louer les bras de journaliers pour que le travail soit fait. Cela ne lui plaisait pas. Il aimait garder son bien.


21
Kyll avait une nouvelle crise mystique, comme disaient ses disciples. Longue et forte, elle l'avait laissé sans voix. Les visions avaient manqué de cohérence. Le mal approchait, le mal était là tout près. Chountic était apparu, ainsi que Kalgar, mais plus petits, plus jeunes.

Les étrangers aussi étaient présents, en tout cas leurs esprits qui criaient la peur. Il avait vu aussi les êtres géants des vieilles légendes ainsi que le regard rouge d'un loup noir. Il lui fallait prévenir Chan de se tenir sur ses gardes. Quelque chose venait et ce n'était pas bon. Il était fatigué, trop fatigué pour bouger. Il fit venir Natckin, son suivant dans la hiérarchie du temple. Kyll lui donna l'ordre de prévenir le chef de ville d'un danger. Pour le moment, il ne pouvait préciser. Demain il ferait un rite divinatoire, mais dès aujourd'hui, il fallait se méfier. Il vit dans l'œil de Natckin une lueur de convoitise. Le vieux sorcier l'avait mis en garde contre lui. Trop ambitieux, il n'attendrait peut-être pas la mort naturelle de Kyll pour prendre la place. Kyll décida de lui adjoindre Tasmi pour le surveiller. Il lui était tout dévoué. C'est Kyll qui avait insisté pour qu'il soit reçu au temple. Cela lui avait sauvé la vie. Tasmi avait fait de Kyll presque l'égal des dieux.

Natckin remercia Kyll pour lui avoir donné un disciple à former. Intérieurement, il pesta. Avec cet imbécile dans les jambes, sa marge de manœuvre serait réduite. Il se retira laissant Kyll se reposer. Il avait hâte de remplir sa mission et de se faire valoir aux yeux de Chan. Tasmi l'accompagna. Il pesta de nouveau intérieurement. La loi du disciple voulait que quoi qu'il fasse, son élève l'accompagnerait. Il ne lui restait plus qu'à inventer une nouvelle stratégie pour accélérer le passage du pouvoir.
22
Chan ne fut pas enchanté d'apprendre la nouvelle. Dans la maison commune avec les anciens, ils parlaient des difficultés de la récolte du machpe. Les plants venaient mal cette année. Les grottes avaient été trop exposées à l'humidité à la saison qui aurait dû être celle du soleil. Trop de pluie, trop de ruissellement avaient fait revoir à la baisse les espoirs de récolte. Déjà que les réserves étaient basses. Ils discutaient pour savoir s'il fallait penser à rationner ou pas. L'arrivée de Natckin vexa Chan. Même s'il était fatigué, c'était au maître sorcier de venir. Il écouta Natckin, le remercia et lui offrit le malch noir comme il se doit. Après son départ, les discussions allèrent bon train. Pas tant sur les visions de Kyll, trop floues pour prendre des décisions valables, que sur ce qu'avaient raconté Natckin et son disciple. Alors qu'ils venaient par la rue d'en-haut et qu'il allait passer devant les greniers de la famille de Stamoul, ils avaient entendu le hurlement des loups. Ce n'était pas la première, ni la dernière fois qu'ils les entendaient, mais ce hurlement-là leur avait fait peur. Et puis la lumière de la lune, pleine ce soir, avait subitement disparu. Le temps de se bouger, elle était revenue. Tasmi avait vu une ombre passer devant la lune, sans pouvoir préciser ce que cela pouvait être. Un esprit malin arrivait-il dans la région? La mémoire des anciens ne disait rien. Cela n'était jamais arrivé. Encore quelque chose qui n'était jamais arrivé avant. Seules les légendes parlaient des êtres volants capables de cacher le soleil. On alla chercher le conteur. Il parla de légendes qu'il ne racontait jamais. Les gens de la ville préféraient entendre ou réentendre les mêmes légendes sur Hut le fondateur et sur les combats des anciens pour domestiquer la vallée. Il existait des récits sur des êtres presque aussi gros que des collines qui volaient. Ils avaient dominé la terre. On les appelait "Dragon". A ce nom, tout le monde s'entreregarda.

Chan prit la parole:

- Quand a-t-on vu ces "dragomes" pour la dernière fois?

- Dragon, Chef de ville, on dit "dragon". Dans les légendes, ils ne sont déjà plus mentionnés quand Hut vient pour fonder la ville.

- Alors, il vaut mieux chercher une autre raison.

- Vous avez sûrement raison, Chef de ville, mais je ne connais pas d'autres bêtes capables de faire cela.

Le conseil dura une bonne partie de la nuit. On finit par tomber d'accord sur une garde renforcée ce qui ne réjouit pas Sstanch.

Après une dernière libation de malch noir, on se sépara. Sstanch envoya Filt pour la première veille.
23
Un vent glacial soufflait. Voilà deux jours que les miliciens se relayaient sur la tour de guet. Filt maugréait. Il avait encore tiré le mauvais numéro. Le petit jour était le moment le plus froid. Les quelques planches qui formaient la tour, étaient assez disjointes pour laisser passer l'air. Il s'était entièrement couvert de fourrures. Même ses yeux étaient protégés par les lunettes de bois percé, indispensables pour guetter malgré l'intense réverbération du soleil. Il fit encore une fois le tour, s'arrêtant à chaque coin pour fixer l'horizon. Dans la vallée, il voyait au loin les fumées du village de Tichcou sans voir les maisons cachées dans un repli de terrain. Vers le soleil levant, rien ne se distinguait sur les nombreuses terrasses. Tout était blanc. Vers le couchant la forêt était très proche des terrasses de culture. Elle bouchait la vue. Cela n'inquiétait pas Filt, il savait que les barres rocheuses qui la parsemaient, rendaient quasi impossibles les déplacements. Il se tourna enfin vers le côté des hautes montagnes. La forêt commençait à deux portées de flèche, après la pierre qui bouge. Plus loin, sur le flanc de la montagne, elle laissait place à une vaste étendue blanche qui devenait des pâtures d'été. Plus loin encore la barre des sommets était coupée par le col de l'homme mort. Il fronça les yeux. Il crut voir un mouvement. Il scruta avec attention, peut-être des clachs. Si c'était le cas, ce serait une bonne nouvelle. Une chasse pourrait bien être organisée. De la viande fraîche serait la bienvenue. Son instinct lui disait que cela n'était pas cela. Il prit une pierre et la lança sur le seuil de la maison d'arme. Le bruit qu'elle fit, attira l'attention de Sstanch. Filt le vit apparaître sur le seuil. Il lui fit signe. Sstanch grimpa l'échelle et rejoignit la plateforme.

- Qu'est-ce qui se passe?

- Là-bas, vers le col de l'homme mort. On dirait un troupeau. J'ai cru que c'était des clachs mais ils se déplacent en ligne.

Sstanch regarda avec attention. Filt avait raison ce n'était pas des clachs. Un troupeau de clachs se serait déplacé en éventail sur la pente assez douce au sortir du col. A l'avant, il voyait un mouvement montant et descendant, derrière il percevait une agitation pendulaire. L'image qui lui vint à l'esprit était celui de ces mille-pattes qui grouillaient dans les feuilles en décomposition lors des étés trop chauds. Son intelligence lui disait que c'était impossible. Un mille-pattes de cette taille aurait eu des centaines de pas de long. Il voyait nettement ce serpentement sur le flanc de la montagne.

- Prévenons Chan. Je sens le danger.

Il descendit rapidement.
24
Le dislocateur ne comprenait plus. Il avait pu s'occuper de toutes les dépouilles sauf de celles des étrangers. Les loups noirs étaient venus camper dans la clairière. Chaque fois qu'il approchait de ce qui restait des étrangers, la grande louve grognait. Il connaissait ce sourd grondement. Il savait qu'il était employé dans le langage de la meute. Ce grondement était un signal. Celui qui l'entendait obéissait ou alors il devait défier le dominant. Jamais le dislocateur n'avait pensé qu'un loup le considérerait un jour comme faisant partie de sa meute. Il n'avait pas insisté mais avait brûlé plusieurs fois du spimjac. La grande louve avait posé son regard rouge sur lui pendant qu'il lui offrait la fumée du spimjac. Il avait vu brûler ses yeux avec plus d'intensité devenant presque comme deux petits soleils. Puis elle les avait fermés se mettant à ronronner comme un gros chat. Un mâle s'était approché et avait grondé. Le dislocateur avait jugé prudent de prendre du recul. Le loup noir l'avait regardé partir sans le poursuivre, a priori satisfait de sa soumission. Il s'était alors couché près de la louve. Un deuxième mâle s'approchait à son tour. Le dislocateur connaissait ce rite pour l'avoir déjà vu dans la meute. Tous les mâles allaient venir le défier. S'il se rebellait, il y aurait bataille et le vainqueur aurait rang avant le vaincu. S'il ne disait rien, il serait l'oméga de la meute, celui qui prend tous les coups et qui sert d'exutoire aux autres. Le dislocateur recula encore une fois. Quand le troisième s'approcha, il vit que la louve le regardait. Il s'accroupit en mettant une main à terre. Le loup s'arrêta non loin et se mit à gronder. Le dislocateur répondit sur le même ton. Il vit le loup se ramasser prêt à bondir. Il bondit le premier. Le choc eut lieu dans les airs. Plus lourd et plus massif que le loup, le déplacement tourna à son avantage. Le loup retomba sur le dos. L'homme réussit à lui tomber dessus avant qu'il ne soit sur ses pattes. Puissant et nerveux le loup tenta de se redresser. Le dislocateur était presque trois fois plus lourd que lui. Il avait refermé ses mains sur le cou de loup et tenait la tête à distance en serrant de toutes ses forces. Le loup poussa un jappement et cessa le combat. L'homme le lâcha. Le loup partit la queue basse. Le dislocateur regarda les autres mâles de la troupe. Aucun ne s'approcha. Il regarda autour de lui, se méfiant d'une possible attaque, mais la louve avait redressé la tête et les oreilles. Les autres loups retournèrent à leurs occupations sauf un jeune mâle de l'année qui vint défier son vaincu. Le combat fut aussi bref. Le jeune fut mis sur le dos d'un seul mouvement. Il n'insista pas et présenta son cou. L'autre grogna une fois et partit vers la forêt. L'homme se releva de toute sa hauteur. D'un pas lent, il partit vers sa grotte.
25 
Chan était un homme prudent. Il mit tous les miliciens en alerte et fit prévenir tous les hommes capables de se battre. Dans le même temps, il demanda au maître sorcier son avis sur ce qu'avait vu le guetteur.

- Chef de ville, les esprits sont silencieux. Depuis leur visite qui m'a tant secoué, ils ne parlent plus. Je sens des forces puissantes sans pouvoir dire si elles sont bienfaisantes ou non.

Chan le remercia, tout en maudissant intérieurement ce jeune maître sorcier, incapable de faire ce que faisait son prédécesseur. Il avait le sentiment de ne pas pouvoir compter sur lui. On arrivait en milieu de la matinée sans savoir quelle bête étrange arrivait. Il se rendit à la maison d'arme. Il ouvrit la porte : personne. Il resta sur le seuil un moment interloqué. Il entendit des voix au-dessus de lui. Sstanch était sur la tour avec deux hommes. Il avait l'air assez excité. Chan l'appela.

- Non, je ne descends pas, montez, Chef de ville. Il faut que vous voyiez cela.

Chan faillit répondre vertement à Sstanch. C'est bien la première fois qu'il osait lui donner des ordres. Il devait se passer de drôles de choses! Ravalant son orgueil, Chan fit l'effort de monter l'échelle, ce qui vu son embonpoint n'était pas facile. Arrivé en haut, il entendit les trois hommes parler en regardant du côté de la pierre qui bouge.

- Qu'est-ce qui se passe, Sstanch? Vous ne croyez pas que vous exagérez un peu?

Celui-ci ne répondit même pas, mais prenant le bras de Chan, il lui dit en pointant un doigt vers la forêt :

- Regardez là-bas !

- Et qu'est-ce que je dois voir?

- Là, au-dessus de la forêt, on voit l'arbre foudroyé, si vous montez votre regard vers le col de l'homme mort, vous verrez!

Chan suivit du regard la direction que Sstanch lui indiquait mélangeant paroles et geste. Il vit.

- Mais qu'est-ce que c'est que ça?

- Ça ne me dit rien qui vaille. On dirait une colonne d'hommes en marche.

- Ce n'est pas possible! Avec toute cette neige, ils ne pourraient pas aller à cette vitesse.

- Si vous regardez bien, on voit devant un homme en raquettes, il a le déplacement bondissant qu'on voit quand arrivent les coureurs des montagnes.

- Oui, d'accord mais les autres?

- Ils glissent sur la neige en s'appuyant sur des bâtons.

Calt ouvrit la bouche à son tour. Il était celui qui avait la meilleure vue.

- Ils sont sur des planches et ne s'aident pas de bâtons mais on dirait plutôt des lances courtes. En plus ils ont chacun un arc dans le dos.

Chan pâlit.

- C'est une armée! Combien sont-ils?

- Je dirais plusieurs dizaines, une dizaine de dizaines.

- Dans combien de temps seront-ils là?

- Dans trop peu de temps, Chef de ville. Le soleil ne sera pas au sommet de sa course qu'ils seront devant nos murs.

- Prévenez le maximum d'hommes et qu'ils soient tous avec une arme près de la porte avant ça.

Tout le monde descendit sauf Calt qui assurait la surveillance.
26
Les bruits les plus étranges circulaient en ville. On y parlait de monstre, de guerre, d'armées, de guerriers sur des monstres. Les récits étaient tous plus terrifiants les uns que les autres. C'est à celui qui en dirait le plus. Kalgar n'aimait pas ces manières. Quand il avait eu la demande du chef de ville, il était venu avec ses apprentis les plus vigoureux et les moins peureux. Sur la place près de la porte des hautes terres, c'était la cacophonie. Chaque maître de maison présent était venu avec quelques serviteurs, armés de faux, de piques ou de marteaux. Sstanch regardait ce rassemblement hétéroclite. Sur les cent maisons de la ville, il n'y avait pas la moitié des maîtres. Il savait pouvoir compter sur Kalgar et ses gaillards. Il y avait aussi ceux qui aidaient la milice, venus avec leurs hommes. Si en nombre, ils surpassaient ceux qui arrivaient, que valaient-ils au combat?

- Ils arrivent!

Le cri figea toutes les gorges. Le silence se fit. On entendit juste un bruit de glissement. Sstanch grimpa le plus vite qu'il put à la tour. Il arriva en haut pour voir la troupe sortir du bois. En tête courait un homme. Gand, très grand, couvert de fourrures de loup blanc, il tenait une cadence que personne de la ville ne pouvait soutenir en raquettes plus de quelques minutes. Derrière lui, dans un alignement parfait, dans un synchronisme absolu, des guerriers sur des planches glissaient en s'aidant de leurs bras pour pousser sur des lances courtes. Les premiers étaient déjà sortis de la forêt et cela continuait.

Sstanch se pencha vers la place:

- Que ceux qui ont un arc montent sur la palissade. Les autres, regroupez-vous près de la porte. Calt, préviens Chan!

- Je suis là, dit-il en sortant de la maison d'arme. Que vois-tu?

- Des guerriers, bien armés. Leurs arcs sont petits, ils ont deux lances courtes, deux armes à la ceinture et deux carquois pleins. Le premier vient de s'arrêter!

Sstanch regarda le géant qui avait fait halte derrière la pierre qui bouge. Il était à plus d'une portée de flèche. Derrière, les guerriers habillés de blanc aussi, arrivaient et se mettaient en rang. Il en vit dix partir d'un côté et dix de l'autre. Ils formèrent une ligne de part et d'autre de l'homme en raquettes. Un autre guerrier blanc se détacha du groupe et vint se placer près de celui que Sstanch appela l'éclaireur. Derrière, les hommes continuaient d'arriver et se rangeaient selon un ordre impeccable. Sstanch qui avant de devenir capitaine de la ville, avait servi dans la plaine, savait reconnaître une armée quand il en voyait une. Devant lui, le spectacle qu'il voyait confirma ses pires craintes. Même si ses hommes disposaient de grands arcs et de lances longues, même s'ils étaient plus nombreux, il pensa qu'ils ne faisaient pas le poids.

Aux ahanements qu'il entendait, Sstanch comprit que Chan arrivait sur la tour.

- Qu'est-ce qu'ils font? demanda-t-il entre deux respirations sifflantes.

- Ils se mettent en position. Ils sont bien armés, bien entraînés. Je ne sais pas ce qu'ils veulent, mais il faudra faire attention.

- Nous sommes beaucoup plus nombreux qu'eux.

- Oui, maître de ville, mais ils vont nous surpasser en combat.

- Nos grands arcs les tiendront à distance.

Calt intervint:

- Regardez, ils se préparent.

La vingtaine de guerriers avaient mis genoux à terre et bandé leurs arcs courts. Celui près de l'éclaireur fit de même. Il cria:

- Scantalquiloma!

- Qu'est-ce qu'il dit? demanda Chan.

Il n'avait pas fini sa phrase qu'une flèche à empennage noir se planta à deux doigts de la tête de Chan. Celui-ci devint blanc.

- C'est pas possible! C'est pas possible! Ils sont trop loin, dit-il en s'accroupissant derrière la protection les planches de la balustrade.

- Scantalquiloma!

- Relevez-vous, maître de ville, vous ne risquez rien. S'il avait voulu, il vous aurait touché. C'est le signe qu'il a repéré qui était le chef. Ça doit être un signal.

Le géant en raquettes s'approcha en hurlant:

- Ne tirez pas, je viens parlementer.

Sstanch cria à son tour :

- Laissez-le approcher, ne tirez pas.

Les archers baissèrent leurs arcs. L'homme ôta ses raquettes pour marcher sur la neige tassée des abords de la ville.

- C'est Muoucht. Je le reconnais! C’est Muoucht, un des hommes de l'extérieur.

Quand il fut plus près, il parla d'une voix forte.

- Écoutez bien gens d'ici! Le prince Quiloma exige audience auprès du chef de ville. Soit sa requête est acceptée, soit sa colère sera grande.

Du haut de la tour Sstanch cria:

- Je descends, homme de l'extérieur.

Chan toujours blotti derrière sa protection de planche, dit :

- Mais qu'est-ce que vous faites?

- Cet homme nous est connu. Il faut que nous en sachions plus. Faut-il nous battre ou non?

- Allez-y vous avez toute ma confiance.

- Calt et Filt vous restez en couverture.

Haussant le ton, il s'adressa aux autres :

- Que personne ne fasse rien pendant que nous parlementons.

Sstanch descendit sans hâte. Arrivé en bas, il mit son casque, prit un bouclier et une épée.

- Sitca équipe-toi, tu viens avec moi.

Pendant qu'il obéissait et prenait ses armes, Sstanch se tourna vers Kalgar :

- Reste avec Tilson, avec les tiens vous protégerez la porte.

Muoucht les bras croisés sur la poitrine regardait la porte s'entrouvrir. Il vit Sstanch et un milicien sortir. Il avait déjà rencontré Sstanch, mais le visage de l'autre ne lui disait rien. Muoucht venait une à deux fois par an à la ville pour échanger ses peaux contre ce qui lui manquait trop. Il avait eu à faire avec Sstanch lorsqu'il avait déclenché une bagarre après avoir trop bu de malch noir et accusé un habitant de lui avoir volé son bien. Sans l'intervention de Sstanch, il y aurait eu un mort.

Arrivé à cinq pas, Sstanch s'arrêta. Il fit bien attention de laisser son bouclier entre lui et la ligne d'archers. L'autre ligne lui était cachée par la pierre qui bouge. Il ne risquait rien de ce côté.

- Parle, Muoucht.

- Ils me sont tombés dessus, alors que je visitais mes pièges après que Sioultac se soit calmé. De rudes gaillards...

Sstanch regardait Muoucht. Il avait le visage marqué d'ecchymoses.

...J'ai pas vraiment voulu coopérer au début. Leur chef, le prince Quiloma m'a convaincu avec ses poings que je ferais mieux de me ranger de son côté. Voilà toute une main de jours que nous marchons sans arrêt pour arriver ici.

- Que cherche-t-il?

- Un enfant sacré, si j'ai bien compris, a été enlevé par sa nourrice et un presque prince. Ils sont à sa recherche. Ici est le seul lieu où ils ont pu aller avec une chance de survie.

- Tu parles leur langue?

- Oui, un peu. Je fais du troc aussi là-bas.

- Qui sont-ils?

Une flèche à empennage noir se ficha contre la botte de Muoucht.

- L'entrevue est terminée. Le prince Quiloma attendra jusqu'à demain une réponse favorable. Sinon, il viendra fouiller la ville. Je viendrai chercher la réponse demain quand la lumière naîtra sur la montagne.

Muoucht fit demi-tour. Sstanch et Sitca reculèrent jusqu'à la porte qui se referma sur eux.
27
Chan était passé par le temple. Kyll l'avait de nouveau déçu. Les esprits ne lui avaient rien dit. Chan jurait intérieurement. Il avait mis le maître sorcier au courant de tout ce qui s'était passé. Il avait été reçu en présence du grand conseil du temple. Natckin avait posé de bonnes questions. Chan devait reconnaître qu'il aurait préféré l'avoir comme maître sorcier à la place de Kyll. D'ailleurs c'est lui qui était venu et non le maître sorcier trop fatigué par ses visions pour la rencontre des anciens. Les remarques à mi-voix avaient fusé. Chan avait réclamé le silence et Natckin avait fait celui qui n'avait rien entendu. Derrière lui Tasmi était mal à l'aise de cette situation. La réunion se passait dans la maison commune en présence de tous ceux qui le désiraient. Il y avait le cercle de ceux qui pouvaient parler et le cercle des habitants qui regardaient et écoutaient.

- Il faut lui donner ce qu’il veut. Après il partira.

- Ce n’est pas possible. Nous irions contre l’hospitalité. Il est venu en arme, les étrangers sont venus en réfugiés.

- Je ne veux pas la guerre. Cette armée est trop forte.

- Nous sommes tellement plus nombreux, au moins cinq contre un. Nous pouvons vaincre.

- Le capitaine n’y croit pas. Ils sont trop biens armés et savent trop bien s’en servir. Vous avez vu leurs arcs. Ils sont petits mais portent plus loin que nos meilleures armes.

- Nous ne leur devons pas hospitalité.

- Tu as raison, mais veux-tu la mort des nôtres ?

- Quel est ton avis, Sorcier ?

Natckin se rengorgea. En l’interpellant ainsi, Chan venait de lui accorder autant d’importance qu’au maître sorcier lui-même. Bien sûr, il n’avait pas eu droit au titre de maître, mais siéger au conseil des anciens comme représentant du temple était une vraie jouissance.

- Les esprits se refusent à parler au maître sorcier. Je ne sais rien de plus que ce que je vous ai rapporté. Nous devons rester fidèles à nos coutumes. Ce qui arrive est une épreuve pour tester notre foi. Je pense qu’un sacrifice à l’esprit de Hut le fondateur pourrait nous éclairer.

Chan regarda Natckin et supputa ses chances de prendre le pouvoir au sein du temple. Il réfléchit rapidement.

- Tu as raison, Sorcier. Nous allons suspendre le conseil pendant que tu fais l’offrande. Puis avec l’aide de Hut le fondateur nous prendrons la décision.

Natckin faillit crier de plaisir. Chan venait implicitement de lui donner l’ordre de faire ce qui était réservé au maître sorcier. Il acquiesça en silence et se retira, Tasmi sur ses talons.

- Sorcier Natckin, allez-vous faire ce que le maître de la ville a dit ?

- Bien sûr, disciple Tasmi. La situation exige.

- Mais… mais… mais Sorcier Natckin, que va dire le Maître Sorcier si vous officiez ?

- J’ai l’entière confiance du Maître Sorcier et mon devoir est de le soulager de toutes ces contingences pour lui permettre de se concentrer sur ce qui lui est essentiel, les esprits qui le visitent. Si je n’avais pas sa confiance, crois-tu qu’il m’aurait adjoint un disciple à former tel que toi en qui il a mis de grands espoirs ?

Tasmi se rengorgea en entendant cela, tout en se disant qu’il avait beaucoup à apprendre avant d’atteindre le savoir de ses maîtres.
28
Kyll sentit monter en lui la vision. Il fut étonné de sa netteté. Il voyait les étrangers comme en plein jour alors que le soleil était parti pour la nuit depuis une chandelle. Ils avaient monté un camp fait de toiles protégé par un muret de blocs de neige découpés. Des sentinelles veillaient, l’arc à la main, une flèche prête. Puis Kyll eut comme un sursaut. Il survolait la clairière de la dislocation. La grande louve au regard de feu surveillait les dépouilles des étrangers. Son esprit était en repos. Elle était là où elle devait être. Le grand être avait suggéré et elle obéissait. Les petits charognards qui auraient bien aimé se repaître des carcasses, maudissaient dans leur langage ces loups qui les empêchaient d’assouvir leur faim. Kyll ne fut même pas étonné d’entendre les pensées des animaux. Un nouveau bond l’emmena dans la maison commune. Il appréhenda dans un éclair de pensée, ce qui s’était dit et ce que voulaient faire Natckin et Chan. Tout s’éteignit pour se rallumer instantanément. Il était dans une des maisons de la ville. La lumière irradiait d’un des êtres près du feu. Il dormait. C’était un enfant. Une femme, lasse, à l’aura vacillante écoutait les péroraisons d’un gaillard fort en gueule à l’aura rouge sang. Chountic ! Lui seul avait cette aura de mauvais œil. Ses serviteurs venaient lui faire le compte-rendu de ce qui se passait et dans la maison commune et au-delà de la palissade. Nouvelle coupure. Kyll planait dans le temple. Natckin faisait l’offrande à Hut le fondateur. Son aura était striée de noir. Celle de Tasmi flageolait d’incertitude. Les gestes étaient faits, les herbes brûlées mais nulle trace de la belle et forte présence de Hut… Kyll s’interrogea en voyant les pensées de Natckin préparant déjà son discours à Chan. Il fallait qu’il intervienne !

- NON !

Le cri le déstabilisa. Il reprit conscience dans sa cellule de méditation. Il se leva péniblement pour aller arrêter Natckin.

- RESTE !

- Mais il blasphème.

- JE SAIS. CE MAL EST NÉCESSAIRE.

Dans l’esprit de Kyll, la voix était nette et forte. Il connaissait cet esprit. Il était le maître de la terre de la ville. Il avait de nombreuses fois sacrifié pour qu’il leur soit favorable au moment des récoltes de machpe.

- L’ESPRIT DE HUT TE DEMANDE DE TE RETIRER À LA GROTTE DE LA MÉDIATION.

- Pourquoi ?

- OBÉIS TOUT DE SUITE. NE DIS RIEN ET PARS. HUT T’ATTEND LÀ-BAS.

Kyll se retrouva seul dans sa cellule et dans sa tête. L’esprit de la terre l’avait quitté. S’interrogeant beaucoup, il rassembla ses affaires. Empruntant les couloirs qui conduisaient vers une sortie latérale, il comprit que personne ne le voyait. Tous ceux qui le croisaient, l’ignoraient.

Dans la grande salle du temple Natckin officiait. Il avait presque fini le rite et rien ne s’était passé. Nulle possession, ni de message écrit dans les fumées odorantes. Il fit ce qu’il pensait des autres officiants. Il inventa, simulant la possession et les dialogues. Il en arrivait au message principal. Il avait décidé que le mieux était de céder au prince des extérieurs en lui révélant où étaient les dépouilles et où était l’enfant qu’il cherchait. Dans son jeu scénique, il commença d’une voix grave, à révéler ce qui devait être fait. Il en avait fini avec la femme et l’homme. Au moment où, reprenant son souffle, il allait sceller le sort de l’enfant. Une autre voix s’éleva, forte impérieuse, faisant trembler les murs. Tous les officiants regardèrent Tasmi debout, transfiguré, disant :

- QUE JAMAIS CE QUI A ÉTÉ DONNÉ À LA MÈRE EN LARMES NE SOIT REPRIS !

Natckin fut déstabilisé mais préféra intégrer cela dans son augure. Finissant le rite, il demanda comme cela doit être fait aux témoins de lui rapporter ce qui avait été dit par les esprits lors de la possession.

Tonlen, le maître officiant du temple prit la parole :

- Les Esprits ont parlé : que l’on donne les dépouilles aux extérieurs, mais que l’enfant de Chountic reste l’enfant de Chountic. Les Esprits ont échangé les vies. L’enfant des étrangers est celui qui repose avec leurs dépouilles dans la clairière de la dislocation. 
29
Sstanch fut chargé de rencontrer les extérieurs. Il avait demandé à Kalgar de l'accompagner. Sa haute stature et son courage étaient un atout. Il avait aussi choisi trois autres gaillards de la même taille. Il sortit ainsi avec quatre hommes d'escorte, laissant ses miliciens à l'intérieur. Il avait donné ses ordres à Filt au cas où. Il voulait faire bonne figure devant le prince étranger, en tout cas lui faire comprendre qu'une bataille contre la ville, lui coûterait cher, alors qu'il était loin de ses bases de ravitaillement. Sur la palissade rebaptisée remparts, les archers se tenaient prêts, l’air aussi menaçant que possible. C’était surtout une idée de Chan. Sstanch lui avait expliqué que les extérieurs connaissaient la portée des arcs de la ville, qu’il était inutile d’aligner des archers incapables de lui venir en aide voire pire, susceptibles de lui lâcher une flèche dans le dos par maladresse. Chan était resté sur ses positions. Sstanch et son escorte marchaient vers le camp des extérieurs en espérant que personne ne ferait de bêtises derrière eux. Ils furent soulagés de dépasser la pierre qui bouge. Ils étaient maintenant à l’abri des flèches amies. Devant eux, les sentinelles les avaient regardés arriver sans manifester le moindre sentiment. Elles ne s’étaient même pas mises en alerte. Sstanch avait vu le signal annonçant leur arrivée. Le petit groupe passa entre les deux sentinelles. Celle de droite, lui fit un signe, indiquant une direction. Sstanch s’avança pour découvrir un camp impeccablement aligné. Les hommes le regardaient passer sans manifester d’intérêt particulier. Il remarqua qu’ils avaient tous une arme à portée de main. « Belle armée ! » pensa-t-il. Il rêva un instant d’en diriger une semblable. Il aperçut le prince Quiloma assis sur une couverture posée sur un bloc de neige. Muoucht était debout près de lui. Le prince discutait avec des guerriers devant une peau de bête étalée devant eux. Dessus Sstanch aperçut des dessins dont il ne comprit pas le sens. Une lance le stoppa dans son élan. Un garde l’avait bloqué dans sa progression. Sstanch prit la lance courte qui lui barrait le passage. Il l’aurait bien repoussée s’il n’avait entendu le bruit des armes sortant de leur fourreau autour de lui. Une dizaine de guerriers extérieurs l’arme au poing, entourait le petit groupe. Sstanch n’insista pas et recula légèrement. Comme un rouage bien huilé, la lance disparut de devant lui et les armes regagnèrent leurs étuis.

- Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Kalgar à mi-voix.

- Rien, on attend le bon vouloir de l’extérieur.

Le ciel se voilait doucement. La neige arrivait pensa Sstanch. Le froid serait bientôt là. Il se dit que cela ne changerait rien pour ces hommes aguerris. Il ne voyait pas les habitants de la ville se battre dans une bourrasque. Chan vivait dans l’illusion qu’il y avait assez d’hommes pour repousser et vaincre les extérieurs. Sstanch savait qu’hormis la vingtaine de volontaires qui accompagnaient habituellement la milice, tous les autres combattants ne valaient rien sur un champ de bataille. L’attente se prolongeait. Les premiers flocons se mirent à tomber quand le prince fit un geste. Immédiatement la lance qui lui avait barré le chemin, servit à le pousser dans le dos. Quand son escorte voulut avancer, on lui barra le chemin. Sstanch s’arrêta, se retourna et leur fit signe de ne pas bouger.

- Enahrlsir dinanrpa dje nmqirndau.

- Il demande ce que tu as à lui dire, traduit Muoucht.

- Nous avons vu les personnes qu’il cherche et je peux le conduire là-bas…

Muoucht traduisait en même temps. Sstanch vit les yeux de Quiloma s’allumer d’une lueur d’intérêt.

- … mais ils sont morts.

Muoucht n’avait pas fini de traduire que Quiloma avait attrapé Sstanch par le devant de sa veste de fourrure.

- Starinfuo qahdjoz

- Qu’est-ce que tu veux dire ? traduit Muoucht.

Sstanch se mit en devoir de raconter les loups noirs, la bataille de la porte des hautes terres, la fièvre de la femme, la blessure de l’homme, la faiblesse de l’enfant. Quiloma scrutait la bouche de Muoucht pour en déchiffrer les paroles. Traduire était difficile pour lui. Muoucht parlait un peu la langue des extérieurs mais avait des difficultés à traduire tout ce que Sstanch disait. Sur la fin du récit, il se dit que Quiloma avait compris. Celui-ci se retourna pour lancer deux ordres brefs. Vingt guerriers et dix archers furent immédiatement prêts.

- Conduis-nous ! traduit Muoucht.

Sstanch allait obéir quand il vit le regard de Kalgar et des autres.

- Je ne peux pas sans mon escorte. La clairière est sacrée. Je ne peux y aller seul.

Pour donner du poids à ses paroles, il se croisa les bras sur la poitrine, refusant de bouger.

Quiloma le regarda, sembla le jauger, puis donna un ordre.

- Il dit : « Attention à toi, si ce que tu dis est faux ! »

Les dix hommes qui entouraient Kalgar et ses compagnons se mirent en position autour d’eux. Sstanch leur fit signe d’approcher. Ils reprirent leur position autour de lui.

Du haut de la tour malgré la visibilité qui baissait à cause de la neige, Filt vit partir Sstanch et son escorte entourés d’une quarantaine d’extérieurs l’arme à la main.
 
30
Kyll bougeait comme en rêve. Il errait dans la ville sans vraiment savoir par où sortir. La majorité de la population était en haut de la ville, attendant le résultat de la rencontre. Il avait été quelques fois à la grotte de la médiation, toujours accompagné d’un guide. Il se demandait comment il allait se débrouiller. Depuis des années, il ne s’occupait plus de son quotidien. Les disciples de premiers niveaux s’en chargeaient. Il suivait la pente, se laissant aller. Les visions avaient disparu. Il avait bien entendu l’esprit du sol, pourtant un sentiment d’irréalité l’accompagnait. Les rencontres qu’il faisait dans les rues lui prouvaient qu’il était toujours invisible aux yeux des gens. Il arriva place de la fontaine. Il était maintenant presque en bas de la ville. Il pensa que jamais il ne pourrait bouger la porte. La peur commença à s’insinuer en lui. C’était bien beau de suivre les ordres des esprits quand ils étaient précis mais là, place de la fontaine, que devait-il faire ? Il se dit que s’il remontait maintenant, il retrouverait sa position et son rang, qu’il n’aurait pas besoin de s’en faire pour son quotidien. Il se disait cela tout en sachant qu’il se mentait. Il ne savait pas vivre sans se poser des questions. Pourquoi une chose plus que l’autre ? Pourquoi entendait-il les esprits, ce qui l’avait amené à la position de maître sorcier alors que d’autres à l’allure plus altière semblaient ne même pas savoir comment faire ? S’il partait comme cela qu’est-ce qui allait se passer ? Natckin prendrait la tête du temple. Il présentait bien. Kyll était persuadé que Chan serait heureux de l’avoir en face de lui. Seulement Natckin ne voyait rien, n’entendait rien. Le monde des esprits lui était fermé. Kyll le savait. S’il était devenu deuxième disciple dans la hiérarchie, c’était en mimant et en trichant. Le vieux maître sorcier s’était laissé prendre par ce beau parleur. Quand le Maître lui avait expliqué ses difficultés à rencontrer les esprits, Kyll n’avait pas compris. C’était évident, soit les esprits s’imposaient à toi, soit tu convoquais les esprits avec l’offrande. Kyll avait eu besoin de temps pour s’apercevoir qu’il était le seul à penser cela. Pour les autres sorciers, contacter le monde des esprits nécessitait une ascèse et un entraînement de tous les jours.

- SUIS-LA.

Comme toujours, Kyll ne se posa pas la question de savoir d’où venait la voix, ni quel esprit avait parlé. Il regarda autour de lui. La Solvette passait avec un panier. Il lui emboîta le pas. Une fois ou deux elle se retourna, scrutant derrière elle, sans rien voir. «  Elle me sent mais ne me voit pas», pensa Kyll. Ils marchèrent ainsi dans les ruelles de la ville basse, se rapprochant des zones où on traitait les machpes. L’odeur de la plante saturait l’air du quartier. La Solvette passa entre deux entrepôts. Quand Kyll déboucha du passage, elle avait disparu. Il eut un instant de panique. Il était sur une placette, à sa droite, la ruelle remontait, à sa gauche, un escalier de quelques marches donnait accès à une autre zone d’entrepôts. Devant lui, il y eut un éclair lorsque la Solvette alluma sa torche. Elle était entrée sous le porche en pierre qui signalait l’entrée des grottes à machpes. Kyll se rapprocha doucement. De nouveau la Solvette scruta derrière elle sans rien voir. Elle se retourna et rangea les braises qui lui avaient servi dans un brasero. Kyll n’était pas venu souvent ici. Le feu était indispensable. Chacune des entrées de grottes, chaque maison fonctionnaient pareil. On entretenait le feu. Personne ne savait le faire renaître s’il s’éteignait. Une légende racontait la quête d’un nouveau feu un jour de désastre, où tous les feux de la ville s’étaient éteints. La pluie, l’humidité du combustible et la paresse des habitants de l’époque avaient amené cette catastrophe, en pleine saison des pluies. C’est un jeune garçon qui avait réussi à capturer un nouvel esprit du feu alors que celui-ci se promenait en forêt à côté du point de chute d’un éclair d’orage. Kyll faillit perdre de vue la Solvette pendant qu’il repensait à la légende. Heureusement la lumière de la torche le guida. Kyll pensa qu’il ne savait rien de la vie des gens de la ville. Inversement, ils ne savaient rien de la vie dans le temple. Ils avançaient dans un dédale de grottes, qu’il était incapable de mémoriser. De temps en temps, ils croisaient des gens. La Solvette échangeait un mot, un bonjour, une phrase avec chacun. Parfois elle s’arrêtait plus longtemps, sortait quelques plantes de sa besace et les remettait à son interlocuteur qui la remerciait en s’inclinant très bas. Puis le réseau des grottes se fit plus lâche, ils traversaient une zone de galeries qui semblaient devenir de plus en plus naturelles. Kyll avançait toujours derrière la Solvette sans bruit. Le silence était devenu extraordinaire. Seuls les frottements des bottes de la Solvette s’entendaient. A un carrefour, elle s’arrêta. Se retourna brusquement et tendit sa torche devant elle.

- Sors de là !

Kyll se crut démasqué. Il avança dans le cercle de lumière. La Solvette regardait toujours au même endroit alors que lui passait sur le côté.

- Si je me mets à entendre des esprits, je n’ai pas fini, dit-elle à voix haute, en reprenant son chemin. Ils marchaient maintenant dans un ensemble de salles souterraines aux parois lisses et arrondies. De l’eau coulait quelque part. Bientôt, ils arrivèrent près d’un torrent dont les cascades brillaient à la lumière mouvante de la torche. Kyll n’en revenait pas. Jamais il ne s’était douté de ce réseau et de ce torrent souterrain. Il sentit un souffle d’air. La sortie ne pouvait pas être loin. La Solvette s’était arrêtée pour gratter des lichens sur la roche. Kyll suivit l’air. Plus il s’éloignait de la Solvette, moins la lumière était forte. Il se retrouva dans le noir presque complet. Devant lui, il y avait comme une clarté. Il se dirigea vers elle pour voir. Elle augmentait à chacun de ses pas. Enfin il déboucha dehors. Il neigeait. Il était au pied d’une barre rocheuse, juste au-dessus du bassin dans lequel coulait le torrent qu’il avait suivi. Il se reconnut. La grotte de la médiation était proche. Il pensa que même s’il voulait faire demi-tour, jamais il ne trouverait son chemin dans ce labyrinthe souterrain. Il réajusta son baluchon et se dirigea vers sa destination. 
31
Les éclaireurs revinrent vers le groupe.

- Starcat ienotcme stobrca (Il y a des loups noirs).

Quiloma hocha la tête.

- Teixs! (restez-là).

Sstanch n'avait rien compris au dialogue. Muoucht lui traduisit.

- Y a des problèmes. Y a des loups !

- Ils vont se battre ?

- L'prince a l'air de vouloir y aller seul.

Quiloma s'était mis en marche. Il remit l'épée au fourreau et sortit un court bâton rouge. Il avança doucement vers la clairière. Quand il dépassa la lisière de la forêt, il découvrit les loups couchés entre ou sur les pierres. Il s'arrêta, parcourant du regard les différents membres de la meute. Les loups l'avaient vu. Les plus jeunes s'étaient mis debout. Ils regardaient alternativement vers la louve sur la pierre et vers Quiloma. La louve était restée couchée mais avait levé la tête. Quiloma braqua son regard sur elle. Prenant le bâton à deux mains, il l'éleva à l'horizontale devant lui, tout en mettant un genou à terre :

- Qschamia stobrca ... ( Que mon salut aille vers toi, louve noire, maîtresse de la meute. Je viens en paix chercher les dépouilles des traîtres à la nation des Êtres Debouts. ).

Le bâton rougeoyait entre les mains du prince. La louve posa son regard dessus. Il y eut comme un éclair dans ses yeux. Elle se leva doucement, leva le nez au ciel et poussa un long hululement. Les autres loups se mirent sur leurs pattes. Sans se presser la louve noire sauta en bas de la pierre où reposaient les restes des étrangers. Elle prit le chemin de la forêt suivie par les siens en file indienne comme il sied à des loups en paix.

Quiloma n'avait pas bougé. Derrière un arbre, le dislocateur regardait cela sans comprendre. Un grondement près de lui, le fit se retourner. L'alpha de la meute était là. L'ordre était clair. Le dislocateur comme les loups, se retira.

La clairière était silencieuse sous la neige qui tombait. Il n'y avait plus de mouvement perceptible. Quiloma se releva, rangea le bâton dans son étui à la ceinture. Sans se retourner, il cria :

- Sxiet! (Venez!)

Les guerriers de l'extérieur prirent position autour des pierres. Ils restaient sur leurs gardes. Muoucht glissa à l'oreille de Sstanch :

- C'est pas des loups qu'ils ont peur. Ils craignent une embuscade.

Sstanch et son escorte s'arrêtèrent au milieu de la clairière près de la pierre de Hut. Quiloma s'avança vers les restes sur la pierre cassée. Il examina avec soin ce qui restait là. Il ramassa les affaires de la femme, de l'enfant. Il passa un long moment à plier ce qui restait des affaires et à en faire un paquet. Il se retourna et tendit le tout qui fut immédiatement récupéré par un guerrier. Il se dirigea alors vers les restes de l’étranger. Les vêtements comme pour les deux autres avaient été peu abîmés. Il vit la main droite posée sur la roche avec les armes. Il prit l’épée et la mit dans son fourreau à la place de celle qu’il portait. De nouveau il plia les affaires avec précaution et tendit le tout à un soldat. Ne restait sur la roche que la main avec l’anneau. Quiloma la contempla longuement.

- Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Kalgar.

- Je ne sais pas, lui répondit Sstanch. Tu le sais toi ? Veut-il l’anneau ?

- J’sais pas, je connais pas leurs rites. L’anneau est signe de pouvoir, c’est sûr. L’prince en a un au doigt. Y en a d’autres qu’en ont un aussi mais moins beau et moins gros.

Sstanch commença à scruter les mains des hommes qui l’entouraient. Il en repéra cinq, porteur d’anneau ou de gant avec un anneau de couleur sur le majeur.

Quiloma avança la main vers la pierre puis se ravisa. Il recommença son ébauche de geste et de nouveau se ravisa. Il regarda autour de lui. La neige tombait. La visibilité était faible. Un ciel bas et gris avait déjà des airs de crépuscule.

- Il ne veut pas prendre l’anneau ? demanda Sstanch.

- I’peut peut-être pas, répondit Muoucht. A un col à trois jours de marche d’ici, ils ont fait toute une cérémonie parce qu’ils avaient vu une trace dans le rocher. Quand j’ai d’mandé c’qui s’passait, i’m’ont dit qu’un grand être s’était posé là. En écoutant c’qui disaient, j’ai compris que cela voulait dire qu’on était sur la bonne piste.

- Stracbnh…( Rentrons, nous ferons une offrande ce soir. Qu’un groupe garde ce lieu !).

Quiloma reprit le chemin vers la ville sans un regard pour Sstanch et les siens. Un guerrier à l’anneau rouge, leur fit signe d’avancer. Bientôt, il ne resta plus qu’une dizaine d’hommes dans la clairière. 
32 

Sstanch avait été tout de suite rendre compte à Chan dans la maison commune. Natckin était là aussi. Il avait essayé de parler avec Kyll mais celui-ci était probablement dans sa cellule de méditation et personne n'osait le déranger pendant qu'il méditait. Natckin était mal à l'aise d'avoir fait le rite sans en référer à Kyll. Personne au temple n'avait fait de remarque, même pas ce vieux rabougri de Tonlen. On ne savait jamais ce qu'il pensait. Il présentait à tous, le même visage imperturbable quoi qu'il arrive. Il avait assuré le même service pour Natckin que pour Kyll ou pour le vieux maître sorcier. Natckin pensait qu'il ne risquait rien de lui. Est-ce qu'il pourrait aller encore plus loin dans cette voie de concurrence à Kyll? Il remuait ces pensées pendant que Sstanch rapportait ce qu'il avait vu avec les extérieurs. Il impressionna beaucoup l'auditoire en racontant que le prince étranger avait été affronter seul les loups noirs et qu'il avait réussi à les mettre en fuite.
- Qu'est-ce qu'ils font maintenant? Ils repartent?
- Si j'ai bien compris l'homme des forêts qui sert d'interprète, ils vont faire un rite pour l'anneau qui est resté.
- Quel anneau?
- L'étranger qui est mort avait à la main droite un anneau sur le majeur. Celui-ci semble important ou sacré. Le prince extérieur n'a pas voulu y toucher comme cela. Il a pris les autres affaires mais pas l'anneau qui est resté sur la main.
- Ils ne s'en vont pas ?
- Pas sans l’anneau.
- Je n’aime pas cela, dit Rinca.
Chan reprit la parole :
- Ils ont ou ils vont avoir ce qu’ils veulent. Ils repartiront après. Qu’en pense notre premier sorcier ?
Natckin qui sortait de ses pensées, prit la pose et déclara d’une voix grave et docte :
- Les esprits ont parlé. Nous leurs avons obéi. Les oracles semblent bons. Je ferai un nouveau rite de divination tout à l’heure pour en savoir plus.
- Où est le maître sorcier ?
Natckin regarda Rinca. Le visage de l’ancien ne montrait pas d’animosité. Le vieux maître sorcier n’avait pas habitué le conseil à se faire remplacer.
- Le maître sorcier médite. Il est très souvent visité par les esprits. Cela le fatigue beaucoup. Il m’a demandé de le représenter. Il …
La porte s’ouvrit à toute volée. Kalgar entra. Il semblait dans tous ses états. Chan se leva pour le remettre en place.
- Et bien Kalgar ! Qu’est-ce…
- Ils ont créé du feu !
La nouvelle les laissa sans voix, puis tout le monde se mit à parler en même temps. Chan eut beaucoup de mal à faire revenir le silence. Quand l’assistance se tut enfin, il interrogea Kalgar. Celui-ci raconta qu’à son retour, après avoir raconté à ceux qui attendaient à la porte des hautes terres ce qu'il s’était passé, il était monté sur la tour pour aider à la surveillance. La visibilité ne portait pas très loin avec cette neige collante qui tombait. Il voyait de l’agitation dans le camp derrière le rempart de blocs de neige. Il expliquait à Filt comment était organisé le campement des extérieurs. Il lui avait fait la remarque, qu’il n’avait pas vu de feu chez eux. Filt s’était interrogé sur leur manière de se nourrir pendant ces longues courses dans les montagnes. Bien sûr, ils avaient leurs sacs en bandoulière. Les provisions devaient y être gelées. Manger froid et sucer de la neige n’étaient pas facile. Filt n’enviait pas leur sort. Les armes étaient belles, l’uniforme plus attirant que le sien mais les conditions de vie n’avaient pas la douceur de ce qu’il vivait. Le ciel se dégagea un peu. Toujours sur leur tour, ils avaient vu un groupe se former près de la pierre qui bouge. Ils avaient amené du bois. Kalgar et Filt pensèrent à un feu mais repoussèrent l’idée. Kalgar n’avait vu aucun pot à feu chez eux. Le prince s’était approché du fagot qui avait été déposé à l’abri du vent près de la pierre qui bouge. Il l’avait vu sortir un court bâton rouge. Il l’éleva au-dessus de sa tête, puis sembla le casser en deux. Il en sortit quelque chose de noir. Filt pensa à des cailloux, Kalgar évoqua le charbon de bois. Le prince des extérieurs s’accroupit et tapant l’une contre l’autre ses mains, il fit jaillir des étincelles. Bientôt le feu prit devant leurs yeux étonnés. Ils n’avaient jamais vu cela. En ville, tout le monde gardait précieusement un pot à feu. Son extinction était un malheur et un très mauvais présage. Quand le feu fuma bien, le prince se releva et rangea dans le bâton ce qu’il en avait sorti. Kalgar n’avait pas attendu de voir la cérémonie pour descendre prévenir le conseil des anciens.

33
Quiloma avait donné ses ordres. Il lui fallait cet anneau. Il était prince de dixième rang. S’il parvenait à la maîtrise de la puissance donnée par cet anneau majeur, il pourrait atteindre un troisième voire un deuxième rang. Lors du rapt de l’enfant, les dix princes de dixième rang avaient été convoqués. Le prince majeur avait parlé. Ils avaient obéi. Quiloma se savait le meilleur. Il avait choisi la bonne direction. Sa phalange était aussi la meilleure, rapide, endurante, obéissante. Ses hommes avaient tout à gagner s’ils réussissaient à ramener l’enfant. Les conditions de sa disparition ainsi que le pourquoi n’étaient pas clair. La nourrice était d’une famille fidèle depuis des générations à la famille régnante, le protecteur aussi. Ils étaient pourtant partis en enlevant l’enfant, futur prince majeur. De plus le protecteur avait réussi à s’emparer de l’anneau de pouvoir destiné à l’enfant. Pour le prince majeur régnant, c’était une haute trahison. Il voulait les traîtres pour les tuer de ses propres mains et l’enfant pour l’éduquer selon son rang. Quiloma avait entendu des bruits entre deux missions disant que les choses n’étaient pas si simples, que peut-être le prince majeur avait fait disparaître son frère, père de l’enfant pour prendre sa place et que l’enfant lui-même maintenant que sa mère était morte des fièvres de glace, n’avait pas d’avenir. Certains vieux traînes-glace gâteux, chuchotaient même que c’est pour sauver l’enfant que la nourrice et le protecteur avaient fui. Tout cela n’avait plus d’importance pensait Quiloma. Il était parti en chasse et la chasse avait été fructueuse. Il pouvait revenir avec les dépouilles. Rien que cela lui ramènerait la gloire et au moins un passage en neuvième rang. Si en plus il ramenait l’anneau à son doigt, c’est au moins un troisième rang qui l’attendait. Le jeu en valait la chandelle. Il savait que la moindre erreur serait fatale. La mort pouvait être au rendez-vous. Il se prépara avec application. Les villageois d’à côté qui se prenaient au sérieux, l’amusaient plutôt. Leur chef de guerre serait un adversaire pour lui, son escorte ne valait rien, hormis peut-être le grand avec ses marteaux. De ce que le piégeur-interprète lui avait dit, Quiloma avait bien compris que face à lui, il n’aurait qu’une vingtaine d’hommes capables de se battre. La difficulté était ailleurs. Lors de la découverte des dépouilles, il avait dû sortir le rouge bâton porteur de l’esprit du feu pour soumettre une meute d’êtres loups. Il avait été étonné. Dans les terres de grandes neiges, jamais une femelle ne menait une meute. Ensuite le rouge bâton avait la puissance de les soumettre. La femelle aux yeux de braises lui avait laissé la place mais ne s’était pas soumise. Obéissait-elle à l’anneau ? À moins qu’un grand être ne lui ait donné des ordres. Cela compliquait sa tâche. Si l’enfant était mort, le grand être devait détruire l’anneau. Si la louve avait laissé la place c’est peut-être parce qu’il arrivait. Il fallait qu’il fasse vite. Ce soir était sa dernière chance. Il avait besoin du feu et d’audace.
Au pied de la pierre branlante, il avait fait le foyer. Quand il fut bien pris, il ajouta les pierres de feu qu'ils avaient trouvées dans la montagne dans la vallée précédant celle-ci. Il les regarda prendre. Pendant que la température montait dans le foyer, il commença une lente mélopée. Les mains étendues au-dessus des flammes, il chantait en se balançant d'avant en arrière. Les flammes suivaient son mouvement. Les pierres à feu se mirent à rougeoyer. La chaleur montait. La neige commençait à fondre. Quiloma retira ses mains maintenant que les flammes étaient hautes. Il se retourna vers ses hommes. Il vit au loin, dans la pénombre du crépuscule, le haut de la tour de guet du village surchargée de monde regardant dans sa direction.
- Qricht.. (prenez une cotte et amenez les pierres de feu dans la clairière).
Quatre guerriers prirent une longue cotte de mailles et la posèrent près du foyer. Un cinquième fit rouler les pierres de feu rouge or dans la cotte ainsi tendue. Le morceau de bois qu'il utilisait, ne résista pas à la chaleur intense. Il prit feu. L'homme le jeta dans la neige, où il s'éteignit en sifflant. Un autre avait déjà pris la relève. Il fallut quatre bâtons pour faire passer toutes les pierres de feu sur la cotte qui déjà rougissait. Dès que cela fut fait, les quatre porteurs partirent en courant presque vers la clairière où Quiloma les avait déjà précédés. Il se tenait devant la pierre brisée. Autour d’elle, quatre guerriers avaient planté des torches. A travers la pierre translucide, les reflets changeants éclairaient la main par en dessous, donnant l’illusion du mouvement. Quiloma chantait une nouvelle mélopée, répandant de la poudre noire de pierre de feu sur la main qui trônait au centre. Il ne s’arrêta que lorsque toute la surface de la pierre fut opaque à la lumière. Quand les porteurs arrivèrent, il se recula pour les laisser manœuvrer. Ils firent passer la cotte au-dessus de la pierre et versèrent son contenu sur la main. Il y eut un éclair fulgurant, un bruit de tonnerre et un grand craquement quand la pierre brisée explosa sous l'action de la violente chaleur. Des morceaux fusèrent dans tous les sens tuant un homme, en blessant d’autres. Une violente bourrasque attisa le feu. Les flammes rejaillirent plus fortes, plus chaudes, faisant fondre la pierre translucide elle-même.
Quiloma jura. Du sang s’écoulait de sa tête. Un fragment l’avait touché près de l’œil, lui obscurcissant la vue.
- Stram…(La main ! Où est la main ?).
Les guerriers qui le pouvaient se relevèrent. Aussi vite qu’il était arrivé, le vent avait cessé. Seule une odeur flottait dans l’air.
- Ngadr…(Un grand être !).
Quiloma se sentit perdu. Un grand être volait au-dessus d’eux. Rien ne l’arrêterait. Il voudrait récupérer l’anneau et le détruire. Quiloma pensa à sa phalange. Il donna l’ordre de se replier. Bientôt ne resta plus dans la clairière que le soldat mort et une pierre cassée et en partie fondue dans laquelle un feu finissait de se consumer. Quand il arriva au camp, il trouva tous ses hommes en position de défense, les arcs prêts à tirer, les lances à portée de main. Il s’intégra dans le dispositif. Son second lui fit signe. Il s’approcha tout en surveillant les alentours.
- Tsq..(Qu’est-ce qui est arrivé, mon Prince ?).
- Rpei..(L’esprit de la pierre a refusé l’offrande du feu. Son explosion a attiré le grand être.).
- Rgetr..(Non, le grand être volait au-dessus de la forêt avant que l’explosion n’ait lieu)..
- Tsr..( Es-tu sûr ?).
- Cepn..(Oui, mon Prince ! J’ai vu son ombre dans le ciel. Mais avant que j’aie pu lancer le signal, il était au-dessus de la clairière et le feu a jailli. Le grand être était juste à la verticale de la lumière. J’ai vu sa robe, il est vert et noir).
- Vnovt..( Vert et noir, un juvénile ! Ça explique pourquoi nous sommes vivants. Un adulte ne nous aurait laissé aucune chance. )
- Drs…(Quels sont les ordres, mon Prince ?).
- Vtu..( A-t-il été touché par des morceaux de la pierre ?).
- Sspaj..(J’ai vu de nombreux éclats voler autour de lui. Il a dû être touché. Il a eu un soubresaut. Faudra-t-il chercher s’il a été blessé ?).
- Qunienka…(Oui, Qunienka. Notre vie dépend aussi de lui. Il faut aussi retrouver l’anneau.).
Dans la nuit noire, ils restèrent aux aguets. 

34
Dans la ville, l'émoi était palpable. Les observateurs avaient vu les extérieurs faire naître le feu. Comme si cela ne suffisait pas, il les avait vus faire brûler des pierres. C'est Kalgar qui avait été le plus étonné. Lui qui se fournissait en bois noir auprès des bûcheronneurs qui vivaient plus bas dans la vallée, avait vu dans la pénombre, le rougeoiement de la cotte lors du transport des braises. Il connaissait bien le travail du fer. Voir ainsi le métal devenir rouge cerise en aussi peu de temps l'avait laissé songeur. Il n'avait pas eu le temps de creuser la question que l'explosion avait eu lieu dans la clairière de la dislocation. Dans la tour les guetteurs étaient partagés. Certains disaient qu'une grande ombre était venue et avait provoqué l'éclat de lumière. Les autres disaient que la lumière avait fait naître un grand et sombre esprit. Il y avait eu une grande agitation dans le camp des extérieurs. Puis tout s'était calmé. La neige tombait étouffant les bruits. La nuit était noire.
Le remue-ménage continuait dans la salle commune malgré l'heure tardive. Les discussions allaient bon train. La seule opinion consensuelle était qu'il fallait aller voir ce qui était arrivé dans la clairière de la dislocation. On ne pouvait pas laisser un lieu sacré être profané par des étrangers. Chan sur les conseils de Sstanch essayait de calmer tout le monde. Les forces en présence n'étaient pas en faveur des habitants de la ville, à moins que l'explosion n'ait fait beaucoup de dégâts chez les extérieurs. Les plus hardis préconisaient d’attaquer et de tuer tous ces profanateurs. Les plus prudents avaient vu la puissance des arcs courts et conseillaient la négociation. Chan avait fait mandé le maître sorcier mais celui-ci tardait à venir. Chan commençait à s’inquiéter. Alors que leur monde semblait voler en éclats, le maître sorcier n’était même pas là, ni le premier sorcier non plus. Il fit signe à Sstanch, lui glissa un mot à l’oreille et reprit la discussion. Il fallait qu’il la fasse traîner jusqu’à l’arrivée des sorciers. Il proposa une tournée de malch noir.
Sstanch marchait vite sous la neige qui devenait lourde et collante. Si cela continuait, quelle que soit la décision du conseil, le combat ne pourrait avoir lieu. Trop de poudreuse gênait les mouvements. Même en alignant tous les hommes valides, il doutait de pouvoir battre les extérieurs. Il était résolument pour la discussion. Il avait vu trop de morts inutiles pour en vouloir dans sa ville. Maintenant, s’il fallait se battre, il irait et que les esprits le protègent. Il toucha son amulette. La masse du temple se dressa devant lui. Il était arrivé à l’enceinte réservée. Il se dirigea vers la porte. A l’aide du marteau de pierre, il frappa l’huis de trois coups selon la coutume. Le portier tarda tant, qu’il fût obligé de recommencer. Celui-ci arriva essoufflé.
- Ah ! Capitaine ! Capitaine ! Si vous saviez ! Venez ! Venez !
Le portier l’avait attrapé par la manche et le tirait vers l’enceinte des maîtres. Il était tellement perturbé qu’il en laissa la porte ouverte. Arrivé à la deuxième enceinte, le portier ne ralentit pas, remorquant Sstanch, il courait presque. Le capitaine ne comprenait rien, il n’avait jamais vu le temple dans une telle agitation. Des sorciers de tous rangs s’agitaient dans tous les sens. Personne ne sembla faire attention à lui. Il n’avait jamais entendu dire qu’un civil pouvait pénétrer dans l’enceinte des maîtres. Toujours tiré par le portier, il passa la porte sans même ralentir.
- Premier Sorcier, j’amène le capitaine.
Sstanch repéra Natckin, toujours accompagné de Tasmi. Il donnait des ordres à l’un ou à l’autre, tout en regardant dans une pièce dont il occupait le seuil.
- Que se passe-t-il, Premier Sorcier ? La Chef de ville a besoin du Maître Sorcier Les évènements de la nuit nécessitent sa présence.
- Je ne le sais que trop bien, Capitaine, mais le maître sorcier a disparu.
- Comment ça, disparu ?
- La dernière fois qu’il a été vu, il rentrait dans sa chambre de méditation et regarde…
Sstanch se pencha en avant. Il vit une petite pièce ronde faite de pieux assemblés. Elle n’avait pas de fenêtre. Sans la chandelle que tenait Tasmi, il n’aurait rien vu. La pièce était nue et vide. Seule une robe de cérémonie était à moitié étalée sur le sol.
- Le maître sorcier a prévenu qu’il allait méditer avant un rite divinatoire. Il avait revêtu les habits pour le rite. Regarde ce qu'il reste. Nous l’avons cherché partout. Il n’est nulle part. La seule explication est que les esprits l’ont enlevé. C’est un sombre présage.
- Chan te cherche. Pardon, le chef de ville désire ta présence.
- Dis-lui que je viens, dès la fin du rite. Qu’aucune décision ne soit prise avant que nous ayons consulté les esprits.
Natckin se détourna et toujours suivi de Tasmi, se dirigea vers la grande chambre de cérémonie. 
35
Quand Natckin arriva dans la maison commune, le silence se fit. Tous attendaient des directives et des nouvelles. Le malch noir avait fait son effet. Les hommes présents avaient tous le teint vultueux que donnent les boissons fermentées. Et l’excitation qui va avec. Un mot du sorcier et ils partaient à la guerre.
- Alors, premier sorcier ? Où est le maître sorcier ? demanda Chan.
- Nous ne l’avons toujours pas trouvé. J’ai fait un rite de divination mais les esprits ont refusé de parler.
Natckin revoyait la scène. Il jouait le rôle de l’ordonnateur. Le maître officiant remplissait le sien. Tasmi qu’il n’avait pas renvoyé, était entré en transe. Natckin avait collé à ses visions. On y voyait du sang, des montagnes volantes, des esprits crachant le feu et le soufre, mais aussi des prairies verdoyantes et des monceaux de machpes. La vision de Kyll avait traversé fugitivement, ainsi qu’un maître du feu. Tasmi avait fini par s’effondrer. A la fin de la cérémonie, le maître officiant avait prit Natckin par le bras et lui avait dit tout bas :
- Attention, premier sorcier. Je sais. Tasmi te servira de source. Ne mets pas les esprits en colère en ne les respectant pas.
Natckin avait eu beau protester, Tonlen, n’avait pas changé son discours.
- Il y a des herbes pour aider à la divination.
Natckin les connaissait. Sa seule expérience avait été tellement traumatisante pour lui qu’il n’avait jamais recommencé et toujours simulé. Il s’était senti vidé de lui-même, flottant sans rien pouvoir contrôler dans un monde qui lui était complètement étranger.
- Que doit-on conclure de ce rite ? La source Tasmi a donné quel fleuve ?
Si Tonlen remarqua le ton ironique, il n’en dit rien.
- L’heure est grave et les esprits nous laissent décider. Les visions disent du bien et du mal. Les gestes que nous ferons engageront peut-être l’avenir. Le vieux maître sorcier aurait su.
- Oui, mais il est parti et Kyll aussi, dit Natckin avec acrimonie. Il y a dans la maison commune, tous les hommes qui attendent qu’on les guide et nous n’avons rien, si ce n’est un salmigondis d’images.
- Il faut faire un rite d’offrande de sang.
- Je vais gagner du temps et nous le ferons.
Sortant de ses pensées, il s’aperçut que toute l’assistance le regardait avec des yeux étonnés. Il pensa qu’ils allaient croire que comme Kyll, il avait des visions. Il décida de jouer ce jeu.
- Les esprits demandent l’offrande du sang.
Un frisson parcourut l’assistance. Ce rite exceptionnel n’avait pas été utilisé depuis des étés et des étés. Les plus jeunes n’en avaient jamais vécu. Les plus vieux se rappelaient de l’été de pluie quand ils étaient jeunes. L’ancien maître sorcier, jeune à l’époque, avait ressenti ce besoin. Il avait commencé par le sang d’un oiseau mais cela n’avait pas suffi. Le soir venu, les esprits n’avaient pas répondu. Le lendemain, il sacrifiait un jeune tibur. Si c’était un honneur d’offrir un tibur de son troupeau pour le sang du sacrifice, seuls les plus riches pouvaient les donner. Cela leur donnait une place et une voix au conseil. Mais cela n’avait pas suffi. Le soir venu, les esprits n’avaient pas répondu. Le lendemain sur la place de sacrifice où le sang avait été lavé par les pluies incessantes, le maître sorcier avec saigné un tibur mâle adulte. C’est la famille de Chan qui avait amené la bête. Cela avait un argument de poids pour être coopté comme second au Chef de ville de l’époque. Bien qu’enfant, Chan n’avait rien perdu du spectacle et de la leçon. Mais il se souvenait que cela n’avait pas suffi. Les esprits n’avaient pas répondu. Le maître sorcier avait alors réclamé le sang de l’homme. La peur avait fait son apparition. Jusqu’où devait-on aller pour apaiser les esprits ? Le lendemain, toujours sous la pluie, le maître sorcier avait donné l’exemple. Tout à sa transe, il avait pris le couteau sacrificiel de corne de tibur et avait lacéré son avant bras. Le sang avait coulé. Chaque homme s’était avancé. Ils portaient encore tous la marque de ce jour, où leur sang avait coulé sur la place de sacrifice. Des grands brasiers de clams et de plantes sacrées donnaient une odeur lourde et enivrante. Les femmes qui faisaient cercle autour comptaient les hommes qui passaient. Lorsque se présenta le dernier de la file, l’une d’elle avait crié :
- Où est Strenstouf ?
Il y eut un vent de folie. Comme un vol de moineaux, elles s’égaillèrent pour le retrouver. Le maître sorcier avait prévenu, s’il manquait un homme, le rite ne pourrait être agréé par les esprits. Une d’elle le repéra bientôt et se fut une véritable chasse à courre dans la ville. Strenstouf fuyait aussi vite qu’il pouvait mais chaque fois des femmes lui barraient la route. Les hommes trépignaient de ne pouvoir agir mais ils ne pouvaient pas quitter la place tant que leur sang coulerait. Ils suivirent la poursuite par les cris des unes et des autres. Le sang coulait encore des bras des derniers offerts quand Strenstouf arriva sur la place de sacrifice. Il était tuméfié par les coups reçus. Armées de bâtons, les femmes de la ville, le rabattaient vers le maître sorcier, le frappant dès qu’il s’arrêtait ou qu’il déviait de la route. Un dernier assaut de la meute, le jeta aux pieds du maître sorcier. Tout à sa transe, il ne semblait pas se rendre compte de ce qu'il se passait. Quand son couteau s’abattit, il trancha le cou de l’homme à terre. Le sang gicla sous les hourras de la foule des femmes. Quand il se mêla à l’eau du ciel, pour la première fois depuis cinq fois deux mains de jours, la pluie cessa. Les cris de chasse se transformèrent en cris d’allégresse.
L’ombre du sacrifice de Strenstouf plana sur chacun. Cela dégrisa les hommes. Chan sentit tomber son excitation. Lui qui était prêt à la bataille, ne se sentait pas bien à l’idée de ce rite.
- Que l’on aille se coucher. Quand se lèvera le soleil, Sstanch tu iras espionner les extérieurs. En attendant que le premier sorcier prépare le rite d’offrande du sang, nous ne prendrons pas la décision d’attaquer.
Sstanch qui avait ses ordres, partit le premier. Il fut bientôt suivi par de petits groupes discutant à voix basse. L’espoir d'un grand soir avait vécu. 
36
Quiloma était étonné d'être encore vivant. Le grand être n'était pas revenu. Il en venait à douter de sa réalité. Dès que la lumière fut suffisante, il se dépêcha d'aller à la clairière. Un anneau était à prendre. La neige avait fait son œuvre. Il ne reconnaissait rien. La pierre éclatée était là. Le feu qui couvait encore grâce aux pierres à feu, avait fait fondre la neige tombée. Il jura entre ses dents. Il y avait là sous la neige un anneau inestimable et lui était là sans pouvoir le toucher. Il rageait. Il ne put s'empêcher de fouiller, sans rien trouver bien sûr. Il avait avec lui ses chefs de sections.
- Dro...(Quels sont les ordres, mon prince?).
Quiloma réfléchissait à toute vitesse. Il avait pensé que sa mission serait courte, trouver les fuyards et les ramener morts ou vifs, sauf l'enfant qui devait être vivant. De trouver tout le monde mort ne l'avait pas ému. Cet enfant ne représentait rien pour lui. Il y aurait un autre prince majeur pour régner. C'est quand il avait vu l'anneau qu'il avait compris que les choses allaient se compliquer. Cet anneau était une légende. Seuls les princes de haut rang la connaissaient vraiment. A son niveau, on savait qu'il contenait le Pouvoir. Nul ne savait trop comment, mais ils avaient vu les princes de haut rang prêts à tout pour le posséder. Même sans jamais l'avoir vu, Quiloma l'avait reconnu. Sa description était fameuse. Le retour était impossible sans lui. Il y avait trop de neige, de plus l'explosion pouvait l'avoir envoyé n'importe où. Rester ici changeait ses plans. Il divisa la phalange en plusieurs groupes. Cinq hommes partiraient vers le soleil levant pour une mission de reconnaissance. Cinq autres iraient vers le soleil couchant. Leur mission serait de faire la topographie locale autour du village. L'autre partie de la mission consisterait à voir si des renforts pouvaient arriver jusqu'ici. Ils n'étaient qu'une phalange. Face à une armée, ils seraient vaincus. Il ne pouvait pas courir le risque. Il décida de ne pas égorger les villageois. Si tout s'était bien passé, il aurait supprimé les témoins gênants. Si le séjour durait longtemps, il aurait besoin d'eux pour le ravitaillement. Il avait aussi remarqué l'épée du chef de guerre du village, une belle arme. Il fallait qu'il trouve celui qui faisait ça. Quiloma continua à distribuer ses ordres. Il envoya les dépouilles pour identification au prince majeur, en lui faisant passer le message que, vu la manière dont les villageois avaient traité les corps, l'anneau était perdu. Il précisa que lui Quiloma avait trouvé les fugitifs et qu'il restait sur place pour retrouver l'anneau. Il envoya avec eux dix hommes de plus pour faire le plein de pierres de feu dans la vallée voisine. Ils en auraient besoin pour se chauffer. Il mit les autres guerriers à l'œuvre. Il fallait construire un fort provisoire en attendant le retour des messagers. Si la chance leur souriait, c'est-à-dire pas trop de neige, ni de vent et surtout pas de mauvaises rencontres, les instructions seraient là quand Quichcouan, la lune rousse, serait au zénith.
La phalange se déploya. Dix hommes se mirent en faction. Les villageois pouvaient avoir l'idée de les attaquer en les pensant en moindre résistance. La cinquantaine qui restait, se mit à découper les blocs de neige compacte pour faire un mur d'enceinte.
37
Kyll tremblait de froid. Il était sorti de sa transe en arrivant à la grotte. Ses perceptions avaient repris les limites de son corps. La neige qui recouvrait tout, avait envahi le porche de la grotte. N'y voyant pas de trace de pattes, Kyll était entré. La grotte de la médiation était froide dans sa plus grande partie. La lumière rentrait chichement. Il glissa sur une petite mare gelée près de l'entrée. Il lui fallait un peu de chaleur. Bien qu'habillé pour l'hiver, il ne pourrait rester au froid. Il se mit à explorer les lieux. Plus il allait vers le fond, moins il y voyait. Lors de son dernier passage ici, il avait une torche. A la lumière de ses seuls souvenirs, il s'enfonça au plus profond de la cavité. Le froid y était toujours intense. Une ombre plus noire se révéla être un petit couloir tortueux qui s'ouvrait en hauteur et qui finissait dans une salle sans écho. Il avait avancé avec beaucoup de prudence. Le noir était profond et sa peur était grande. N'allait-il pas tomber sur une bête hivernant. A tâtons, il était arrivé dans ce qui semblait être un cul-de-sac un peu plus large. Sur une des parois, il trouva un suintement d'eau. Il en fut heureux. Il ne gelait pas ici. Il s'assit sur le sol dur mais sec. La température avait beaucoup remonté. Il se calma lentement faisant les exercices de souffle que son maître lui avait enseignés. Lui revint en mémoire, une parole que son maître avait prononcée une fois. L'exercice finissait. La nuit était tombée. Lui, Kyll, avait oublié de préparer la lampe. La nuit était sans lune. Il n'avait pas osé bouger de peur de renverser un des nombreux pots où ils avaient fait brûler des offrandes. Son maître s'était levé, avait dit ... et puis avait pu se déplacer dans le noir comme en plein jour. La mémoire de Kyll refusa de lui livrer les paroles du maître. Il s'en voulut. La colère bouillonnait en lui. Il avait suivi les ordres des esprits et se retrouvait seul, au fin fond d'un trou noir, sans provision, ni couverture. Le découragement le visita. Il se recroquevilla pour ne pas perdre sa chaleur, prit son manteau et s'enveloppa dedans. Il était impuissant, fatigué. Il pensa que demain il ferait jour. Posant la tête sur son bras, il ferma les yeux. Il y eut comme un tintement de clochettes. Kyll bondit sur ses pieds, regardant le noir autour de lui. Le silence était absolu. Il attendit. Ses paupières trop lourdes se fermèrent. Le bruit revint, la peur avec lui. Il tâta autour de lui. Il ne trouva que le vide ou la roche. Il essaya de retrouver le sommeil sans jamais y parvenir. Le bruit revenait. Il l'écouta. Il lui sembla familier. Des souvenirs se présentèrent à son esprit. Il entendait un bruit intérieur. Ce petit tintement, il l'avait entendu ce jour-là quand le maître avait invoqué, l'esprit du noir pour l'aider. Voilà la solution ! Il rectifia sa position comme il sied à un maître sorcier. Faisant circuler le souffle en lui, il entra dans cet état second où son esprit se dilatait. Il pensa à l'esprit du noir, à celui de la roche, à celui de l'eau. Presque sans le vouloir, il dit les paroles de puissance. La transe arriva spontanément. Elle ne le projeta pas à terre, ne lui fit faire aucun geste désordonné. Simplement, il entendait nettement le tintement dans ses oreilles. Disant les paroles du lien, il se mit debout et fit le geste du commandement. L'espace autour de lui prit une nouvelle dimension. Il voyait l'eau qui s'écoulait doucement. Si les détails de la roche manquaient, il voyait les limites de sa chambre. S'il regardait vers le boyau de sortie, les vibrations devenaient lentes, gelantes. Au sol, il voyait les zones plus chaudes ou plus froides ainsi que des débris éparpillés. Il découvrit aussi un passage encore plus petit qui montait à l'opposé de la sortie. Il était trop haut pour que Kyll puisse l'atteindre sans un marchepied quelconque. Il s'assit le dos au mur, laissant son nouveau regard errer sur son environnement. Il repéra des petits mouvements. La forme colorée qui bougeait ainsi lui évoqua des insectes. Certains bien grillés étaient excellents, mais il n'avait pas de feu. Il s'endormit ainsi en pensant à de la nourriture.
38
Kyll avait chaud quand il se réveilla. Il ouvrit les yeux et mit quelques instants avant de se rappeler où il était. Une douce chaleur régnait... Une douce chaleur ! Ce n'était pas possible ! Il se dressa sur son céans. Il y eut un grognement. La panique le remplit d'effroi. Un crammplac poilu était couché avec lui. Il était chaud, vivant, terriblement vivant. Kyll était juste à côté de la gueule impressionnante de la bête. Il regarda, elle semblait dormir. Les yeux fermés, elle respirait sans bruit. Son regard parcourut le corps massif, le crammplac était couché sur le flanc, les pattes barrant le seul passage vers la sortie. Les griffes énormes, qu'il savait acérées comme un couteau sacrificiel, se détachaient par leur couleur plus froide que le reste. Il dormait quand la bête était entrée. Elle devait être repue puisqu'elle ne l'avait pas dévoré. Avait-il une chance de sortir sans la réveiller? Il essaya de se faire un plan de déplacement pour sortir. Il pensa qu'il n'avait pas vu de traces de pattes de crammplac devant la grotte. Il avait dû partir chasser avant la neige. Il ne se rappelait pas que la grotte de la médiation ait abrité des animaux. C'est vrai qu'ils n'y venaient qu'en été pour les rites d'intercession avec les esprits. Il remuait toutes ses pensées dans son esprit tout en regardant la tête posée sur le rocher devant lui. Il eut un sursaut de tout le corps, l'œil était ouvert.
- Tu es bien agité, kyllstatstat.
Kyll sursauta une nouvelle fois. Il avait entendu parler dans sa tête.
Le crammplac découvrit ses babines. Les dents étaient encore plus impressionnantes que ce que disait la rumeur. Il émit une série de petits jappements étonnants pour une bête de cette taille.
- Tu verrais ta tête, kyllstatstat. Mais essaye de ne pas sursauter comme cela, si nous devons cohabiter, j'aimerais un peu de calme.
- Ce n'est pas possible, je délire ! dit kyll à haute voix
De nouveau dans sa tête, il entendit cette voix douce et grave
- Non, non, tu ne rêves pas. L'esprit de celui qui n'a pas son nom a crié. Alors nous obéissons.
- Mais pourquoi?
- Je ne sais pas, Kyllstatstat. Je sais que je devais venir ici et que je dois te protéger. Tels sont les désirs inarticulés de celui qui n'a pas son nom.
- D'où viens-tu?
- Ma tribu est loin dans les montagnes blanches. Ton maître nous connaissait. C'est par celui que tu as accompagné une dernière fois que je suis ici. Son esprit m'a guidé jusqu'à toi.
- Pourquoi m'appelles-tu Kyllstatstat?
- Parce que tel est ton nom : Kyll qui relie les mondes.
- Quel est ton nom à toi?
- Dans ta langue il veut dire : Le grand et puissant seigneur de la tribu par qui justice et force entrent dans le monde.
- C'est long à dire.
- Oui, mais dans ma langue c'est plus facile : Stamscoia
- Que dois-je faire?
- Je ne sais pas, je ne suis pas là pour décider pour toi, je suis là pour te protéger des dangers.
Kyll resta un moment en silence. Le crammplac ne bougeait pas, seul son œil fixait le sorcier.
- Il faut que je mange, dit Kyll, allons!
Ensemble ils sortirent dans la neige. 
39
Ce fut la première bataille. Chan vivait une colère permanente. Près d'une quarantaine de personnes avaient trouvé la mort pour un étranger. C'était cher payé, trop cher payé. Sstanch, plus fataliste, disait :
- C'était à prévoir. Le vieux Rinca n'a pas supporté la profanation de la clairière. Lui et ses amis ont décidé de se venger.
- Mais ils n'avaient aucune chance contre des guerriers !
Chan et Sstanch arpentaient le lieu du combat. Les hommes de la ville avaient tendu une embuscade au groupe revenant par le col de l'homme mort. A quarante contre dix, ils pensaient la victoire acquise. Les corps marbrés de sang qui jonchaient la neige prouvaient le contraire. Chan était d'autant plus en colère que Rinca n'avait rien dit de ses préparatifs. C'est en entendant les cris et les hurlements que les guetteurs de la tour avaient prévenu que quelque chose se passait. Les étrangers qui avaient fini leur fort de glace, avaient aussi entendu les bruits des combats. Avant même que quelqu'un réagisse en ville trente guerriers étaient partis de toute la vitesse de leurs planches de glisse. Quand Sstanch avait voulu faire une sortie pour aller voir, vingt flèches s'étaient plantées dans la porte à son premier mouvement. Sstanch avait juré et couru à la porte de la forêt rejoindre l'autre groupe d'hommes qu'il avait déjà missionné pour cela. Ils progressaient à pied avec des raquettes. Moins entraînés que l'homme des montagnes, ils se déplaçaient plus lentement. Il leur avait fallu beaucoup de temps simplement pour atteindre la route du col. Sstanch entendait les hommes derrière lui ahaner pour essayer d'aller vite. Il pensa qu'ils seraient trop essoufflés pour un combat quelconque.
- Ne bougez plus !
L'ordre claqua comme un fouet. Sstanch reconnut la voix de Muoucht.
- Stop, ne faites rien ! hurla-t-il en levant les bras, alors que les hommes qui l'accompagnaient sortaient leur armes. Ils s'interrompirent regardant autour d'eux. Muoucht sur ses raquettes barrait le chemin à quelques dizaines de pas. En retrait mais hors de portée des arcs de la ville, une bonne trentaine de guerriers, l'arc bandé, une flèche encochée, surgirent de leurs abris qui les avaient cachés. Un homme partit en hurlant et en brandissant sa faux. Dix pas plus loin, il gisait dans la neige secoué de soubresauts, se vidant de son sang une flèche en pleine gorge. Les hommes de la ville rengainèrent leurs armes, Kalgar le premier sans essayer de bouger.
Un guerrier extérieur reposa son arc. Avec les gestes précis et vifs d'un long entraînement, il le rangea dans son dos, tout en s'avançant sur ses planches de glisse vers Muoucht. Sstanch reconnut le prince.
- Rtom.....
- Nous venons de tuer vos soldats dans la montagne. Ils nous ont attaqués, traduit Muoucht.
Quiloma parlait d'une voix grave assez lentement pour que Muoucht puisse traduire.
- Nous n'étions pas venus pour faire la guerre. Vous nous l'imposez.
- Les hommes qui vous ont attaqués, l'ont fait sans ordre ! coupa Sstanch. Muoucht traduisit.
Quiloma l'écouta puis reprit la parole.
- Lsel...
- Peut-être dis-tu vrai. Quand le soleil se lèvera amène la réponse à mon offre. Soit vous vous soumettez soit nous sèmerons ruines et mort dans votre village. J'ai dit et cela est vrai.
Sans attendre de réponse Quiloma avait tourné les talons. Sstanch le regarda faire des gestes qu'il devinait être des ordres, car bientôt les guerriers extérieurs eurent tous disparu.
Tout le monde se précipita vers le serviteur de Rinca qui gisait dans la neige, une tache rouge autour de la tête.
- Il est mort, dit Sstanch, ramenons-le à la ville. Il n'y a plus rien à faire pour les autres. Nous irons chercher les corps plus tard.
Leur retour en ville fut sinistre. Personne ne parlait. Se relayant pour porter le mort, ils atteignirent la ville assez vite. Repassant sur leurs traces et en descente, le chemin ne leur parut pourtant pas plus court. Tous pensaient à la vitesse à laquelle les extérieurs avaient réagi et à ce qu’ils avaient dit. Là-bas, ils étaient tous morts. À leur arrivée, tout le monde se pressa pour voir. Chan arriva dans les derniers. Il arrivait de la tour de guet. Il avait observé le retour des extérieurs. Il les avait vu ramener un corps. Il n’était descendu que lorsqu’on lui avait annoncé le retour de l’expédition. Essoufflé comme à chaque fois qu’il faisait un effort, il demanda à Sstanch un rapport. Puis il convoqua le conseil. Ceux qui y assistèrent racontèrent combien furent houleux les débats. Tous faisaient griefs à Rinca pour son attitude. Celui-ci se défendait en hurlant comme les autres, précisant qu’il était le seul à avoir perdu ses fils et ses hommes pour défendre la clairière de la dislocation. Natckin avait essayé de calmer le débat. Voyant qu’il n’arrivait à rien, il était parti faire une divination. A son retour, il y avait deux clans dans le conseil, ceux qui comme Rinca voulaient venger et la profanation et la mort des leurs, et puis ceux plus nombreux qui pensaient qu’ils avaient tout à perdre à essayer de résister. Natckin s’était mis en grand habit. Il n’avait pas osé usurper la tenue du maître sorcier. Pourtant il impressionna les présents qui se turent les uns derrière les autres en le voyant avancer le visage grave et fermé. Derrière lui Tasmi dont les visions étaient révélatrices, tenait les pans de son manteau.
- Les esprits ont parlé, déclara Natckin d’une voix grave et forte. La mort nous attend, rapide et douloureuse si nous nous révoltons contre les extérieurs, lente et insidieuse si nous nous soumettons.
Il s’arrêta de parler, le regard perdu comme s’il avait encore devant les yeux les visions dont il parlait. L’assistance resta interloquée un moment puis les murmures reprirent pour se changer rapidement en altercation verbale entre les deux camps.
- Pourtant…
La parole de Natckin fit l’effet du tonnerre. Tous firent silence.
- Pourtant l’esprit de la ville m’a montré un chemin possible. Il est long et difficile, mais le seul qui puisse nous libérer de la mort blanche qui rôde à notre porte et qui a brisé le passage vers le monde des esprits.
- Quel est-il ? demanda Chan.
- L’esprit de la ville a consenti à donner le premier pas, mais trop de violences arrivent. La suite dépend de celui qui n’a pas son nom.
- Qui est-ce ? Un esprit ?
- Je ne sais, l’avenir est trop brouillé…
- Mais ce premier pas, c’est quoi ?
- Il faut leur donner l’impression de se soumettre et se préparer au long conflit et puis…
Sa voix baissa au point que seul le premier rang l’entendit
- …et puis, il faut retrouver le maître sorcier.
Chan fut le seul à comprendre ce qu’il en coûtait à Natckin de dire cela. La nouvelle de la disparition de Kyll fut l’ultime coup à la résistance du conseil. Sans maître sorcier pour faire le lien avec le monde des esprits, avec la mort incarnée dans son fort de glace, la ville était perdue. Même les morts étaient perdus. Sans le rite à la clairière, ils étaient condamnés à errer, bloqués, incapables de rejoindre le lieu de leur repos.
Chan n’avait pas dormi quand il alla se présenter devant Quiloma pour faire reddition. Celui-ci le reçut sans un mot. Quand Chan eut fini, il attendit un moment. La sueur lui coulait dans le dos au fur et à mesure que le silence se prolongeait. Quand il prit la décision de partir, le prince blanc fit un geste et dix guerriers emboîtèrent le pas au chef de ville. Quand il arriva à la porte des hautes terres, ils prirent position. Par gestes, ils firent évacuer les gardiens de la porte et les guetteurs de la tour, puis ils prirent leur place.
Chan n’attendit pas pour repartir avec Sstanch et une escouade d’hommes pour aller chercher les corps.
La montée vers le col de l’homme mort leur prit la moitié de la matinée. Quand ils découvrirent le champ de bataille, le spectacle fut insoutenable. Tous les hommes avaient été égorgés. Le rouge s’étalait par flaques. Sstanch les examina tous. Pendant ce temps, la plupart des autres allaient vomir un peu plus loin. Ils trouvèrent le dislocateur sur place.
- J’ai chassé les prédateurs depuis hier. Il n’est pas bon que le rite ne soit pas respecté.
Chan le remercia d’une voix blanche. Puis il donna les ordres. Des branches furent coupées pour faire des litières. Les corps furent entassés à plusieurs sur chacune. Puis sans un mot, le groupe reprit le chemin de la ville.
- Ça a été un massacre, dit Chan.
- Oui et non, répondit Sstanch. Ils se sont battus. J’ai vu leurs flèches plantées un peu partout. La plupart sont tombés sous le coup des archers ennemis. Quelques uns sont arrivés au corps à corps mais ils ne savaient pas se battre. Le dislocateur m’a dit qu’il avait vu les extérieurs revenir avec un mort et plusieurs blessés. Pour un premier combat, les hommes de Rinca se sont bien battus. J’ai connu des combats où les jeunes recrues mouraient tous sans même faire de victime en face.
- Mais pourquoi les égorger ?
- J’ai vu des tribus de la plaine le faire. Soit pour achever les blessés afin qu’ils meurent vite sans souffrir, soit pour d’autres tribus afin de laver le déshonneur de la défaite, pour nos ennemis je ne sais pas. Ils ne les ont pas torturés…
- A quoi vois-tu ça ?
- Les hommes de Rinca étaient morts quand les extérieurs ont récupéré leurs flèches dans leurs corps. Les plaies n’ont pas saigné.
Il fallut tout le reste de la journée pour redescendre les dépouilles des combattants. Rinca regarda passer ses fils, ses alliés, ses serviteurs morts, la mâchoire serrée. Dans ses prunelles dansaient des envies de vengeance. Du haut de la tour, les guerriers de la mort, comme on les appelait maintenant, regardaient la procession sans montrer la moindre émotion. 
40

Les jours se suivirent selon le même rituel. Les guerriers de la mort venaient prendre position au lever du soleil, au moment du zénith et au coucher, relayant ceux qui étaient en place. La peur qu'ils inspiraient ne faisait que croître à les regarder. Ils ne semblaient connaître, ni la faim, ni la soif, ni les besoins. Toujours sur le qui-vive, ils faisaient indéniablement penser aux loups noirs. Une dizaine passa sans que rien ne se produisit. Dans la ville, on avait entreposé les corps des morts dans une grange, en attendant de pouvoir purifier la clairière et refaire une cérémonie de la dislocation. Personne ne savait vraiment ce que les extérieurs avaient fait de leurs morts. Certains disaient les avoir vus partir vers la forêt, d'autres prétendaient qu'ils étaient dans des blocs de glace pour être ramenés d'où ils venaient. Chan avait essayé de prendre contact avec Quiloma pour essayer de négocier un accès à la clairière. Celui-ci avait refusé de le recevoir. La saison des machpes commençait. Les hommes avaient à faire dans les souterrains. La routine du travail les protégea des questions. Sstanch emmenait ses quatre hommes s'entraîner en bas de la ville, loin du regard des autres. Après ce qu'ils avaient vu, ils acceptaient la discipline et l'entraînement qu'ils subissaient. Le conseil des anciens n'arrivait à aucune décision. Entre ceux qui avaient peur et ceux qui voulaient la vengeance, un fossé s'était creusé. Chan gérait cela au jour le jour. Kalgar avait repris ses affaires en main. Il forgeait à nouveau des outils. Sa fille poussait bien, maintenant que Talmab se sentait mieux. Dans la maison de Chountic, la morosité naturelle était revenue. Sealminc s'occupait de Brtanef du mieux qu'elle pouvait. Celui-ci se comportait en enfant sage avec elle. Pourtant nul rire ne les égayait. Chountic qui s'occupait surtout de ses affaires, grondait sa colère continuelle. Il avait trouvé dans les extérieurs un nouveau sujet qu'il pouvait développer à souhait. Rinca ne dormait plus. Devant ses yeux passait en boucle la procession qui ramenait les morts de sa maison. Seul le désir de vengeance le maintenait debout.
Dans le temple, Natckin tournait en rond. Il avait interrogé tous les membres. Personne ne savait. Kyll avait été en méditation puis avait disparu. Les esprits ne lui parlaient pas. Seul Tasmi semblait les entendre. Mais pouvait-on lui faire confiance? Il délivrait souvent des messages contradictoires que ni Natckin, ni le maître officiant n'arrivaient à décrypter. Ils n'avaient qu'une certitude, ce qui les attendait n'était pas réjouissant. Tasmi se laissait déborder par ses émotions et ses transes devenaient l'expression de sa peur. Tel un poison sournois, elle s'infiltrait partout. Les témoins des transes de Tasmi furent les premiers touchés, puis ceux à qui ils en parlèrent. De proche en proche, ce fut toute la ville qui craignit l'avenir à quelques exceptions près.
Natckin sortait d'un nouveau rite de divination et discutait avec Tonlen.
- Les esprits se refusent à moi. Seul Tasmi voit et entend.
- C'est regrettable, Premier Sorcier. Ses visions sont brouillées par sa peur, comme toujours. Le seul point qui ne change pas est : il faut retrouver le Maître Sorcier.
- Je sais, mais tous ceux que j'ai envoyés pour fouiller la ville et ses environs n'ont rien trouvé. Aujourd'hui encore, j'ai lancé une expédition dans les terres derrière la clairière. Je ne sais s'ils iront loin. Il leur faut contourner le camp de ces maudits guerriers de la mort.
- Ils vont devoir passer la nuit dehors !
- Oui, je sais. Ils veulent absolument savoir.
- Qui est parti?
- Le groupe de Gasikara.
- C'est une maison forte. Le fait que notre Maître Sorcier en sorte est une grande motivation.
Un jeune disciple arriva en courant. Essoufflé, il se prosterna :
- Maîtres, il y a du nouveau chez les guerriers de la mort.
- Parle !
- Un messager est arrivé dans le fort de glace. Depuis c'est l'effervescence. Le prince des extérieurs est en route pour la ville avec une escouade de guerriers !
Natckin se tourna vers le maîtres officiant :
- Allons voir ça !
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Quiloma avait vu arriver sans joie le messager. Il se doutait qu'il allait venir, mais pas si vite. Le Prince Majeur faisait montre d'une impatience que Quiloma n'avait jamais vue. Cet anneau devait vraiment être très spécial. Depuis l'attaque de ces imbéciles du village d'à côté, il le cherchait tous les jours. Il avait interdit le passage aux villageois. Il n'avait qu'à attendre avec leurs morts. Cette histoire de les découper lui avait déplu. C'était un rite de non civilisé. Pour ces deux phalangiens morts, Quiloma avait fait les rites qu'il fallait. Au sein d'une faille dans la montagne, il avait fait mettre les deux corps dans la position rituelle. Puis la faille avait été scellée de pierres après y avoir mis les amulettes pour que l'âme des morts ne revienne pas dans le monde des vivants. S'ils avaient été sur les terres froides de leur peuple, on aurait creusé la glace et la terre gelée pour leur faire une tombe. Mais ici, dans un pays sans glace éternelle, la pierre était préférable.
Le messager l'avait rejoint dans la clairière. La neige était en tas à force d'être remuée. Pourtant personne n'avait trouvé l'anneau. En voyant le guerrier à l'uniforme blanc et au col rouge, Quiloma fut contrarié. Il avait failli à sa mission en ne trouvant pas l'anneau et il n'avait aucun moyen de pression pour monter dans la hiérarchie. L'homme ne s'était pas incliné. Il était la voix du Prince Majeur. Quiloma inclina la tête en mettant les deux poings fermés sur la poitrine. Tous les autres arrêtèrent leur activité de recherche et mirent genou à terre.
- Nsipl...( Ainsi parle le Prince par sa Voix que je porte. Sois heureux Quiloma, prince dixième, tu as trouvé les ennemis de ton peuple. La vengeance est close par leur mort. Le malheur est pour notre temps. L'enfant est mort. L'espoir du peuple s'est éteint. Tout n'est pourtant pas perdu. L'espoir est dans l'anneau et dans celui qui le portera. Mon Bras vient à ton aide. Fais-lui bon accueil. Telle est ma Parole, telle est ma Volonté).
Le messager se tut, croisa les bras sur la poitrine et attendit.
Quiloma analysa le message tout en se redressant. Une bonne nouvelle, il était félicité. Une moins bonne, le Bras du Prince Majeur arrivait. La silhouette sombre de Jorohery lui apparut devant les yeux. Nul ne savait comment il avait conquis les faveurs du Prince Majeur. Il était son bras armé, celui qui accomplissait sa volonté. Jorohery ne semblait connaître ni la joie, ni la compassion. Quiloma le craignait comme tous. Il savait qu'il ne venait pas seul. Deux princes dixièmes au moins l'accompagneraient. Cela faisait beaucoup de monde. Trop pour le fort de glace qu'il avait fait monter. Il lui fallait trouver de la place. Quiloma s'approcha du messager :
- Qda...( Sais-tu le nombre de jours avant son arrivée?).
- Sli... (Il avance à marches forcées. Dans deux jours il sera là.).
Quiloma se détourna de lui et donna ses ordres. Laissant quelques hommes pour garder la clairière, il partit vers le village pour réquisitionner des lieux dignes d'accueillir le Bras du Prince Majeur.
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Chan ne comprenait rien. Les guerriers de la mort et leur prince étaient rentrés en nombre dans la ville. Sans mot, ni demande, ils entraient dans toutes les maisons. Ils avaient commencé par la maison commune. Le conseil encore une fois réuni, essayait de trouver une ligne de conduite. Les débats furent interrompus par l'irruption de dix soldats qui se répartirent dans la maison. Leur prince entra examina les lieux un moment et ressortit sans un mot. Rinca éructait ses envies de meurtres, rejoint en cela par d'autres. Alors qu'il se levait brusquement pour hurler sa haine, comme un seul homme, les dix guerriers avaient tiré leurs armes du fourreau. Sstanch avait crié :
- Que tout le monde se calme ou ça va être un massacre !
La voix de la raison et un guerrier de la mort à moins d'une longueur d'épée de lui, l'avaient calmé. Quand ils étaient sortis, tout le conseil leur avait emboîté le pas. Leur chef, ce Quiloma, visitait toutes les habitations.
- Que cherche-t-il ?
- Je ne sais pas, et l'homme des bois n'est pas là pour traduire.
Leurs pas les portaient vers le bas de la ville. Andrysio s'opposa à leur entrée dans sa maison. Il n'y eut même pas de combat. L'épée lui traversa le corps avant qu'il ait fini sa phrase de protestation. Ceux de sa maison qui essayèrent de résister subirent le même sort. Quand le prince pénétra dans la maison, il évita de peu le couteau de l'épouse d'Andrysio, elle non. La dague du prince lui transperça le cœur. Quand ils ressortirent de la maison, il n'y avait plus âme qui vive dedans. Le prince en sortant, fit un geste à ses hommes. Immédiatement les guerriers de la mort prirent position aux points stratégiques de la ville avant qu'une opposition organisée puisse naître. Organisés trois par trois dont un archer prêt à tirer, ils découragèrent ceux qui auraient voulu agir. La peur remplaça la curiosité. Courant devant les extérieurs, Sstanch et ses hommes firent fuir les habitants.
Chan était assis sur un banc la tête entre les mains, prostré, répétant :
- C'est pas possible ! C'est pas possible !
La nouvelle se répandit comme une rivière qui déborde. Sans la neige qui s'annonçait, ils auraient fui. Partir c'était mourir à coup sûr, rester laissait une petite chance. La question qui hanta la population de la ville fut : "comment ne pas subir le sort d'Andrysio ?"
Pendant ce temps, Quiloma arrivait en bas de la ville, près de la rivière. Il trouva la Solvette sur le seuil, debout les mains sur les hanches, la tête droite.
Quiloma s'arrêta devant elle, impressionné par le regard de feu qui couvait dans les yeux de la Solvette.
- Spso...( Femme, écarte-toi, que je fasse ce que je dois faire!).
- Non, tu ne passeras pas. Tu n'es pas le bienvenu.
Quiloma sursauta. Personne n'avait eu un tel ton devant lui depuis bien longtemps.
- Ncin...(Tu ne crains pas la mort que tu t'opposes à moi ?).
La Solvette fit un geste. La neige accumulée sur le toit, s'effondra, ensevelissant cinq hommes à sa droite.
- Je ne te crains pas.
Quiloma regarda ses hommes, regarda la Solvette. Sa dague jaillit comme un dard. Son geste ne fut jamais fini, un grand Charc noir lui avait saisi la main dans ses serres. D'autres décollèrent des toits environnant pour venir tourner au-dessus de leurs têtes. Quiloma lâcha la dague et se recula. Cette femme commandait aux Charcs, ces oiseaux maudits que tout guerrier redoutait. Sur les champs de bataille ce sont eux qui achevaient les blessés.
Quiloma se détourna brusquement, ramassa sa dague et donna l'orde de repli. Une escouade resta à dégager les hommes ensevelis mais tous partirent le plus vite possible après.
Ce fut une autre rumeur qui se mit à courir en ville. La Solvette avait tenu tête et était encore en vie. A la peur se mêla la jalousie de voir qu'elle réussissait là où les autres échouaient.
Les guerriers de la mort remontèrent par la rue du temple. Ils continuèrent leur visite systématique. Personne ne s'opposait, puisque les maisons étaient vides de leurs habitants. C'est dans cette rue que Quiloma se retrouva face à Natckin et à Tonlen. Avant d'avoir pu dire ou faire quelque chose, les deux sorciers furent entourés par une escouade. Quiloma leur fit signe d'avancer vers le temple qu'ils venaient de quitter. Ici non plus, personne ne s'opposa aux guerriers. Quiloma visita tous les bâtiments qui composaient le temple. Il sourit. Il avait trouvé où allait loger Jorohery et sa suite.
43
Iaryango marchait en tête. Il voulait savoir. Kyll avait toujours été proche. Il ne serait pas parti sans prévenir sans une circonstance grave. L'arrivée des guerriers de la mort devait être la cause mais pourquoi? Iaryango ruminait ses pensées.
Nomenjaari suivait mettant ses pas dans ceux de Iaryango. Il était le meilleur disciple de Tonlen. Il regardait autour de lui. Attentif aux signes, il guettait. Grand et large, fort comme un tibur mâle, il portait la plus lourde charge.
Rinaphytia fermait la marche. Il n'avait intégré la maison de Gasikara que tardivement. Il avait appris avec son père à chasser et à se diriger dans les bois. C'est le vieux maître sorcier qui était venu le chercher, au grand étonnement des siens et surtout de son père.
- Tu es sûr que tu veux mon fils pour le temple, avait demandé son père.
- Les esprits ont parlé et leur parole est sûre, avait répondu le maître sorcier.
Rinaphytia avait ressenti de la joie à cette demande. C'était un sentiment curieux par sa soudaineté. Il n'avait jamais pensé aller au temple mais maintenant que la demande était faite, la réponse était évidente. Sa place était là-bas. Il avait été mis avec Kyll, Iaryango et Nomenjaari dans la maison Gasikara. Il avait vite apprécié ses compagnons. Kyll avec ses éternelles questions, était le plus doué pour rentrer en contact avec le monde des esprits. Nomenjaari était solide dans tout ce qu'il faisait. Sa capacité d'attention aux détails des rituels l'avait fait progresser plus vite que la majorité dans la hiérarchie cérémonielle. Iaryango s'était imposé comme le chef de la maison. Rinaphytia avait pensé que c'est lui, par le charisme qu'il dégageait qui se retrouverait en haut de la hiérarchie. Comme il percevait moins bien que Kyll et qu'il le savait, Iaryango ne s'était pas fait d'illusion. Kyll était son ami, il eut à cœur de l'aider. Les crises mystiques que Kyll traversait le laissaient parfois en situation dangereuse. Iaryango avait décidé qu'il serait celui qui s'occupe de Kyll. Tout avait bien fonctionné jusqu'au jour où Kyll avait disparu. Des trois, c'est lui qui avait le plus souffert de la séparation. Il fallait qu'il sache. Il avait réussi à convaincre le premier disciple qui assurait la gouvernance de les laisser partir à la recherche du maître sorcier puisque les esprits avaient révélé qu'il était vivant.
Ils avaient maintenant contourné le camp des extérieurs. La neige était haute. Iaryango portait un pot à feu et des torches. Ils avaient des vivres pour trois jours. Seule la neige pouvait les gêner s'il en tombait trop. Ils marchaient en silence dans le bois. De temps en temps Rinaphytia prenait la tête et trouvait un passage dans les escarpements de cette partie de la vallée. Le col de l'homme mort était plus haut mais aucun chemin n'y menait. Une barre rocheuse coupait la montagne. La région possédait de nombreuses grottes. Kyll devait être dans l'une d'elle. Avait-il du feu, de la nourriture ? Sans aide Kyll ne survivrait pas. C'est Iaryango qui avait pensé à tout. Rinaphytia avait pensé au reste, aux provisions, aux vêtements, etc...
Ils avançaient sur une petite corniche en pierre que le vent avait dégagée de sa neige. A travers une trouée dans les résineux, ils eurent un aperçu du terrain devant eux.
Nomenjaari poussa un cri étouffé :
- Knam ! Des loups !
Les deux autres s'arrêtèrent et regardèrent dans la direction qu'il indiquait. Sur le blanc de la neige, les bêtes au pelage sombre ressortaient particulièrement bien. La meute avançait doucement en file indienne. Elle ne semblait pas en chasse.
- Si nous continuons par là, nous allons couper leur trace.
- Il serait plus prudent de prendre par la combe un peu au-dessus. Pour l'instant, le vent nous est favorable et la neige qui tombe efface nos traces.
Bientôt, ils rejoignirent le passage que Rinaphytia avait repéré. La neige y était profonde, malgré leurs raquettes, ils s'enfonçaient beaucoup.
- La nuit arrive, il faudrait se trouver un abri et faire du feu pour se réchauffer.
- Sommes-nous assez loin ? Je ne voudrais pas que la fumée alerte les extérieurs.
- Là sous ce surplomb, ce serait bien !
Iaryango se glissa sous le surplomb. L'espace n'était pas bien grand. Il pensait que cela leur suffirait pour la nuit.
On entendit crier un loup.
- Il est trop proche, dit Rinaphytia.
- Je suis d'accord avec lui, ajouta Nomenjaari. Les signes ne sont pas favorables. Les nuages ne sont pas trop épais et la lumière de la lune est forte. Continuons !
Iaryango se releva.
- Si je comprends bien, c'est un complot pour me faire aller plus loin...
Ils rirent tous les trois mais doucement. Les loups rôdaient.
Ils escaladèrent la combe pour se retrouver sur un autre surplomb.
- On ne peut pas passer par là, il faut continuer à monter.
- Ça tombe bien, je ressens le mouvement des loups. Ils viennent dans notre direction.
- S'ils trouvent nos traces, on est mal...
Ils reprirent leur progression. Elle était plus difficile dans ce terrain rocheux. La peur n'était pas loin. Plus personne ne se plaignait de sa fatigue. Ils voulaient mettre de l'espace entre eux et les loups. Un mouvement devant eux, les fit bifurquer encore une fois. La lune n'éclairait que très faiblement en raison de la quantité de nuages. Rinaphytia ne retrouvait pas ses repères. Ils devaient être sous la route du col de l'homme mort, mais où exactement, il ne savait pas. Il avait l'impression qu'ils revenaient vers la ville mais plus haut. Leur marche continua difficile et en silence.
Essoufflé Iaryango fit une pause. Il écouta. En dehors de leur bruit, il n'entendait rien. Il essaya d'ouvrir sa perception aux autres plans du monde. Même s'il n'avait pas la facilité de Kyll, il savait le faire. Aussi loin qu'il pouvait ressentir, rien ne semblait dangereux. Il contacta même l'esprit d'un oiseau endormi. Les pensées étaient floues, mais l'impression d'une image, lui fit fixer son attention sur ce lien avec le volatile. L'intuition lui vint que l'oiseau avait vu Kyll. Iaryango essaya de se rappeler les techniques pour sonder les pensées. Il les appliqua à cet esprit qui rêvait de vol et d'insectes savoureux. Les sensations fugitives au départ se précisèrent. De nouveau, son intuition lui souffla une réponse : Kyll était là-bas, à la grotte de la médiation.
Iaryango rouvrit les yeux. Ses deux amis reprenaient aussi leur souffle.
- Je sais où est Kyll !
- Dis vite !
- La grotte de la médiation.
- Mais c'est à trois jours de marche, dit Rinaphytia. Es-tu sûr ?
- Je l'ai lu dans l'esprit d'un oiseau.
- Reposons-nous un peu, nous repartirons à la première lumière. Je sens un refuge un peu plus loin. J'espère que ça ira pour la nuit.
Ils se traînèrent encore sur une centaine de pas et découvrirent un renfoncement dans la montagne. A l'aide du stock de branches mortes et d'aiguilles de résineux qui s'était accumulé à l'entrée, ils firent un feu. Ils s'arrangèrent pour qu'il ne soit pas visible de l'extérieur et qu'il fasse le moins de fumée possible qu'on ne puisse pas les sentir de loin. Avec une meute de loups pas très loin, Rinaphytia imposa de manger froid et de faire un tour de garde.
La nuit se passait calmement. La lune redevint plus apparente. Iaryango montait la garde. Le feu était devenu braise. Il somnolait un peu. Il relevait la tête par à-coup quand elle tombait. Il releva une nouvelle fois la tête, luttant contre la lourdeur de ses paupières. Le paysage était toujours aussi blafard. Il se secoua un peu et reprit la scrutation des alentours. Brusquement la lumière manqua. Il leva les yeux. Une grande ombre cachait la lune. Cela ne dura qu'un instant, puis un loup hurla à la lune sur sa droite. Un autre répondit à gauche. Il eut l'impression d'une présence forte, très forte, trop forte pour être celle d'un des esprits qu'il connaissait. Il essaya de rentrer en contact avec. Il poussa un cri qui réveilla les dormeurs. Il avait eu l'impression de prendre une gifle magistrale.
- Que se passe-t-il ?
- Il y a un esprit fort qui rôde autour.
- Ton cri a alerté tout ce qui vit autour. Ranime le feu, les loups risquent d’arriver.
Le feu venait à peine de reprendre que des yeux accrochèrent la lumière. Ce fut une paire, puis une deuxième, puis une dizaine. La meute avait entendu et elle était là. Les trois entendirent le grondement des loups. Ils s’armèrent de branches. Rinaphytia en enflamma une qu’il jeta vers les loups. Ils firent un petit bond de côté mais ne s’éloignèrent pas.
- On est mal parti !
- Il faut tenir, nous avons assez de branches pour tenir jusqu’à ce qu’ils cherchent une autre proie plus facile.
La première attaque survint par la droite. Un loup avait longé la paroi et s’était élancé. Pour éviter le feu, il dut faire attention juste un instant. Nomenjaari en profita pour le pousser violemment avec un branche qu’il venait d’enflammer. Le loup sauta en arrière en hurlant, la fourrure en feu. Les trois compagnons le virent se rouler dans la neige pour étouffer les flammes. Le cercle des crocs se rapprocha.
- Je ne suis pas sûr que notre feu suffise.
- Pourtant les signes étaient clairs, ce refuge est bon, dit Nomenjaari.
- Il va peut-être falloir que tu révises, réplique Iaryango.
- Le moment est-il bien choisi pour faire de l’humour ? demanda Rinaphytia en ramassant d’autres branches pour élargir le feu.
Les loups s’étaient rapprochés suffisamment pour qu’ils puissent voir leur maigreur. La meute était affamée et ne lâcherait pas ses proies. Rinaphytia en était certain. Il essayait d’évaluer combien de temps, ils allaient pouvoir alimenter le feu. L’aube lui sembla loin. Il regarda ses amis. Nomenjaari surveillait les loups. Iaryango avait pris la position de celui qui médite. Il devait essayer de contacter un esprit pour les aider.
- Ça y est ! dit-il en ouvrant les yeux. Quelqu’un vient vers nous ! Sa pensée est claire. Il est puissant et les loups ne lui font pas peur !
- J’espère que ce n’est pas le prince des extérieurs. Son bâton commande aux loups.
Les flammes baissaient un peu. Il fallait faire durer le feu jusqu’à l’arrivée de l’aide. Soudain les loups s’agitèrent. Mettant la queue entre les jambes, ils se mirent à reculer en grondant, toutes dents dehors. Bientôt ils eurent disparu dans la nuit. Un regard rouge apparut.
Les trois hommes poussèrent un cri. Des loups noirs. La meute avança sans se presser. Deux fois plus grands que les loups qui avaient fait le siège de leur abri, ils étaient impressionnants de puissance. Manifestement bien nourris, leurs muscles roulaient sous la fourrure noire et brillante. La louve au regard rouge s’arrêta devant eux. Elle fixa les trois hommes. Les autres loups continuèrent leur chemin, donnant la chasse à la meute des gris qui n’aurait son salut que dans la fuite. Quand toute la meute eut, elle aussi, disparu, la louve se détourna et prit un petit trot. Il n’y eut plus que le crépitement du feu.
Les trois hommes se regardèrent. Aucune légende n’avait jamais raconté pareil évènement.
- Je n’en reviens pas, dit Iaryango. L’esprit qui m’a répondu, est celui de la louve. C’est incroyable, une puissance pareille et en même temps une telle paix intérieure. Elle est là où elle doit être, pour faire ce qu’elle doit faire. Sa dernière pensée pourrait se traduire par un souhait de bonne route.
Ils n’attendirent pas plus. Ramassant leurs affaires, ils reprirent leur marche. Ils savaient où était Kyll. Il ne restait plus qu’à le rejoindre. Ils coupèrent la route du col sur la fin de matinée. Ils ne s’inquiétaient pas de leurs traces. La neige qui tombait sans discontinuer les effaçait très vite. Une fois ou l’autre à l’occasion d’une accalmie ou d’une trouée dans la forêt, ils avaient vu les silhouettes noires des loups qui semblaient les escorter de loin. Curieusement, cela les rassura. Quand la nuit survint, ils trouvèrent l’abri qu’ils connaissaient. Ils étaient sur la bonne route. Encore deux jours de marche et ils seraient à la grotte.
Le deuxième et le troisième jour passèrent de la même façon. En approchant de la grotte, ils croisèrent même un troupeau de clachs qui semblait fuir. Ils le suivirent du regard.
- Là ! dit Rinaphytia, les loups noirs partent en chasse.
Regardant dans la direction qu’il leur montrait, Iaryango et Nomenjaari virent la meute se mettre à poursuivre les clachs.
- Ils ont fini leur accompagnement. Ils nous laissent. Dans deux heures nous serons arrivés.
- Je ne sais pas si quelqu’un pourra nous croire.
- Faisons une pause. J’ai besoin de récupérer un peu.
Ils trouvèrent une entrée de caverne accueillante. S’asseyant, ils partagèrent quelques provisions. Ils regardaient la vallée en contrebas, en devisant. Si Iaryango essayait d’envisager ce qu’ils allaient faire en retrouvant Kyll, Rinaphytia évoquait la chasse nécessaire pour survivre. Un bruit les fit se retourner tous les trois ensemble. Ils se levèrent d’un bond mais furent incapables d’un autre mouvement. Devant eux, babines retroussées, se tenait un crammplac poilu. 
44
Quiloma eut juste assez de temps pour faire ce qu’il avait à faire avant l’arrivée du Bras du Prince Majeur. Le chef du village exprima son mécontentement. Il passa outre. Quiloma sentait sa peur et sa haine. Tant qu’il aurait peur, lui et ses hommes ne risquaient rien. La seule qui lui posait question était la femme près de l’eau. Elle n’avait pas peur. Elle connaissait les pouvoirs de ceux qui parlent avec la nature, comme les marabouts. Dans son pays on ne pouvait nuire à un marabout sans encourir une peine plus lourde que la mort. Il repoussa cette pensée, il avait des priorités plus immédiates. Il avait fait entrer la phalange dans la ville. Des otages issus de chaque maison étaient rassemblés dans la maison commune, sous la surveillance attentive d’une dizaine d’hommes. Avec un autre groupe, il avait expulsé tous ces charlatans qui s’agitaient sans rien produire. Il avait bien songé à tous les éliminer. La survenue d’une révolte l’aurait mis en retard dans ses préparatifs. Il valait mieux pour le moment, les envoyer se faire voir ailleurs. Le seul qui avait voulu s’opposer, était mort transpercé d’une flèche. Les autres avaient filé sans rien dire. Ils avaient bien compris que sa patience avait des limites étroites. Maintenant, il distribuait les ordres pour faire aménager toutes ces pièces pour Jorohery et sa suite. Il fit jeter tous ces habits ridicules avec leurs décorations stupides qui n’auraient même pas impressionné un enfant, ainsi qu’il fit brûler toutes ces herbes et toutes ces branches à l’odeur entêtante. Il fallait que tout soit prêt. Ce fut un gros travail que de vider tout cela. Il n’y eut pas d’incident. Quand les guetteurs signalèrent l’arrivée de l’envoyé du Prince Majeur, il était prêt.
45
Quand Natckin rencontra les extérieurs, il ne s’attendait pas à ça. Entouré de guerriers, il fut poussé plus qu’invité sur le chemin qu’il venait de prendre avec Tonlen. Il vit arriver Sstanch par une rue latérale. Un guerrier de la mort lui barra le passage. Sstanch cria :
- Faites ce qu’ils vous disent ! Ils ont déjà massacré Andrysio et sa maison.
Natckin eut du mal à avaler sa salive et il vit que Tonlen était devenu blanc. Quand ils arrivèrent devant le temple, ils forcèrent le passage et se répandirent dans tous les espaces. Le chef de la discipline essaya de les arrêter. Il n’alla pas loin. Une flèche lui transperça le cœur. Voyant cela, ce fut le sauve-qui-peut de tous les sorciers qu’ils soient maître ou disciple. Ils se heurtèrent aux guerriers de la mort qui semblaient surgir de partout. Bientôt, Natckin et tous les autres se retrouvèrent parqués sur le parvis où se faisaient les grandes assemblées cérémonielles. Il pensa qu’ils allaient être tous tués. Si l’idée vint au prince des extérieurs, il n’en fit rien. Il se contenta de les expulser du temple. Ils ne purent rien emporter. Natckin avait pris Tonlen par la main. Celui-ci semblait ne plus rien comprendre. Il ne réagissait plus, sidéré par ce qui lui arrivait. Il marcha un peu, s’arrêta, regarda autour de lui. Tous les regards des expulsés étaient tournés vers lui. Ils l’avaient suivi. Il les vit. Si lui et Tonlen avaient des habits pour être dehors sous la neige qui commençait à tomber, les autres n’avaient souvent rien d’assez chaud sur le dos pour rester dehors. Il se rappela ce qu’avait crié Sstanch. La maison d’Andrysio devait être libre. Il décida de les conduire là-bas. Quand ils y entrèrent, ils trouvèrent Sitca et Tilson aidés de quelques autres en train de sortir les morts.
- On va s’installer là en attendant, dit-il. Savez-vous où est le chef de ville ?
- Il est un peu plus haut, sur la margelle du puits ventru, répondit Tilson.
Natckin confia Tonlen à un disciple qui semblait moins mal en point que les autres. Il remonta la rue vers la maison commune. Effectivement, Chan était assis sur la margelle du puits ventru, la tête entre les mains. En approchant, Natckin l’entendit répéter :
- C’est pas possible ! C’est pas possible !
Il ne semblait pas en meilleur état que Tonlen. Natckin avait pourtant besoin de lui. Il était l’autorité. Il pourrait peut-être obtenir que les extérieurs les laissent rejoindre le temple. Il était probablement impossible de refaire les rites de consécration dans d’autres lieux. Il fallait qu’ils récupèrent le nécessaire pour les rituels. La ville ne pouvait se passer de ce qu’ils accomplissaient chaque jour. Il secoua Chan :
- Chef de ville, secoue-toi ! Il faut récupérer le droit de faire les rites.
- C’est pas possible ! C’est pas possible !
- Mais remue-toi, dit Natckin en le prenant par le col et en le secouant. Tu entends. Les rites ne vont plus pouvoir se faire. Si par malheur cela arrive, la ville va mourir.
Chan leva un regard vide sur Natckin. Quelques instants se passèrent. Natckin fixait Chan dans les yeux. Une lueur sembla envahir les yeux de Chan. Natckin le secoua encore.
- Tu entends, la ville va mourir, si on ne fait plus les rites.
Chan sembla comprendre. Son regard reprit vie.
- Tu as raison. Allons voir ce qui peut être fait. Ce serait pire que tout ce que nous avons vu aujourd’hui.
Chan se leva. Il fit signe à Sstanch qui surveillait les environs. Ils se mirent en route vers le temple.
A leur arrivée devant la porte, ils se retrouvèrent bloqués par deux guerriers. Ceux-ci les menacèrent de leurs lances.
- Vnapasce !
Chan alla jusqu’au contact avec la pointe de l’arme.
- Je veux voir le prince !
- Vnapasce !
- Je me moque de ce que tu dis, je veux voir Quiloma !
Les deux guerriers se regardèrent.
- Vpi nva Quiloma, dit l’un des guerriers.
Un des deux hommes baissa sa lance et rentra dans le temple. Il fut rapidement remplacé. Chan se tint debout, le torse toujours en contact avec la lance.
Un temps qu’il trouva long passa avant que le prince des extérieurs n’arrive. Chan, Sstanch et Natckin avaient vu des guerriers aller et venir. Muoucht arriva entre deux guerriers. Sur un signe d’un de ses accompagnateurs, il attendit à côté de la porte. Quand Quiloma arriva, il fit signe à Muoucht d’approcher.
Le guerrier qui tenait Chan au bout de sa lance, ne bougea pas.
- Qte (Quelle est ta parole ?) dit Quiloma. Muoucht traduisit.
- Vous devez nous laisser libre de faire les rites.
- Psa (Vos superstitions m'indiffèrent. Je garde cet endroit pour l’usage qui est mien).
- Mais vous ne vous rendez pas compte ! Vous ne pouvez pas faire ça ! Il faut que les rites soient faits ! cria Natckin.
- Proc (Ma réponse est claire. Votre choix est simple, vous partez ou vous mourrez…tous !)
Le guerrier poussa sa lance sur la poitrine de Chan qui résista un peu. Mais quand il vit le fer percer ses vêtements et venir au contact de sa peau, il recula.
- Partons ! dit-il.
Nactkin voulut dire quelque chose mais sur un geste de Chan, Sstanch l’entraîna.
Quand ils furent revenus à la maison d'Andrysio, Natckin laissa éclater sa colère. A quoi Chan répondit sur le même ton en lui expliquant qu'il y avait les otages à protéger. Nacktin parla des rites, de la catastrophe que représentait l'impossibilité de faire les rites dans le temple. Chan répliqua qu'avec le massacre de la maison Andrysio, il avait eu son content de morts pour la journée. Cela calma la colère du sorcier.
- Maître Natckin ! Maître Natckin ! Ils jettent tout dehors. Ils brûlent les herbes sacrées et les bois odoriférants.
Natckin se tourna vers Tasmi qui arrivait en criant la nouvelle.
- Ils vident le temple !
- Il faut récupérer les objets sacrés...Appelle d'autres disciples...et arrive.
Natckin se dépêcha vers le temple. Il trouva un feu devant la porte du temple sur la place des fidèles. Un guerrier jetait une brassée de choses dans le feu. Natckin se précipita pour récupérer un vêtement cérémoniel. Les extérieurs le laissèrent s'emparer de la parure qui déjà brûlait. Le manège continua. Les guerriers de la mort venaient déposer les objets du temple dans le feu. Nacktin et les disciples présents se démenaient pour les retirer. Il y eut un incident quand un disciple voulut prendre une tunique dans les bras même d'un guerrier blanc. Un coup de manche de lance sur les jambes le fit tomber sous les rires des soldats. Il n'insista pas. Ce qui était récupéré était acheminé par certains vers la maison Andrysio. La navette dura deux jours.
Quand une conque retentit au loin, le temple était vide. Natckin faisait le point de ce qui avait été sauvé. De nombreux habits de cérémonie étaient abîmés. Très anciens, très secs, ils avaient vite pris feu dans ce bûcher ardant. Il n'y avait plus de réserve de bois, ni d'herbes à visions. Les lieux sacrés étaient profanés. Les écorces sacrées où avaient été peints les rites sacrés de consécration, avaient toutes brûlées, ne restaient que des fragments. La catastrophe était complète. Comment sauver les rites?
46
Méaqui courait devant avec ses hommes de tête. Prince dixième, sa place n'était pas ici. Il le savait.Il restait pourtant, donnant le rythme. Il se détendait par l'effort physique. Il ne supportait pas de rester longtemps à côté de Jorohery. Derrière lui vingt guerriers, affutés comme des bonnes lames, suivaient sa trace. Attentifs à tout, ils ouvraient la route de la caravane du Bras du Prince Majeur. A deux portées de flèches, suivait le reste du groupe. Au centre, Jorohery était dans sa litière tirée par un macoca. L'animal de trait suivait sans forcer le rythme des hommes. Tout en courant, il était capable de brouter les lichens qui poussaient sur les rochers. Son cornac devait l'empêcher de le faire afin de ne pas secouer le passager irritable qui se tenait à l'abri dans le traîneau. A chaque incartade de son macoca, il tremblait. La punition n'était jamais loin avec un tel maître. Sa chance dans ce voyage : Jorohery était pressé d'arriver. Il ne voulait pas s'arrêter. Qualimpo menait la deuxième phalange du groupe. Il suivait l'équipage de Jorohery. Nommé depuis peu. Il aimait cette proximité avec le Bras du Prince Majeur. Cela lui conférait une importance qu'il n'aurait pas eue autrement. Le rythme de déplacement était rapide. L'entraînement des hommes était bon, ils ne peinaient pas. Seuls les serviteurs avaient du mal à suivre. Ils serraient les dents et suivaient sans un mot, sans une plainte. Se retrouver seul, abandonné dans ses montagnes blanches était ce qu'ils redoutaient le plus.
Le messager avait dit juste. Méaqui découvrit le village en contrebas après avoir passé le col. Son avant-garde avait à peine fini de se regrouper qu'une conque sonna dans la vallée. Méaqui sourit. Quiloma tenait toujours aussi bien ses hommes. Immobiles et tout de blanc vêtus, ils étaient presque indiscernables dans le paysage. Le guetteur les avait pourtant repérés. Ils arrivaient bien, le soleil commençait à baisser. Il n'y aurait pas d'autre bivouac. Les hommes avaient aussi le sourire. Ils pensaient à la chaleur et au repas qui les attendaient en bas.
Dès qu'ils virent le gros de la troupe, l'avant-garde entama la descente. Méaqui attendit. Quand le macoca fut passé, il dit :
- Seigneur Jorohery, nous arrivons bientôt. Nous passons le dernier col.
- C'est parfait, Prince Méaqui. Vous nous avez fait tenir les délais, dit une voix sortant de la litière. J'ai hâte de sentir ce qu'il s'est passé.
Méaqui reprit sa position à côté de Qualimpo. Celui-ci prit la parole :
- Nous arriverons peu après le coucher du soleil, j'espère que l'accueil sera bon.
- Tu peux faire confiance à Quiloma. Il n'usurpe pas sa réputation. Sa phalange est la pointe de l'armée. Je ne suis pas étonné que ce soit lui qui ait retrouvé la piste.
- Pourtant certains pariaient sur d'autres princes.
- Ne fais pas trop confiance aux gens de cour, ils ne connaissent pas la valeur des hommes.
La descente débuta sans encombre. Le ciel couvert s'assombrissait. La neige tombait. Les deux princes dixièmes regardaient les serviteurs qui suivaient le traîneau. Manifestement il était temps qu'ils arrivent. Ils n'auraient pas tenus une journée de plus à cette allure.
- STOP !
La voix de Jorohery claqua comme un fouet. Le macoca s'arrêta docilement. Les guerriers étaient déjà en train de prendre une position de défense que les serviteurs peinaient à freiner.
Méaqui et Qualimpo s'approchèrent de la litière. Le rideau se tira. Un visage sec sur un cou décharné apparut. Un serviteur se précipita pour étaler un support sous ses pieds pour l'isoler de la neige. Jorohery descendit. Le silence se faisait. Tous les regards étaient braqués sur lui. Il sembla renifler l'air tout autour de lui.
- On s'est battu ici. Il y a eu des morts. Je sens des puissances à l'œuvre dans cette vallée.
Les deux princes regardèrent Jorohery. Celui-ci trembla de tous ses membres. Il se plia en deux comme s'il souffrait puis se releva d'un bon en poussant un cri. Ses yeux étaient devenus noirs. Il se mit à marcher, parcourant le terrain. Comme toujours ceux qui le regardaient, étaient mal à l'aise. Il n'était pas évident de voir cette grande silhouette se déplacer sur la neige sans enfoncer, ni même la marquer. Cela ne dura pas très longtemps. Jorohery sembla rapetisser en arrivant sur la plateforme mise devant le traîneau.
Les deux princes s'approchèrent.
- Beaucoup de morts autochtones, un de chez nous. Tout ceci est sans intérêt continuons. Il n'y a pas de danger pour nous ici.
Il remonta dans son traîneau et tira le rideau. Le cornac remit le macoca en route. Rapidement le serviteur, récupéra et plia la plate forme, tout en rejoignant sa place dans la file.
Les deux princes dixièmes regardèrent les guerriers reprendre la formation de déplacement.
- Je repars devant, dit Méaqui. Je prépare l'arrivée.
Poussant sur ses batons, il s'élança rapidement dans la pente. Sa parfaite maîtrise de la glisse rendit jaloux Qualimpo. 
47
Le soleil était couché. Pourtant les guetteurs suivaient parfaitement la progression du groupe d'arrivants. En effet des porteurs de torches étaient répartis tout le long de la caravane.
- Trente hommes en embuscade à la sortie du bois là-bas, flèche-bois, dit Quiloma.
Personne ne dit mot. Le groupe qui descendait, était encore bien loin. Se déplaçant avec des torches, il ne devait pas être bien dangereux. Trop habitués à obéir sans contester, les trente guerriers avaient pris position. Les arcs courts bandés, les armes prêtes. Ils étaient immobiles, aussi invisibles que des esprits dans la nuit tombée. Quand les hommes de l'avant-garde avec Méaqui sortirent furtivement du bois, passant entre les fourrés, évitant le chemin, préparant leurs armes, ils furent accueillis par des tirs de flèche-bois. Cela dura quelques secondes, puis un rire éclata suivi d'un autre.
- Quiloma, vieille canaille, tu es encore plus retors que je ne pensais, dit Méaqui.
- Tes hommes font plus de bruit qu'une charge de Macoca.
- Les flèches-bois n'étaient peut-être pas nécessaires, ajouta Méaqui, en approchant, tenant à la main une flèche au bout renflé comme une massue.
- Sans cette astuce, tes hommes oublieraient la leçon. Ne jamais arriver sans avoir reconnu le terrain peut être mortel.
Méaqui déchaussa, et salua Quiloma à la manière traditionnelle des princes de même rang, chacun prenant les coudes de l'autre.
- Bravo pour ta phalange, tu as encore gagné ! Moi aussi d'ailleurs qui avais parié sur tes chances.
- Et Jorohery ?
- Il arrive. Tu verras, toujours pareil. Nous nous sommes arrêtés. Un combat, beaucoup de morts autochtones et un guerrier de chez nous.
- Je vois, Méaqui, il est toujours aussi redoutable. Le village n'est pas brillant. Il n'y a pas de richesse, pas de guerrier, juste un homme de guerre valable. Sans cette histoire, je me serais bien passé de venir ici. Mais viens, je te montre les quartiers que j'ai réquisitionnés. 
48
Chan, comme les autres habitants, avait vu arriver la troupe ennemie. Ils avaient eu droit à une parade entre la pierre qui bouge et le temple profané. Un défilé de soldats blancs porteur de torches. Ils avaient été intrigués par le traîneau et aussi par l'étrange animal qui le tirait. Il tenait du clach mais était plus gros sans atteindre la taille des tiburs qu'ils connaissaient. Ses sabots très larges lui permettaient de bien tenir sur la neige. La population était sous le choc de ce qui s'était passé il y a deux jours. Les guerriers de la mort patrouillaient dans toute la ville. Le seul endroit où ils ne s'aventuraient pas, était les grottes. Comme la récolte de machpe battait son plein, la majorité de la population s'y trouvait. Ils en avaient un besoin vital s'ils voulaient survivre cet hiver. Chan et le conseil, réuni encore une fois en urgence après le massacre, avaient réparti les chambres de pousse d'Andrysio à ceux qui en avaient le plus besoin et demandé l'aide des autres pour Rinca qui se trouvait trop seul pour assurer le travail. En cette fin de journée, l'espoir semblait perdu. Déjà face au premier groupe, ils n'avaient pas réussi à se défendre. S'il estimait bien les forces en présence, il y avait là de quoi mater tout espoir de révolte. Il regarda autour de lui. Les visages qu'il voyait, étaient tous hostiles. Il sentait la haine monter chez ses concitoyens. Natckin n'était pas là. Il repéra un disciple venu observer.
Le défilé n'était pas fini quand il fit signe aux autres anciens. Ils se retrouvèrent dans la maison commune. On leur servit le malch noir, dans des gobelets normaux. Chan pensait à ces quelques jours qui avaient changé leur vie plus que tout ce qu'ils avaient pu vivre avant. Le silence était pesant. Pourtant personne ne le brisa. Les paroles étaient inutiles ou incompétentes à dire le ressenti.
- Knam, dit un ancien.
- On aurait dû tous les massacrer quand ils sont arrivés, dit Rinca.
- Je comprends ton sentiment, mais si nous avions essayé, nous serions tous morts à ce jour.
- Mais pourquoi sont-ils venus avec ce foutu gamin ?
- J'ai pu parler avec Muoucht. Ils cherchent l'anneau que portait l'étranger.
- Il doit avoir une sacrée importance pour qu'ils envoient autant de monde.
- J'espère qu’ils vont le trouver vite, et foutre le camp encore plus vite.
- Oui, moi aussi, mais en attendant, nous n'avons plus de rites.
- Ni de maître sorcier.
- Comment allons-nous nous guider?
- Le sorcier Natckin est encore là. Il va trouver un moyen de renouer avec les esprits protecteurs.
- J'espère car ce soir l'avenir est noir.
- C'est pas la dernière prophétie qui m'a rassuré.
La discussion se prolongea le temps de siroter son gobelet. Puis Rinca se leva.
- De toute façon, ce soir on ne peut rien. Je vais me coucher. La machpe n'attendra pas demain.
Les autres firent de même. Bientôt ne resta autour de la table que Chan et Sstanch.
- Que penses-tu de ce que nous avons vu ce soir?
- Vous savez Chef de ville, c'est une armée puissante. Nous ne pourrons pas la vaincre. En tout cas pas là où elle sait se battre, c'est-à-dire dans le froid et la neige.
- Tu penses que nous pouvons nous battre.
- Sans entraînement, nous n'avons aucune chance. Avec autant d'entraînement qu'eux, nous aurions le poids du nombre.
- Peut-on y arriver?
- Ne rêvons pas, Chef de ville. La meilleure option aujourd'hui est qu'ils trouvent cet anneau de knam et qu'ils s'en aillent.
- Ne jure pas en parlant de cet anneau. On ne sait pas s'il n'a pas lien avec le monde des esprits. Combien de temps faudrait-il pour entraîner les hommes à se battre?
- On n’aura pas assez de l’hiver. La seule technique qui pourrait marcher face à une armée d’occupation, c’est de les harceler. Mais on n’en est pas là. Avec de la chance, ils seront partis bientôt.
49
Jorohery avait peu dormi. Ses serviteurs l'avaient entendu marcher une bonne partie de la nuit de long en large dans ce qui devait être un temple ou quelque chose comme cela. Ils avaient juste eu le temps d'arranger un peu l'espace avant son arrivée. Il flottait encore une odeur entêtante qui devait correspondre à ces saloperies que les villageois d'ici brûlaient dans leurs cérémonies païennes. Le Bras du Prince Majeur avait tenu avant de se retirer de faire une cérémonie en l'honneur de Quiloma. Ses exploits dans cette chasse, lui avait donné droit à la promotion qu'il attendait. Il devenait prince neuvième. La fête n'avait pas duré. Si d'ailleurs on pouvait appeler cela une fête. Tous les serviteurs craignaient Jorohery. Il était dur et sans pitié. Tous se rappelaient les abandons des plus faibles dans le passage du grand col. Quand Mitsiqui lui avait fait remarquer qu'il allait lui manquer des serviteurs, il avait répondu :
- Je préfère sept sûrs que dix incertains.
Le chef des serviteurs n'avait pas osé insister. Il aurait très bien pu être le suivant sur la liste. Il avait réparti la charge supplémentaire du mieux qu'il pouvait. Leur chance fut que Méaqui leur soit venu en aide. Il avait fait prendre à ses hommes un peu de surpoids. Il avait justifié cela en disant que s'ils étaient tous morts, ce sont ses guerriers qui devraient faire les serviteurs. C'est à partir de ce moment-là qu'il avait beaucoup pris la tête du convoi. Si sa marche était rapide, elle était soutenable par tout le monde. Jorohery n'avait rien dit. Seulement son regard se faisait plus noir quand il regardait Méaqui.
La lumière du jour pâlissait seulement quand Mitsiqui entendit son maître se lever. Il se hâta de préparer à manger. Jorohery arriva avant que tout soit prêt. Il s'empara du bol et dit :
- Prévenez le Prince Neuvième qu'on part.
Aussitôt un serviteur courut porter les desiderata à Quiloma. Il le trouva à côté de la porte du temple. Trente hommes en armes étaient là aussi.
- Dites-lui que je l'attends, lui dit Quiloma avant qu'il n'ait ouvert la bouche.
Le serviteur se garda bien de rapporter les paroles de Quiloma.
- Le Prince Neuvième sera à vos ordres dès que vous paraîtrez, ô Bras du Prince Majeur.
L'aube les vit remonter vers la porte des hautes terres. Ils ne croisèrent personne. Quiloma avait posté des guerriers partout. Les villageois étaient déjà partis cueillir ces horreurs qui poussaient sous la montagne. Manger de telles choses alors qu'il y avait de la viande à chasser dans la région était incompréhensible pour lui. Il vit quand même un instant la tête de l'homme de guerre du village. Il irait faire son rapport au chef du village. Cela arrangea Quiloma. La troupe avança rapidement jusqu'à la clairière de la dislocation. Avant d'entrer dans l'espace sans arbre. Jorohery les fit arrêter. Il avança seul. De nouveau, il sembla entrer en transe. Il fureta partout, semblant renifler chaque pierre, chaque endroit. Quand il revint vers Quiloma et son escorte, son visage était sombre.
- Il y a eu des loups ici?
- Oui, mon Prince. J'ai dû utiliser le bâton à loups.
- Des loups noirs?
- Oui, mon Prince, conduits par une grande femelle au regard rouge.
- Ils ont effacé les traces, les odeurs et les auras. Je sens la puissance de l'anneau. Je sens le rougeoiement que tu as fait pour prendre l'anneau, mais tout est brouillé.
- On a cru voir un grand être, mon Prince.
- Oui, je sens aussi une forte présence. Tout ceci n'est pas normal. L'aura de l'anneau m'est cachée. Les choses sont plus compliquées que tu le penses, prince neuvième.
- Pourtant j'ai vu les dépouilles ...
- Oui, mais même elles n'ont plus leurs caractéristiques. Je ressens la femme. L'enfant m'apparaît brouillé comme s'il n'était pas mort complètement. Quant au protecteur, il m'échappe complètement. Soit il est vivant, soit son aura a été effacée. Un grand être dis-tu?
- Oui, mon Prince
- Sa présence proche pourrait expliquer cela. Je pensais ressentir la présence de l'anneau. Lui aussi est masqué à mes sens. J'ai ressenti l'explosion. Si l'anneau est encore là, il faut le chercher en contrebas de cette zone, par là ! dit-il en désignant un des bords de la clairière.
- Nous fouillerons toute la zone, mon Prince.
- Mettez tous les hommes disponibles. Gardez-moi vos dix meilleurs. J'aurais besoin de vous et d'eux. J'ai senti une autre présence. Un tel monstre dans la région est étrange. Il me faut le trouver.
- Que voulez-vous dire, mon Prince?
- Un crammplac, il y a un crammplac poilu ici !
Quiloma sursauta. L'idée d'une telle bête ici lui paraissait inconcevable. Jorohery avait raison. La région était bizarre. Il pensa à la première chasse qu'il avait mené derrière le Prince Majeur. Jeune Prince dixième, il avait eu l'honneur de faire partie du cortège. Celui-ci organisait une ou deux fois par saison une chasse au crammplac poilu. Intelligentes et rusées, leur traque était un sport passionnant et dangereux. Jamais un groupe n'était rentré indemne. Au mieux, il y avait des blessés, au pire des morts et une bête en fuite. Quiloma avait eu la chance de faire partie d'un groupe victorieux. Il avait été remarqué pour la qualité de ses intuitions dans le pistage du crammplac. Le Prince Majeur, blessé au bras au moment de l'hallali était venu le féliciter. Il revoyait l'image de ce vieil homme très droit, très digne malgré son biceps déchiré. Il était mort quelques saisons plus tard. Son descendant, l'actuel Prince Majeur laissait aux chasseurs la tâche de la mise à mort. Il organisait beaucoup plus de chasses. Les crammplacs poilus étaient les alliés naturels des Gowaï. Il souhaitait leur disparition. Le peuple Gowaï avait osé se rebeller une fois encore, lors de son accession au trône. Le Prince Majeur avait envoyé ses phalanges pour les soumettre. Quiloma avait participé à ces campagnes contre les Gowaï. Il avait du affronter plusieurs fois des crammplac poilus. Les pertes en guerriers avaient été lourdes. Sa phalange quasi détruite avait quand même pris et tenu le passage vers les champs de chasse là où le soleil ne se couche plus pendant une saison. Il avait été relevé et envoyé au repos, reconstituer une phalange. Il avait été rappelé pour traquer les ravisseurs. Lors de son arrivée ici, il n'avait jamais pensé qu'il devrait affronter à nouveau une telle bête.
Jorohery était reparti vers le village sans un mot de plus. Quiloma lui emboîta le pas, donnant ses ordres. 
50
Kyll jeûnait. Pourtant le crammplac était un chasseur émérite. Silencieux et redoutablement rapide, il ramenait constamment sa proie. Malheur au clach qu'il repérait. Il revenait à la grotte tenant un des morceaux les plus tendres. Kyll avait mangé la viande crue. Le régime carné ne lui allait pas bien. Il avait cherché ce qu'il pouvait manger d'autre. Il n'y avait plus de baies, ni de jeunes pousses vu la saison. Les grottes de machpe étaient loin. Il ne se voyait pas y entrer pour y chercher sa pitance avec un accompagnateur aussi impressionnant que Stamscoia. Ils avaient exploré la grotte de la médiation. Avec l'aide du crammplac, il avait atteint le petit passage au fond de ce qu'ils appelaient la chambre. Il avait ajusté sa vision au noir absolu du couloir. Avançant à quatre pattes, il avait débouché dans une autre salle. L'odeur y était épouvantable mais il avait repéré des plantes qui ressemblaient au machpe. Il avait cueilli ce qu'il pouvait. Le retour en marche arrière avait été assez éprouvant. D'autant plus qu'à son arrivée, Stamscoia lui avait dit :
- Tu sens aussi mauvais qu'une déjection de cronz.
Kyll n'avait pas apprécié le compliment même s'il ne connaissait pas les cronz.
- Oui mais ça, dit-il en montrant sa récolte, ça va me changer de toute cette viande.
Stamscoia avait reniflé le tissu dans lequel il avait ramené les plantes.
- Je serais toi, je ne mangerais pas ça.
- Oui, mais tu n'es pas moi.
Kyll s'était méfié quand même. Lorsqu'il avait trouvé ses pseudomachpe, il avait déjà prévu comment il allait se les préparer. Après les paroles de Stamscoia, il décida d'en goûter un et de voir. Il grignota donc un pied de sa récolte. La texture était blanche et ferme. Cela croquait sous la dent. Le goût était fade voir légèrement désagréable. Il avala la bouchée. C'est à ce moment-là que doucement pour commencer puis de plus en plus fort, le feu sembla prendre dans sa bouche. Il mit sa main sur la bouche, souffla fort et courut dehors chercher de la neige pour la mettre dans sa bouche. Il entendit le rire de Stamscoia derrière lui...
Kyll croqua une pleine poignée de neige. Le feu se calma le temps d'un battement pour reprendre plus fort. Il lui atteignait maintenant la gorge et descendait jusque dans son ventre. La douleur augmentait sans cesse. Kyll se plia en deux et tomba dans la neige. Puis subitement tout cessa.
Kyll regarda autour de lui. Il était debout, à ses pieds un homme semblait se tordre de douleur devant une grotte. Un crammplac poilu s'approchait. Autour de lui, le monde avait prit des couleurs pâles parsemées de taches brillantes. Il avait quitté son corps. Il avait changé de monde.
Il vit Stamscoia regarder son corps puis lever les yeux vers lui.
- Je vois ton corps par terre, mais je te sens au-dessus. Je vais protéger ton corps pendant que tu voyages dans ce monde spirituel.
Kyll le vit ramasser son corps avec douceur et rentrer dans la grotte de la médiation. Une lumière avançait vers lui. Elle avait l'aspect de son vieux maître.
- Maître, vous ici, pensa Kyll.
- Je vois que tu as découvert le secret de la grotte de la médiation, pensa celui-ci.
- Qu'est-ce que c'est?
- Ça s'appelle des Machpsapsa. Ces plantes servent à passer d'un monde à l'autre sans mourir. Tu peux en partie éviter le feu en enlevant la peau qui est dessus, mais ne les fais pas cuire, elles te tueraient.
- Je suis comme vous alors.
- Non, Kyll, tu es vivant. Tu peux rentrer dans ton corps. Quand l'effet sera fini, tu te retrouveras dans le monde habituel. Moi, je resterai ici pour un temps puis je suivrai d'autres voies...
Kyll n'osa pas l'interroger plus.
- Dans ce monde, tu peux te déplacer comme tu veux. Profites-en !
Kyll vit l'aura de son vieux maître disparaître. Il pensa à ses amis de la maison Gasikara. Il eut le désir de savoir ce qu'ils devenaient. Immédiatement autour de lui le monde changea. Il se trouva dans la montagne au-dessus de la ville. La neige tombait. La nuit était malgré tout claire. Les bois dans ce coin étaient assez denses. Il vit les trois amis qui escaladaient une combe. Ils enfonçaient jusqu'à mi-cuisse. La progression était lente. Plus bas une meute de loups rôdait. Kyll pensa qu'ils allaient dans le mauvais sens pour le rejoindre. Il fallait qu'ils fassent demi-tour. Plus loin, il sentit l'esprit d'un chenvien. Râblé, le poil sombre, cet herbivore se laissa influencer par Kyll. Il se mit en mouvement faisant bouger les buissons devant ses trois amis. Il les vit s'inquiéter et partir dans la bonne direction.
Il continua à suivre leur progression. Ils s'essoufflaient. Iaryango était en tête. Il s'arrêta. Il respirait fort. Il vit son aura vibrer. Iaryango essayait de s'ouvrir au monde des esprits. Kyll sentit les efforts de son ami pour contacter les esprits autour de lui. Un oiseau dormait pas loin. Kyll mit une image dans son esprit. Celle de son corps dans la grotte de la médiation. Quand il comprit que Iaryango avait reçu l'image, il sourit. Il les accompagna un peu vers le refuge qu'ils avaient trouvé. Il pensa au plaisir de se retrouver avec eux. Lentement il s'élevait au-dessus de la forêt. Sa vision couvrait la région. Il sursauta. La meute de loups avait trouvé leurs traces. Ils allaient se mettre en chasse. Il voulut descendre pour les prévenir. Mais il se sentit irrésistiblement rappelé. Il envoya une pensée SOS pendant que le paysage défilait à toute allure devant ses yeux. Il eut l'impression d'une réponse.
- Si tel est ton besoin, nous obéirons comme à celui qui n'a pas son nom.
Quand Kyll ouvrit les yeux, il était entre les pattes de Stamscoia. Il était au chaud dans la douce fourrure du grand animal.
- Alors on se réveille, lui dit Stamscoia ?
Kyll se sentait dans le même état qu'après la fête de la récolte quand il avait abusé du malch noir. Incapable de bouger ou d'aligner deux pensées cohérentes, il grogna une réponse indistincte et se rendormit. Le crammplac le regarda, soupira et reposa la tête. Il lui fallait attendre.
Le second réveil fut plus joyeux.
- J'ai des amis qui devraient arriver. Je les ai vus lors de la transe avec les machpsapsa. Il faut qu'on aille les chercher. Quand je les ai quittés des loups montaient vers eux.
- Noirs ou gris?
- Des gris, pourquoi?
- Alors tes amis sont en grand danger, dit Stamscoia en se levant. Il faut aller à leur secours.
- J'ai demandé de l'aide pendant la transe. Quelqu'un a répondu mais je ne sais pas qui?
- Tu ne l'as pas vu?
- Non, j'étais aspiré vers ici. J'ai juste senti un esprit fort et sûr qui m'a dit comme toi qu'il obéirait à celui qui n'a pas son nom.
- Alors tes amis sont sauvés. Tu as contacté RRling aux yeux rouges
- Qui est-ce?
- Tu la rencontreras un jour. C'est une meute de loups noirs. Eux aussi sont liés à celui qui n'a pas son nom.
- Comment cela une meute?
- Oui, une meute ! Jamais les loups noirs ne peuvent vivre seuls. Contrairement à nous, ils sont un organisme complet. Un loup noir séparé des siens ne peut que mourir. RRling est la meute première. C'est d'elle que sont nées toutes les autres meutes de loups noirs. Je crois que pour le moment l'alfa est une femelle.
- Que fait-elle ici?
- La même chose que moi. Celui qui n'a pas son nom a crié pour demander l'aide. Nous sommes venus et nous resterons jusqu'à que celui qui n'a pas son nom soit nommé. Maintenant viens, tes amis ne doivent pas être très loin. J'entends RRling qui arrive.
Stamscoia et Kyll se mirent en marche en continuant à parler.
- Tu entends RRling?
- Oui, j'entends tout ce qui vit d'assez loin. Maintenant j'entends tes amis. Ils marchent sur le chemin pour venir ici. Plus loin des hommes exécrables arrivent en nombre avec celui qui est mauvais.
- De qui parles-tu?
- Des hommes des plaines glacées qui chassent les miens. Je les hais.
- Que veulent-ils?
- Je ne sais pas. Peut-être pourras-tu le découvrir. Mais monte sur mon dos, tu vas trop doucement.
Ils étaient partis, Kyll allongé sur le dos de Stamscoia, cramponné à la fourrure de son cou. Kyll trouvait extraordinaire la facilité avec laquelle une bête aussi grosse se déplaçait en laissant aussi peu de trace dans la neige.
Stamscoia trouva une grotte où il se glissa.
- Attendons les là, ils ne vont pas tarder.
Kyll rigola bien quand il vit la tête de ses trois amis à l'apparition du crammplac.
Dans l'étreinte de leurs retrouvailles, il y eut beaucoup d'émotions et de larmes contenues. Ils repartirent bientôt pour éviter d'être dehors à la nuit tombante.
Iaryango voulait tout savoir. Kyll souriait en racontant ces quelques jours. De temps en temps, un des trois compagnons jetait un coup d'œil chargé d'inquiétude vers Stamscoia. S'ils avaient entendu parlé des crammplacs, ils n'avaient jamais imaginé qu'il serait plus grand qu'eux. Quand Kyll leur raconta ses discussions avec Stamscoia leur regard évolua. Mais aucun des trois ne réussit à établir la communication.
51
La ville avait des allures de camp militaire. C’était l’opinion de beaucoup d’habitants bien qu’ils n’en aient jamais vu. Quand on circulait dans les rues, on croisait des patrouilles partout. On ne pouvait même pas se réfugier dans les maisons. Les guerriers de la mort y entraient fréquemment pour réclamer à boire ou à manger. Les plats de machpe ne leurs plaisaient pas. Aliment de base de la saison hivernale pour les gens de la ville, ils nécessitaient une préparation assez longue pour un résultat gustatif assez terne. Les guerriers préféraient s’en prendre aux salaisons et autres provisions d’été stockées dans les greniers et les réserves. Le sentiment général était que la fin de l’hiver allait être rude avec toutes ces bouches supplémentaires à nourrir.
Chan ne décolérait pas. Depuis l’arrivée des nouveaux extérieurs, il n’avait pas été reçu par leur chef. A chacune de ses requêtes, il s’était fait éconduire. Muoucht qui accompagnait certains soldats pour traduire les demandes toujours plus nombreuses, expliquait que le grand chef Rorroréri ou quelque chose comme cela était obsédé par l’anneau et une chasse qu’il devait faire. Chan devait pourtant faire face au mécontentement grandissant des chefs de maisons qui trouvaient leurs greniers vidés quand ils rentraient des grottes de machpe. Il se rappelait en début d'hiver la réunion du conseil consacrée à l'évaluation des réserves. En comptant tout ce que les uns et les autres avaient annoncé, il y avait juste de quoi faire avec une récolte de machpe moyenne. L'arrivée des premiers étrangers n'avait pas changé grand chose. Ils avaient vécu sur leurs provisions et la chasse. Ceux qui venaient d'occuper le temple avaient changé la donne. Il fallait que la récolte de machpe soit exceptionnelle pour qu'il n'y ait pas de disette, même avec la disparition de la maison Andrysio. Sstanch lui servait d’observateur et de courrier. C’est par lui qu’il avait appris que tous les hommes extérieurs qui ne patrouillaient pas, bougeaient des monceaux de neige en dessous de la clairière de la dislocation. C’est par lui encore qu’il avait appris que certains chefs de maisons déménageaient leurs provisions dans les grottes de machpe. Les extérieurs semblaient redouter ces espaces clos que représentaient les grottes. Les patrouilles y étaient peu fréquentes et ne s’éloignaient pas des grandes galeries. C’est par lui toujours qu’il avait appris les blessures d’un serviteur de la maison de Chountic. Il avait été surpris avec des cuisseaux de tibur salés alors qu’il se dirigeait vers les grottes. Une lance l’avait cloué sur un poteau de grange. Les extérieurs l’avaient laissé là, à moitié mort, rigolant de le voir ainsi suspendu. C’est la Solvette qui était intervenue. Bousculant les guerriers, elle avait examiné la plaie.
- Je vous promets que ce que je dis est vrai, Chef de ville. Alors qu’un extérieur allait lui faire subir le même sort, le prince Quiloma lui a retenu le bras. Je l’ai vu s’avancer vers la Solvette. Elle le défiait, le fixant droit dans les yeux. Il a soutenu son regard. Et vous connaissez le regard de la Solvette quand elle est en colère. Sans la quitter des yeux, il a retiré la lance d’un seul geste. Il a fait un signe à ses hommes et ils sont repartis sans oublier les cuisseaux.
- Et le serviteur.
- La Solvette l’a fait ramener chez Chountic. Elle le soigne. Il devrait survivre. Ça fait deux bras de moins pour Chountic.
- Ce prince n’était pas avec les autres à la clairière ?
- Non, il semble préparer une expédition.
- Mais il va y avoir une tempête. Le vent de Sioultac vient de se lever.
- S’ils disparaissent, ce n’est pas moi qui les pleurerais.
En passant devant chez Kalgar, ils virent qu’il avait été réquisitionné par les extérieurs. Trois guerriers se tenaient dans un coin, surveillant tout ce qui se passait. Kalgar et ses assistants travaillaient comme toujours avec peu de paroles et des gestes précis. Chan vit le forgeron tremper une pointe de lance. Cela l’irrita de constater que cet artisan que toute la vallée enviait, travaillait pour ses ennemis. Il ne s’arrêta pas. Il voulait voir Natckin. Il avait besoin de savoir. Qu’allaient donner les plans de machpe ? Fallait-il déjà prévoir de rationner ? Les pousses qu’il avait vues, étaient nombreuses. Il savait que cela ne suffisait pas à faire une bonne récolte. Qu’apparaissent certains insectes, ou que l’air des grottes devienne vicié et tous les espoirs seraient déçus. Natckin pourrait-il l’aider ? Avait-il trouvé le moyen de faire les rites hors du temple ? Il le fallait. Sans l’aide des esprits, la vie ne serait plus possible ici. C’est en remuant toutes ces sombres pensées qu’il poussa la porte de la maison d’Andrysio.
52

Jorohery piaffait. Quiloma avait demandé quelques jours pour préparer la chasse au crammplac. En attendant que le groupe de chasse soit prêt, il supervisait les recherches dans la clairière. Il ne sentait pas bien ce qui d'habitude ne lui posait aucun problème. Même loin du point d'explosion, il aurait dû sentir où il se trouvait. Quelque chose gênait sa perception. Il pensait qu'une fois débarrassé du crammplac, il retrouverait ses facultés habituelles. Il avait remarqué cela lors d'une chasse avec le Prince Majeur. La proximité de ces bêtes brouillait ses senseurs. Dans ce pays maudit où les habitants mangeaient des choses immondes venues des grottes, il était obligé de se fier à son raisonnement et au peu qu'il percevait. L'anneau avait bondi au moment où la pierre explosait, c'est après que cela se gâtait. S'il sentait la chaleur et la puissance de l'explosion, tout disparaissait un instant plus tard. Certains phalangistes de Quiloma racontaient qu'ils avaient vu une grande ombre. Jorohery ne la sentait pas. Il avait une vague impression d'une forte présence mais était incapable de la nommer. En réfléchissant, il n'y avait que peu de possibilités. Éliminer le crammplac était indispensable pour qu'il retrouve toute la puissance de ses pouvoirs. Sans eux, il savait que le Pince Majeur ne l'aurait jamais écouté. Il ne devait pas connaître l'échec s'il voulait garder son pouvoir. Grâce à ses lectures des évènements et de la réalité cachée derrière, il lui avait permis de gagner la course au pouvoir qui s'était engagée à la disparition de l'ancien Prince Majeur. Il n'avait jamais rencontré cet ancien, mais en avait senti l'aura qui avait dû être particulièrement puissante pour subsister ainsi plusieurs saisons après sa mort. La succession avait été une guerre qui n'avait pas dit son nom entre les héritiers, où l'anneau avait tenu une place majeure. Il avait une première fois disparu, mais Jorohery l'avait pisté et retrouvé chez le père de l'enfant enlevé. A l'époque, il était impossible de faire une attaque de front. Il avait conseillé son candidat et ils avaient manœuvré pour faire disparaître ce personnage encombrant. Malheureusement un enfant était né. Sa disparition avec l'anneau rendait la succession fragile. Le Prince Majeur devait avoir cet anneau pour être complètement légitime. Voilà qu'il était à des jours de marche de la capitale. Les Gowaï, ces maudits sauvages, ne se calmeraient que si l'anneau était au doigt du Prince Majeur, à moins de les tuer tous, ce qui n'aurait pas déplu à Jorohery.
Quand Quiloma vint le prévenir du départ prochain, Jorohery regardait le soleil se lever sur la clairière. Un petit vent froid soufflait, le ciel à peine couvert semblait vouloir se dégager. Là-bas dans les plaines glacées, c’était un signe que le temps allait devenir plus froid. Mais ici, dans ce pays où l’horizon était fermé par les montagnes, il ne pouvait pas savoir. Là non plus, il ne pouvait pas savoir. Ce pays le mettait en colère. Dès qu’il aurait l’anneau, il ferait massacrer tous ces indigènes afin de nettoyer la terre de ces rites impurs.
Quiloma était prêt, autant que faire se peut, pour partir à la chasse au crammplac poilu. Il pensait sans oser le dire, que dix hommes d’escorte étaient insuffisants. Même s’il n’y en avait qu’un à chasser, le risque était très grand. Jorohery avait insisté pour que le maximum d’hommes fouille la clairière et ses abords. Il ne semblait pas croire que, lors de l’explosion, certains guerriers aient pu voir un grand être. Quiloma savait trop bien ce qui se passait quand on s’opposait à lui. Maintenant qu’il était prince neuvième, il avait trop à perdre. Il avait eu une longue discussion avec Muoucht sur la topographie de la région. Ce dernier devait rester dans le village pour transmettre les ordres. Quiloma comprenait mais trouvait dommage de devoir se passer d’un homme habile à traquer les animaux.
La colonne s’alignait parfaitement derrière son prince. Tous étaient de fiers guerriers, les meilleurs parmi les meilleurs. Ils savaient qu’ils partaient pour une mission dangereuse. Leur paquetage était prêt pour tenir toute une main de jours, voire deux mains en se rationnant. La chasse annoncée verrait leur victoire ou leur mort. Le crammplac poilu était la bête la plus dangereuse au monde. Silencieuse, puissante et surtout intelligente, elle faisait peur même au plus endurci. Pour l’instant, il regardait le Bras du Prince Majeur chausser ses planches de glisse. Ils furent soulagés de ne pas avoir à le porter en plus de son ravitaillement. Quand ils s’élancèrent vers la forêt proche, un pâle soleil brillait derrière quelques nuages. Seule la froidure du vent était gênante.
Jorohery glissait en tête. Il remontait vers le col qui avait vu leur arrivée. Il pensait que là-haut, il aurait une meilleure perception des forces en présence. Ça lui permettrait de décider de la suite.
53
Kyll regardait le ciel.
- Le vent a tourné. On va avoir une visite d'un enfant de Sioultac. A-t-on assez de provisions?
- Si on se rationne, on doit pouvoir tenir, répondit Rhinaphytia.
- Ne crains rien, Kyllstatstat. Je suis capable de chasser quelle que soit la tempête, pensa Stamscoia.
- Il faut qu'on se protège et qu'on rentre du bois pour ne pas mourir de froid, ajouta Kyll. Je sens de la neige, beaucoup de neige.
Joignant le geste à la parole Kyll se dirigea vers l'entrée de la grotte de la médiation.
- Kyllstatstat, il faut que je te parle.
- Commencez sans moi, dit-il aux trois autres, j'arrive.
Se rapprochant du crammplac, il demanda :
- Qu'est-ce qui se passe?
- Les hommes que tu nommes des extérieurs, viennent de se mettre en chasse pour me tuer. C'est RRling aux yeux rouges qui me prévient.
- Elle ne peut pas t'aider?
- Elle va me tenir au courant de leurs déplacements jusqu'à ce que le souffle de Sioultac l'en empêche.
Elle ne peut pas intervenir, ils possèdent un bâton de force rouge. C'est à moi de régler ce problème.
- Un bâton de force rouge ! Qu'est-ce que c'est?
- C'est vrai que tu ne sais rien Kyllstatstat. Notre monde est venu pénétrer le tien sans prévenir. Il y a beaucoup de choses que tu ne connais pas. Je ne peux tout te raconter car ma connaissance est limitée aux miens. Le bâton de force rouge permet aux hommes d'imposer leur loi aux loups noirs. Il vient des grands êtres et un seul fragment du bâton permet d'avoir le pouvoir sur les meutes.
- Ils ne peuvent pas désobéir?
- Le bâton a été cassé et actuellement seuls persistent des fragments qui manquent de puissance. Dès qu'il s'éloigne les loups sont libres. Si RRling essayait d'attaquer ces hommes, elle serait défaite.
- D'où vient ce bâton?
- Je ne connais pas les légendes des hommes. Les miens savent que les grands êtres ont la puissance et savent l'utiliser. Quand arrive un grand être nous nous soumettons, comme tous se soumettent. Parfois, ils enferment leur pouvoir dans des objets et les donnent à leurs enfants. Tel fut le bâton. Ne vous éloignez pas de la grotte. Je vais chasser pour vous et j'irai me battre avec ces hommes.
- Veux-tu que j'interroge les esprits pour toi?
- Si tel est ton pouvoir alors je veux bien. Tu me diras à mon retour de la chasse.
Kyll sortit rejoindre ses amis affairés à ramener du bois. Il regarda partir le crammplac, toujours étonné de la grâce qui émanait du moindre mouvement de ce gros animal.
54
Le vent les fouetta quand ils arrivèrent au col de l'homme mort. La neige ne tombait pas mais ils sentaient qu'elle arrivait. Quiloma regardait le chemin qui partait vers son pays. Les nuages qui se précipitaient sous l'effet du vent étaient porteurs des grandes tempêtes. La mission allait devenir problématique. Ses souvenirs de blizzards remontèrent à son esprit. Sa phalange avait été prise dans une de ses tempêtes fréquentes en cette période de l'année. Ils avaient dû leur salut, à leur cohésion et à la capacité de construire un abri malgré le vent et les précipitations. Cela avait duré plusieurs jours. Simple chef de quart, il avait ramené son groupe entier. Il n'avait eu qu'un blessé sérieux qui avait perdu ses pieds par le froid. Jorohery arriva à sa hauteur. Il regarda aussi les lourds nuages noirs. Sans un mot, il fit un tour sur lui-même semblant scruter les lointains.
- Par là ! dit-il en désignant le versant le plus exposé.
Quiloma fit la grimace mais ne dit rien. Les dix hommes suivirent sans un mot. La végétation était quasi inexistante. Le vent arrivait par rafale, déstabilisant la glisse. Seul Jorohery ne semblait pas concerné. Il avançait droit comme un jeune sapin pendant que ceux qui le suivaient luttaient contre les coups de vents latéraux. La neige se mit à tomber. La lumière déjà pauvre, diminua encore. Quiloma bénéficiait un peu de la protection qui entourait Jorohery. Celui-ci semblait être dans une bulle autour de laquelle les éléments passaient sans le toucher. Quiloma sentait ses hommes souffrir derrière. La paroi était raide et le vent fort. Mais on était en chasse, il fallait serrer les dents.
Quand ils firent une pause derrière le maigre abri d'un bouquet de sapin, Quiloma vit qu'il manquait un homme. Jorohery regardait toujours vers la combe plus bas.
- Ne traînons pas, Prince Neuvième, je sens le crammplac par là.
- Un homme est tombé en traversant l'à-pic.
- Il en reste neuf et tu as choisi les meilleurs. Alors continuons, dit-il en repartant.
Quiloma regarda ses hommes essoufflés qui, penchés sur leurs lances-bâtons, reprenaient leur respiration. Il vit briller dans leurs yeux des éclairs de haine.
La course reprit. Jorohery en tête semblait encore voler sur la neige. Derrière Quiloma et ses neuf hommes luttaient contre un vent et un grésil devenus violents. Plus haut, hors de leurs vues limitées par les lunettes de protection en bois, un regard rouge au-dessus d'un museau noir les observait. RRling envoya son dernier message mental à Stamscoia quand la lumière baissa. La nuit allait être rude et le lendemain serait pire. Son instinct ne se trompait jamais. Il fallait protéger la meute. Elle connaissait, pas loin, une grotte qui serait parfaite. Elle avait fait ce que celui qui n'a pas son nom avait demandé, Stamscoia saurait ce qu'il avait à faire.
La lumière était trop basse. Jorohery le savait mais avait continué. Quand enfin il consentit à s'arrêter, le vent hurlait, les fines particules de glace fouettaient tout. Heureusement, il y avait un abri rocheux qui pouvait les protéger du vent et de la neige. Ils n'étaient plus que sept. Quiloma interrogea ses hommes pendant qu'ils préparaient le feu et le manger. S'ils avaient vu la chute du premier homme, la visibilité était tellement faible que personne ne savait ce qu'étaient devenus les deux autres. Quiloma était sombre, très sombre. Jorohery toujours aussi impénétrable, mangeait sans un mot. Dehors le vent hurlait.
La nuit passa. Quiloma dormit peu et mal. Quand il ouvrait les yeux, à la lueur de la braise du feu, il voyait Jorohery dormant assis, la neige volant au-dessus de la paroi rocheuse et l'homme de garde debout enveloppé dans des fourrures. Quand la lumière revint, il neigeait toujours, le vent soufflait peut-être un peu moins fort.
Jorohery était prêt à partir. Les autres avaient les yeux las de ceux qui ont mal dormi et qui restent fatigués.
- Nous rentrons dans le territoire du crammplac. Préparez-vous au combat !
Jorohery poussa sur ses bâtons. Il avait à peine fait dix pas qu'il disparaissait derrière les vagues de neige qui se jetaient sur la montagne. Quiloma partit à son tour, examinant le sol pour ne pas perdre les traces du Bras du Prince Majeur. Dans sa tête les pensées se mélangeaient. Il pensait aux deux hommes manquants. Ils avaient pu se perdre. C'est ce qu'il espérait. Entraînés et approvisionnés, ils pourraient rentrer à la fin de la tempête. L'autre n'avait pas eu de chance. Le suivant l'avait vu tomber dans la pente raide et sans obstacle. La visibilité médiocre n'avait pas permis de savoir ce qu'il lui était advenu. Puis ses pensées se tournèrent vers Jorohery. Cet homme était incroyable, dur et inflexible, aux pouvoirs qu'on disait immenses, il ne respectait pas grand chose. Quiloma pensa qu'il était trop présomptueux et que cela les perdrait. Avec une telle météo, ils auraient dû renoncer. Au lieu de cela, ils venaient d'entrer dans le territoire de chasse du crammplac poilu. Il lui semblait bien loin de ses territoires habituels. Peut-être était-ce une bête rejetée par sa horde? Même seul, c'était un gibier très dangereux. Les bourrasques de vent, de neige, de grésil ne le dérangeraient pas. Sa peau très épaisse dont on faisait des armures, son poil très chaud, et jusqu'à la membrane supplémentaire sur son œil qui le rendait insensible aux agressions faisaient de lui le prince majeur des animaux. Aller l'affronter avec sept hommes était une folie.
Jorohery sentait la présence de la bête. Il avait vu des poils sur un arbre et des traces de griffes sur un rocher mais il ressentait sa puissance qui imprégnait l'atmosphère. Il approchait de son repaire, il le sentait.
Pourtant la première attaque les prit par surprise. Dans un passage délicat, les hommes s'étaient réalignés pour passer sur la corniche. Au-dessus une falaise d'une dizaine de hauteur d'homme et en dessous une autre barre rocheuse. La visibilité toujours médiocre avait dicté sa loi. Les hommes restaient assez près les uns des autres. C'est ce qui avait permis au crammplac d'attaquer avec autant de réussite. Il avait fait un bond entre le dernier et l'avant dernier. Fatigué par la matinée de marche forcée, le guerrier avait eu un instant de retard qui lui avait été fatal. D'un coup de patte le crammplac lui avait ouvert le ventre et le thorax. Puis il s'était retourné vers le précédent et lui avait cassé les reins pendant que l'homme essayait d'utiliser ses lances qui avaient été empoisonnées.
Quiloma contemplait les dégâts. Il était plus touché qu'il ne voulait le montrer. Celui qui était mort était un des anciens de la phalange. Il était là quand jeune prince dixième, il avait pris son commandement. Il avait participé à toutes les actions, toutes les campagnes et là, loin de chez lui, un crammplac l'avait éventré. L'autre était paralysé. Le coup de patte lui avait cassé la colonne trop haut pour qu'il puisse vivre, trop bas pour le tuer tout de suite. Quiloma était devant un dilemme que Jorohery trancha.
- On le laisse là. Le froid s'en chargera. Nous allons aller le venger.
Reprenant ses lances empoisonnées, il reprit sa progression. Quiloma arrangea l'homme du mieux qu'il pu et repartit derrière ses hommes. La neige et le vent avaient diminué. L'homme ne disait rien. Il connaissait la loi. Quiloma espéra que le froid lui rendrait la fin plus douce.
La progression était devenue prudente. La visibilité s'améliorait. Les cinq hommes restant scrutaient avec attention avant de s'avancer. Seul Jorohery continuait comme si rien n'était arrivé. Il s'éloignait.
Une zone boisée s'étendait devant eux. Ils virent Jorohery s'y enfoncer et le perdirent de vue. Positionnés en étoile, les phalangistes atteignirent le bois sans encombre. Sous les résineux, il faisait presque nuit mais on y était à l'abri du vent et de la neige. Quiloma les fit stopper un moment, le temps de s'accoutumer à la luminosité. Au sol, la couche de neige était mince, voire inexistante. Quiloma donna l'ordre de déchausser. Deux par deux, ils accrochèrent les planches sur les sacs à dos, les quatre autres restant en protection. Brusquement, il y eut un grand bruit de branches cassées vers l'amont. Toutes les lances se pointèrent dans cette direction. Le bruit se déplaça rapidement dans la direction suivie par Jorohery. Quiloma fit mettre ses hommes au petit trot. Ils suivaient la trace de planches qui était le seul lien avec Jorohery. On entendit de grands bruits de bois qui cassent. Il y eut un hurlement, puis le silence. Toujours trottinant, ils arrivèrent sur un promontoire. Des arbres avaient été cassés tout autour. Par terre s'effaçant déjà sous la neige qui se déposait là, du sang frais témoignait de la violence. Quiloma s'avança en suivant les traces qui allaient vers le bord du précipice. Il avait d'un signe immobilisé ses hommes à la lisière du bois.
Sur la plateforme, la neige était remuée, des morceaux de bois brisés, et des traces de lutte se succédaient dessinant un chemin qui allait vers le rebord. Quiloma avança avec prudence, les lances en avant. Un crammplac pouvait monter une paroi à pic. Il fallait se méfier. Un pas, puis un autre le rapprochèrent du bord. Une bourrasque le déstabilisa. Il fit trois pas en arrière, et reprit sa progression. Plus il approchait du précipice, plus la neige avait été remuée. Le vent avait heureusement nettement faibli à cet endroit. Les traces larges des pattes du crammplac étaient évidentes. Il avait attaqué là détruisant toutes les jeunes pousses. Sous un morceau de tronc, il vit un fragment de planche à glisser. Jorohery était invisible. Redoutant de le voir en contrebas, Quiloma se prépara au pire. Il était à un pas du bord quand il eut un sentiment de danger. Il s'immobilisa pointa une lance en avant, de l'autre main, il envoya l'ordre de se rapprocher. Ses cinq guerriers se ruèrent en avant les lances prêtes. Quiloma vit le projectile arriver. Il l'embrocha de sa lance droite et vit avec horreur que c'était un bras humain. Au majeur, il reconnut l'anneau de Jorohery. Il n'eut pas plus de temps, l'énorme bête venait de surgir. Sa lance droite inutilisable, il pointa la gauche. Le crammplac la détruisit d'un seul coup de patte. Les cinq hommes chargèrent, sachant leurs lances trop légères au lancer pour pénétrer la fourrure d'hiver d'un crammplac poilu. Le crammplac avant de fuir avait lacéré le thorax de Quiloma. La dernière vision qu'ils eurent, c'est le sang jaillissant des blessures de leur prince et une croupe blanche plongeant dans le précipice. Deux hommes s'arrêtèrent près du prince pendant que les trois autres atteignaient le bord. En regardant plus bas, ils perdirent espoir pour Jorohery. La pente était presque verticale, faite de rochers. Seul un crammplac pouvait trouver des prises là-dessus.
Celui qui portait un gant à majeur cerclé de rouge prit la parole :
- Le prince est vivant. Jorohery doit être mort. La chasse est finie. Il faut le ramener au village.
- Le crammplac ne va pas nous lâcher !
- Tu as raison, Zothom. Il faut qu'on dégage rapidement. Préparez une civière.
- A tes ordres, konsyli.
- Vous trois surveillez !
- Bien konsyli !
Le konsyli et Zothom préparèrent des perches et firent une civière. Les trois autres tournaient autour, les lances pointées, prêts au combat. Mais il n'y eut pas d'alerte. La neige têtue, continuait à tomber, par contre le vent perdait de sa force.
Rapidement ils installèrent le prince inconscient. Ils le calèrent avec leurs sacs et leurs planches de glisse, le couvrirent pour éviter qu'il n'ait trop froid. Le konsyli comme tous les chefs de quatre, avait des connaissances dans les soins de plaies diverses et guerrières. Il avait fait des pansements, espérant que cela suffirait à ce qu'il ne meure pas. Ancien de la phalange, il avait eu la fierté de la voir se hisser au titre envié de meilleure phalange du royaume, grâce au prince Quiloma. Il ne pouvait envisager sa mort.
Ils prirent le chemin du retour. Deux hommes s'occupaient de la civière pendant que les trois autres surveillaient. Les cinq hommes n'étaient plus qu'une volonté : sauver le prince. Dans cet état, ils ignoreraient fatigue, faim, douleur pour atteindre le but. Malgré la neige, le vent, les pentes, le danger, ils courraient.
De pas très loin le crammplac les observait. Ceux-là ne lui causeraient plus d'ennuis. Kylstatstat lui avait dit, quand ils s'étaient séparés, de blesser cet homme-là pour en finir avec les autres. Il lui avait dit aussi de tuer l'homme qui serait en tête. Les esprits ne l'aimaient pas. Il était une des incarnations du mal. Stamscoia avait tenté de le tuer. Il l'avait désarmé, avait pu lui arracher l'avant-bras qui portait l'anneau, mais l'homme avait roulé en bas de la falaise. Le temps qu'il s'occupe des restants et qu'il redescende la pente, l'homme avait disparu. Vu la neige et le vent au fond de cette gorge, le crammplac avait laissé tomber. S'il n'était pas mort dans la chute, il allait mourir dans cette combe tué par le froid. Stamscoia avait abandonné ses recherches. Le principal était de protéger Kyllstatstat.
55
Le vent hurlait. Les hommes se terraient, quelle que soit leur origine. Ceux de la ville utilisaient les passages protégés qui leur permettaient de se déplacer pour aller de maison en maison ou rejoindre les grottes de machpe sans trop s’exposer. L'enfant de Sioultac pilonnait la région depuis déjà cinq jours. Le jour existait-il encore? Cette pâle lueur durant quelques heures ne mettait en relief que les bourrasques de neige. Elle ne réchauffait ni les corps ni les esprits. L'humeur de Chountic était toujours aussi sombre. Il ne parlait plus, il hurlait comme le vent. Tour à tour, il laissait exploser sa colère sur ses ouvriers, sur les extérieurs, sur Chan, sur le temps, sur Sealminc, seul Brtanef échappait à son ire. Curieusement en présence de ce fils, il n’osait pas élever la voix. Heureusement pour sa femme, il passait le plus clair de son temps à s’occuper des plans de machpe, ou à boire à la maison commune avec Rinca dont il entretenait la haine.
Dans la maison Andrysio, Natckin, Tonlen et quelques autres tentaient de redonner sens à leur monde en cherchant dans ce qui avait été sauvé, des pistes pour pouvoir refaire les rites. Le désespoir commençait à s’infiltrer en eux. Ils ne trouvaient rien et dans cette maison même Tasmi n’avait pas de vision. Pour Tonlen le monde s’était écroulé. Il ne pouvait même pas envisager de refaire des rites ailleurs que dans le temple. Sa plus grande angoisse était de ne pas le purifier correctement. Il s’usait les yeux et la mémoire à essayer de retrouver avec l’aide des plus vieux, les passages les plus importants de la Tradition.
Dans le temple, les extérieurs s’occupaient comme ils pouvaient. Il n’y avait pas de place assez grande à l’abri pour organiser des entraînements dignes de ce nom. Méaqui et Qualimpo devisaient, inquiets de savoir Quiloma et ses hommes dehors. Pour Jorohery, ils ne doutaient pas que tout allait bien pour lui. Ils supputaient leur chance d’éviter sa colère quand il verrait qu’ils avaient fait cesser les recherches de l’anneau au début de la tempête. Cinq jours déjà que Quiloma était parti à la chasse au crammplac. Qualimpo ne donnait pas cher de ses chances de revenir vivant. Méaqui était plus confiant. Si quelqu’un pouvait s’en sortir, c’était bien lui. Il n’avait pas les pouvoirs de Jorohery mais avait de l’intuition et sûrement une amulette puissante qui le protégeait. Méaqui ne s’expliquait pas autrement que Quiloma ait traversé toutes ces campagnes sans une égratignure.
Mitsiqui maintenait la rigueur du protocole princier et même s’il donnait parfois son avis, il incarnait aux yeux de tous, la permanence de leur civilisation. Il avait su recréer en peu de temps et avec peu de choses, l’atmosphère d’une résidence princière. Sans le remercier ouvertement, Méaqui et Qualimpo en étaient fort satisfaits. Cela leur permettait de garder l’esprit libre pour faire cohabiter les trois phalanges. Des paris étaient pris sur les chances de Quiloma de revenir. Quoi qu’il arrive, beaucoup de pièces changeraient de poches. Des disputes éclataient régulièrement. Les konsyli essayaient de se débrouiller sans en référer à leurs supérieurs en organisant des rencontres-combat pour vider les querelles. Mais ce jour-là ça avait été trop loin. La phalange de Quiloma et la phalange de Qualimpo s'étaient presque mises en ordre de bataille. Les deux princes avaient dû intervenir. Qunienka n'avait pas assez d'autorité pour régler cela. Méaqui comprenait les hommes de Quiloma. Ils étaient à cran de savoir leur chef dehors par une telle tempête. On ne pouvait pourtant pas laisser faire pour autant. Techniquement, il n'était pas possible de punir tous les hommes. Il fallait faire un exemple. Méaqui prit en mains les opérations. Rassemblant les seconds des trois phalanges, il fit son enquête. Elle fut rapide. Il ressortait que le grand gaillard qui portait le nom de Maéri, était le responsable des coups ayant mis hors de combat quatre guerriers. Le règlement était clair. Il méritait la mort en combat avec le roi dragon.
C’est à la nuit que le cérémonial se déroula. Il eut lieu dans le temple. On ne pouvait y faire tenir tous les phalangistes. Les konsyli prirent place autour de la salle. Maéri muni de son épée en bois fit face au roi dragon. Il connaissait la règle. Face à lui le prince dixième portant le masque du roi dragon avait ses deux épées en main. De chaque côté quatre hommes portant une seule épée, symbolisaient les griffes du roi dragon. Derrière, quatre archers, aux flèches enflammées, se tenaient prêts pour mimer le souffle brûlant. Maéri ne voyait aucun des visages. Le prince portait le grand masque, avec la collerette déployée aux yeux brillants, les autres portaient de petits masques de bois creusé. S'ils les rendaient méconnaissables, ils gênaient la vue. Maéri savait que la seule manière de sauver son honneur était de mourir dignement dans ce combat inégal. Devant lui les dix épées de métal et les flèches enflammées symbolisaient la puissance du roi dragon. Son épée de bois et son petit bouclier rond rappelaient la faiblesse de l’homme. Il regarda Mitsiqui qui tenait encore haut le fanion du signal. Quand il abaisserait son bras, la mort se mettrait en marche. Il avala sa salive, inspira profondément et se rua avant que le tissu ne touche terre. La patte droite du roi dragon se déploya. Il évita les épées, para presque tous les coups. Son sang coula mais trop près de son adversaire, il l’empêchait d’utiliser le feu. Quand la gueule aux dents acérées et aux yeux brillants se rapprocha trop, il fit un roulé-boulé. Une flèche l’atteignit au flanc, provoquant une cuisante douleur. Il continua son mouvement vers la patte gauche. Son sang coulait sur la terre. Parant du bouclier, les quatre griffes de métal, il blessa un des doigts du roi dragon qui se replia. Les trois autres n’en furent que plus agressifs. À la lueur des torches, les konsyli regardaient le combat. Ils avaient hurlé leur fierté quand il avait blessé le roi dragon. Ils hurlèrent encore quand il blessa encore le roi dragon. Ils le virent se reculer un peu pour repartir au combat. Ses plaies se multipliaient. Malgré plusieurs flèches qui le brûlaient, il repartit à l’assaut une fois, deux fois, trois fois, la dernière fois à genoux. Les crocs acérés explosèrent son bouclier et reculèrent juste le temps que quatre flèches le transpercent. Maéri, la poitrine en feu, leva une dernière fois son épée de bois. Les crocs acérés s’abattirent à nouveau. Il y eut un instant d’immobilité et de silence, pendant que le sang s’écoulait emportant la vie du combattant. Puis vint le cri de victoire du roi dragon poussé par les gorges des porteurs de masque hormis les deux blessés qui avaient mis genoux à terre. 
56
Kalgar bénissait son métier qui lui permettait d’avoir chaud malgré la rigueur du temps. Sa fille poussait bien. Elle lui avait souri. Il avait fondu. C'est tout juste s'il entendait le vent qui faisait siffler la cheminée. Il prenait l'habitude de voir les extérieurs dans son atelier. Aujourd'hui, il ne faisait même pas attention à eux. Il avait un long travail pour réparer les outils pour cultiver les machpes. Il avait vu Muoucht venu pour lui traduire les demandes des extérieurs. Il en avait profité pour demander des renseignements sur ces pierres noires qu'il avait vu utiliser. Son interlocuteur avait eu l'air étonné qu'ils ne les connaissent pas. L'homme qui portait un anneau rouge au majeur droit, avait déclaré qu'il allait en discuter avec ses chefs pour qu'on en donne un peu à Kalgar pour qu'il fasse le travail pour eux. L'esprit de Kalgar était à la fois occupé à la tâche du jour et à imaginer ce qu'il allait essayer s'il obtenait ses pierres noires qui brûlaient si bien.
Chan écoutait le vent. Il était dans le même état d'esprit que le temps. Devant lui le malch noir attendait qu'il y touche. Il n'arrivait pas à croire que la situation était ce qu'elle était. De mémoire de chef de ville, cela n'avait jamais existé. Il cherchait où était la faute. Pourquoi les esprits s'en prenaient ainsi à eux? Ses pensées dérivèrent sur les sorciers. Il vécut la perte du vieux maître sorcier comme une catastrophe de plus. Le jeune maître sorcier avait disparu. Le maître sorcier Natckin ne valait pas ses maîtres. Il pensait qu'il avait toujours obéi aux esprits. Il en était bien mal récompensé. Il but un peu de malch noir. Ses pensées dérivèrent vers les sombres tunnels où se préparait la récolte hivernale. Ce qu'il avait vu ne le réjouissait pas. Les pots de machpe ne se remplissaient pas vite. Rinca était moins pessimiste que lui. Il avait déjà vu des mauvais débuts de pousse qui avaient bien été compensés par un fin de saison floride. Chan aurait aimé croire Rinca. Il restait pessimiste surtout avec toutes ces bouches à nourrir. Les extérieurs chassaient, mais ils vidaient aussi les réserves de la ville. Il se félicitait du départ de grand chef qui était arrivé, cela avait fait baisser les exigences des occupants. Il fallait bien leur donner ce nom. Les extérieurs devenaient des occupants. Il ne croyait pas, non plus, qu'ils allaient trouver ce knam d'anneau. Vu toute la neige qu'ils avaient remuée, ils l'auraient déjà trouvé. Comment allait-on pouvoir répartir la pénurie? Chaque maison allait vouloir garder ses provisions. Il n'avait pas d'exemple de partage facile. Lors de la dernière famine quand le père de son père vivait, ils avaient eu recours à la force pour obliger certains à partager. Aujourd'hui, il ne pouvait pas prévoir, tout dépendait d'évènements qu'il ne pouvait maîtriser. Chan avait l'impression de tourner en rond. Il finit son verre et alla s'occuper de ses propres grottes.
Kyll écoutait le hululement du vent et le crépitement du grésil sur la roche, assis le dos à la paroi, les genoux ramenés sous le menton. Un enfant de Sioultac mettait une main ou deux mains de jours pour passer. La première était passée sans qu'il ne semble s'affaiblir. Les quatre amis avaient investi la chambre reculée de la grotte de la médiation pour en faire le lieu de leur repos. Le petit couloir qui allait vers la salle aux machpsapsa, avait été déclaré sacré par Kyll sans que les autres ne s'y opposent. Le Crammplac allait et venait sans se soucier du temps. II ne semblait pas affecter par les bourrasques. Sa chasse était souvent fructueuse. Il ramenait aussi du bois mort pour entretenir le feu qui brûlait au fond de la grotte à l'entrée du passage.
- Tes rêves sont-ils agréables ? demanda Rhinaphytia.
Kyll releva la tête.
- Pas tellement, Rhina. Je pense à la ville, au temple. Comment s'en sortent-ils? Je continue à m'interroger sur cet appel qui m'a fait tout quitter.
- Pourquoi ne ferait-on pas un rite divinatoire?
- On peut en dehors du temple? Intervint Nomenjaari
- Je pense, reprit Kyll, j'ai fait quelque chose comme cela en goûtant au machpsapsa.
- Tonlen m'a toujours appris qu'on ne le pouvait pas!
- Pourtant à la grotte de la médiation, il y a des rites.
- Oui mais ce ne sont pas ceux du Temple. On ne peut faire une divination en dehors du Temple. Tonlen est formel.
- Qu'est-ce qu'on risque à essayer ? demanda Rhinaphytia. Avec cette tempête, ça nous occupera.
- Tu manques de respect aux rites, dit Nomenjaari
- Ne vous disputez pas, intervint Iaryango, vous avez tous les deux raisons. Les rites sont importants, mais pourquoi ne pas profitez de ce temps d'attente pour tenter quelque chose.
- Iaryango a raison. Nomenjaari que te faut-il pour m'assister dans un rite de divination?
Ils se mirent tous à la préparation. Ils transposèrent ce qu'ils savaient faire dans le Temple à la grotte de la médiation. Sans bougie, ils utilisèrent des torches. Sans bois odorant, ils brûlèrent des morceaux de machpsapsa. Kyll entra très rapidement en contact avec le monde des esprits. Par rapport à d'autres, il en gardait la mémoire. Il vit la ville sous la domination des extérieurs. Le mot « occupation » résonnait chez tous les habitants de la ville. L'espoir manquait. Pourtant l'avenir n'était pas complètement noir. Une lumière, petite mais nette, s'élevait des enfants. Kyll ne les reconnut pas. La scène n'était pas claire. Il ne savait s'il se situait dans le passé ou dans l'avenir. Il se concentra sur l'enfant qui lui semblait le plus prometteur. Il s'en approcha. Au moment où il pensait pouvoir prendre contact avec l'esprit de l'enfant, ce fut comme s'il avait reçu une gifle magistrale. Il sortit brutalement de la transe :
Kyll dit :
- L'enfant d'hiver fait revenir l'été !
57
La fin de la tempête fut assez brutale. Le silence se fit, laissant les hommes et les bêtes étonnés. L'aube pâle se levait. Un vent moyen poussait des nuages qui s'effilochaient. Une certaine tension régnait dans le temple occupé. Qualimpo et Mitsiqui s'interrogeaient sur les chances de voir revenir les chasseurs. Méaqui avait envoyé ses hommes faire le guet pour signaler l'arrivée de Quiloma. La matinée passa lentement. Les villageois profitaient du calme pour arranger ce que ce fils de Sioultac avait détruit ou abîmé. S'ils lançaient des regards toujours apeurés vers les soldats, ils travaillaient sans s'arrêter. Un groupe dirigé par le chef était même venu pour réparer le toit d'une dépendance du temple. On les avait laissé faire. Au repas de la mi-journée, à la table où mangeaient les princes et leurs seconds, l'humeur était morose. Les guetteurs n'avaient rien vu venir. Méaqui se forçait dans la bonne humeur en expliquant que ce « franc-tireur » de Quiloma avait sûrement trouvé un abri et qu'on allait le voir débouler bientôt. Qualimpo voyait mal le groupe survivre. La tempête avait duré trois fois une main de jours. Rester dehors par des froids pareils avec rien à manger et probablement sans feu, ne laissait que peu de chance de survie au groupe. Qunienka était mal à l'aise pour se positionner. Il faisait confiance à son prince pour trouver un moyen de survivre, mais il avait déjà participé à plusieurs chasses au crammplac poilu. Dix hommes contre une telle bête était une folie.
Son instinct le poussait à croire le pire, son attachement à son prince à faire confiance. L'autre sujet tourna autour de la conduite à tenir avec la recherche de l'anneau. Si le retour de Quiloma restait une question ouverte, celui de Jorohery ne semblait faire aucun doute. Les deux princes se mirent d'accord pour laisser un ou deux jours de repos aux hommes après cette tempête et de fouiller une dernière fois la clairière en attendant les volontés de Jorohery.
L'après-midi s'étira en longueur. Les ombres montaient du fond des vallées quand le guetteur donna l'alerte. Quelques hommes arrivaient du col avec un traîneau tiré.
- Ils n'auront pas le temps d'arriver avant la nuit. Ils vont lentement.
- Envoyez cinq groupes avec des torches ! dit Méaqui.
Du haut de la tour de guet, les deux princes regardaient le petit groupe qui avançait doucement. Mazomena de la phalange de Qualimpo, reconnu pour sa vue perçante, observait.
- Cinq hommes, mon prince ! Ils tirent une civière avec une forme allongée.
- Peux-tu les reconnaître ?
- Non, mon prince ! Ils ont l'habit de la phalange du prince neuvième, mais je ne vois pas celui qui est allongé.
Méaqui jura entre ses dents.
- Je n'aime pas cela.
Maintenant les ombres mangeaient la vallée. Il ferait bientôt nuit. Les cinq groupes progressaient vite.
- Il doit y avoir un blessé. Descendons !
Mazomena continua sa veille pendant que les princes rejoignaient le temple. Il vit les groupes progresser, les premières torches allumées à la nuit tombante. Il comprit que la rencontre s'était faite quand leur progression cessa. Puis très vite, il les vit redescendre. Il sentit leur inquiétude à la hâte avec laquelle ils revenaient vers le village. Mazomena rejoignit le temple pour prévenir les princes. En arrivant en bas de la tour, il remarqua que Qunienka attendait à la porte.
Ce fut l'effervescence à l'arrivée de l'expédition. Chaque groupe avait prit en charge un des chasseurs. Le premier qui arriva fut celui qui tirait la civière.
« Le prince est blessé » furent les premiers mots qu'entendit Qunienka. Il se précipita. Écartant les couvertures, il vit le visage du prince. Il était gris. Qunienka eut peur. Sur un signe de lui, le groupe repartit vers le temple.
Allongé sur une banquette près du feu, Quiloma avait la respiration courte et sifflante. Méaqui se dit qu'il allait mourir. Il n'y avait aucun marabout guérisseur pour lui venir en aide. Qunienka l'avait installé du mieux qu'il pouvait. Il avait participé à assez de combat pour savoir que les chances de son prince étaient faibles. Par rapport à d'autres commandants qu'il avait eus, Quiloma avait su se faire aimer de ses hommes. Un konsyli demanda audience. Qunienka sortit de la pièce pour le recevoir.
- Combien de temps? demanda Qualimpo à Méaqui.
- Pas beaucoup. Le crammplac l'a salement ammoché. Je suis même étonné qu'ils aient réussi à le ramener.
- Et Jorohery?
- Pas de nouvelle. J'attends que les hommes se reposent et je les interrogerai.
Qunbienka entra avec précipitation.
- Il y a un marabout guérisseur dans cette ville ! Ou plutôt une marabout !
- D'où tiens-tu cette information?
- Du traducteur. 
58
La porte de la Solvette faillit exploser sous la poussée. Elle foudroya du regard les hommes qui entraient. Ils s'arrêtèrent tous penauds, ne sachant quoi faire. Ils portaient un brancard. Un autre homme pénétra dans la grande pièce qui servait de maison à la marabout du village.
- Qu'est-ce que vous voulez ?
- Sle (Il est blessé, soigne-le!).
- Pourquoi ferais-je cela ?
Muoucht entra juste à ce moment-là pour traduire. Qunienka se tourna vers lui pour comprendre ce que la femme disait.
- Quiloma (C'est le prince neuvième Quiloma, tu dois le soigner !).
- Il n'a pas fait du bien à la ville. répondit la Solvette sans attendre que Muoucht traduise ces paroles.
- Tu comprends ce qu'il dit ? interrogea Muoucht
- Oui, le sens de leurs paroles est clair. Je ne suis pas prête à aider ceux qui sont capables de tuer comme cela.
Méaqui entra à ce moment-là. Il fit un signe à Qunienka qui lui résuma ce qui arrivait. Il prit la parole :
- Ftem (Femme, soigne-le et la paix régnera ou laisse-le mourir et la mort visitera tout ce village).
- Salaud ! dit La Solvette en faisant signe aux porteurs d'avancer.
- Tmi (Laisse deux groupes ici, pour surveiller, Qunienka !).
La Solvette se retourna brusquement, s'avança vers Méaqui, le fixa dans les yeux et articula froidement :
- Vous pouvez dire ce que vous voulez mais dans cette maison, c'est moi qui décide.
Elevant la voix, elle cria:
- Dehors, tous !
Le vent s'engouffra par la cheminée et souffla telle une tempête dans la pièce, poussant les hommes vers la porte. Méaqui avait pâli à l'apparition du vent. Luttant contre lui pour ne pas courir, il sortit quand même plus vite qu'il ne l'aurait voulu. La porte claqua toute seule derrière lui.
La Solvette, restée seule avec le blessé, s'approcha du brancard. Avec des gestes très doux, elle libéra les attaches et les couvertures, découvrant Quiloma inconscient. Il était brûlant de fièvre. Le sang séché formait de grandes traces brunes sur le blanc de son vêtement. Certaines zones suppuraient avec cet aspect humide et malsain qui fit faire la grimace à la Solvette. Ils lui avaient amené un quasi mourant. Elle découpa les vêtements fronçant le nez quand certaines odeurs la touchaient. Elle se posa la même question que Méaqui. Comment cet homme avait survécu avec de telles plaies au blizzard ? Elle fit un geste vers la cheminée, le feu se ranima. Elle poussa la paillasse vers le feu pour mieux voir. Le crammplac avait entamé le cou un peu, puis ses griffes s'étaient enfoncées dans la cage thoracique, éclatant les côtes. Les quatre lignes de griffures s'achevaient sous le nombril en ayant dilacéré la paroi du ventre. Elle continua à le dévêtir. Enlevant les vêtements souillés de sang, de sanies, d'excréments, elle le mit à nu. Elle porta le tas au feu, ne gardant que le gant gauche à cause de l'anneau de couleur teint au niveau du majeur. Elle regarda quelques instants les flammes dévorer joyeusement ce curieux combustible. Elle se retourna vers Quiloma toujours inconscient. Elle le trouva beau et fut choquée de pouvoir penser cela. Elle refoula cette impression et se concentra sur les soins qu'il nécessitait. 
59
Le surlendemain Quiloma était toujours vivant. Meaqui avait convoqué Qunienka et les survivants du groupe de chasse. Qunienka n'avait pas apprécié. Il aurait préféré entendre son supérieur donner sa version. Sans l'autorité de.son prince pour le protéger, il ne pouvait qu'obéir. Les hommes avaient dormi un jour entier. Il avait été attentif à ce qu'ils soient bien nourris. Il ne pouvait faire mieux pour eux. Ils se retrouvaient dans la grande pièce devant les deux princes. Le mot enquête n'avait pas été prononcé. Pourtant tout le monde y pensait. Le bilan était lourd... Cinq soldats n'étaient pas rentrés, un prince neuvième était entre la vie et la mort mais le plus grave était d'être sans nouvelle de Jorohery. Ni Méaqui, ni Qualimpo ne voulaient endosser la responsabilité de sa disparition. Les deux princes étaient assis le dos à un des murs, sur une des banquettes qui surplombaient un peu la salle. Qunienka se tenait debout à deux pas devant eux. Il regardait vers le centre de la pièce où étaient les cinq soldats. Ils avaient pris la position rituelle de la présentation. Un genou à terre, les deux poings fermés posés sur le sol, bras tendus, ils baissaient la tête en signe de soumission et de déférence. Qunienka sentit la colère monter en lui. Ce salut n'avait pas lieu d'être. Ils n'étaient que princes dixièmes et eux soldats d'un prince neuvième. Ils ne respectaient pas les convenances. Il se tut pourtant. Il ne voulait pas tenter l'épreuve de force. C'est Qualimpo qui avait exigé le salut complet. Méaqui aurait accepté le salut simple.
Dans la voix du konsyli survivant, Qunienka entendit vibrer la colère. Il pensa que la même colère les unissait face à ce qui était un manque de respect envers Quiloma. Voilà encore un fait qui n'allait pas rendre simple la cohabitation des phalanges. Il se concentra sur le récit que celui-ci faisait.
-... Nous sommes arrivés dans le bois sombre, mais le Bras du Prince Majeur avait disparu. Nous ne pouvions continuer sur nos planches. Le Prince Neuvième nous les a fait ôter. C'est alors qu'est arrivé un grand chambardement de branches et de troncs. J'ai su que le crammplac poilu arrivait. Il nous a dépassés sans s'arrêter. Nous avons couru alors que déjà les bruits de lutte se faisaient entendre devant nous. A notre arrivée sur la plateforme, le Bras du Prince Majeur avait disparu. Le Prince Neuvième s'est approché du précipice et c'est là qu'il a subi l'attaque du crammplac poilu. Il a pu éviter le pire mais il a perdu connaissance. J'ai vu où était tombé le Bras du Prince Majeur. Nul ne peut survivre à une chute de cette hauteur et il avait perdu un bras. Nous avons décidé de sauver le prince. J'ai fait les pansements et nous avons préparé la civière.
- Vous n'avez rien fait pour savoir où était le Bras du Prince Majeur ! aboya Qualimpo. C'est impardonnable. Vous auriez dû essayer de descendre pour le retrouver.
Le Konsyli garda le silence. Qunienka vint à son aide.
- Prince Qualimpo, vous avez raison. La topographie est la responsable. Le konsyli et son groupe n'étaient pas équipés pour l'escalade. Maintenant que la tempête s'est tue, je soumets à votre sagacité ma suggestion : qu'une demi-phalange parte avec ce konsyli pour retrouver l'endroit et entreprendre les recherches. Bien équipée, elle aura les résultats souhaités.
Qualimpo le fusilla du regard. Il allait répondre quand Méaqui prit la parole de sa voix de basse:
- Merci Qunienka de ta suggestion, mais avant tout j'aimerais entendre la fin du récit de ton konsyli. Comment ont-ils survécu avec un blessé grave, aussi peu de vivres et un temps de tempête ?
- Prince Méaqui, nous avons cru mourir plusieurs fois. La première fut à la sortie du bois sombre. Il y a là une traversée étroite en pleine pente. Nous n'avions qu'un but courir le plus vite pour sauver le prince.
Eéri ouvrait la route, Zothom suivait. Je suivais tirant la civière. Mlaqui poussait. Ivoho surveillait nos arrières. Le vent nous a déstabilisés. Nous sommes tombés. Eéri nous a sauvés. Il a eu le temps de bloquer la corde qui nous reliait sur une souche. Zothom a freiné sa chute quand la corde l’a tiré en arrière. Sur cette neige glacée, nos planches ne tenaient pas. Cela nous a pris des heures pour déchausser et remonter les quelques pas qui nous séparaient de Eéri. Quand nous avons pu nous regrouper la nuit tombait. Le froid devenait plus intense. J’avais gardé souvenance de notre chemin. Avant qu’il ne fasse tout à fait nuit, j’avais repéré la direction des rochers. Nous les avons atteints à la troisième veille. C’est à tâtons que nous avons retrouvé l’endroit où nous avions bivouaqué. Nous nous sommes posés là. Le vent et le grésil continuaient à tout balayer. Notre abri était précaire. J’espérais pouvoir repartir le lendemain. Nous avons installé le prince et c’est à ce moment que j’ai constaté la disparition de Zothom. Nous avons fait le compte des vivres. L’espoir nous a quittés. Même en nous rationnant sévèrement, nous n’avions plus assez pour faire face à la tempête. Lors de notre chute, les paquetages étaient tombés de la civière. J’ai fait coucher les hommes sur le prince pour le réchauffer. A l’aide des deux dernières capes qui nous restaient, Eéri et moi avons fait une cloison contre le vent.
J’ai supplié le Roi Dragon de nous venir en aide. Sans feu, sans vivre, avec quatre hommes pour toute escorte, un prince neuvième allait mourir. J’ai fait le serment de donner ma vie au Roi Dragon selon le grand rite s’il nous venait en aide.
- Tu sais à quoi tu t’es engagé, Konsyli ? demanda Qualimpo.
- Oui, Prince ! Je donnerai ma vie pour nourrir le Roi Dragon quand il se manifestera. Ce sera un honneur pour moi et les miens.
- Et quelle fut sa réponse ?
- Zothom est revenu. Il avait trouvé la dépouille de notre camarade mort. Il a récupéré son bardât et il nous a pistés.
- Dans la tempête ? Tu te moques de moi ? s’emporta Qualimpo.
- Non, Prince ! intervint Zothom. J’ai ce don de pisteur. Ma famille vient des terres hostiles du grand froid. Nous savons. Le Prince Quiloma m’a choisi parce que j’étais le meilleur de mon groupe.
- Tu oses me répondre sans que je t’interroge ! Tu mérites une punition. Je te ferai fouetter pour ton insolence !
- Permettez-moi d’intervenir, Prince Qualimpo, intervint Qunienka. Seul notre Prince peut prendre cette décision. Tant qu’il est vivant, il est le maître de nos vies.
- Il a raison Qualimpo, renchérit Méaqui. La loi est claire. Un prince de phalange est maître dans sa phalange. Seul un prince de rang plus haut peut intervenir. Quiloma est prince neuvième, ne l’oublie pas.
Qualimpo fit silence. La couleur pourpre de son visage rond parlait pour lui.
- Continue ton récit, Konsyli.
- Oui, Prince Méaqui. Zothom a ramené des vivres mais peu, des vêtements et de quoi faire du feu. Nous avions laissé des pierres à feu lors de notre passage. Nous les avons utilisées. Un jour passa, puis un deuxième sans que cessent les hurlements du vent de tempête. Au troisième jour, le roi Dragon nous a, une nouvelle fois, favorisés. Un troupeau de ses bêtes que les locaux nomment clachs, fuyant devant le crammplac poilu est passé au-dessus de nous. Nous avons senti la terre trembler à leur passage. La panique courait avec eux. Une bête est tombée de la falaise et s’est rompu le cou à quelques pas de notre abri, puis une deuxième s’est écrasée sur le rocher qui nous protégeait du vent. Le crammplac l’avait éventrée.
- Il n’est pas descendu récupérer sa proie ? demanda Qunienka.
- Non, c’est pour cela que j’y ai vu l’action du Roi Dragon. Nous avons profité de leur chaleur en les traînant dans notre abri. Ivoho les a dépecées et a enveloppé le prince dans les dépouilles chaudes. Le lendemain le vent a faibli. La neige tombait toujours mais Zothom et Eéri se sont relayés pour aller chercher du bois. Dans le sac que Zothom a retrouvé, il y avait des herbes pour les blessés. Elles ont permis au Prince de tenir. Une journée a passé. J’ai donné mission à Zothom de partir en éclaireur vers le village. Il a découvert une grotte mieux abritée et plus chaude. Nous avons mis une journée à l’atteindre avec la civière. Dans le ventre de la terre, silence et douceur régnaient. Le Prince fut installé, le mieux possible. C’est dans cet abri que nous sommes restés jusqu’à la fin de la tempête.
- Ton récit fera un beau chant, dit Méaqui. Je pense comme toi que le Roi Dragon a été favorable à Quiloma. D’ailleurs ne continue-t-il pas en lui fournissant le plus joli des marabouts que j’aie jamais rencontré ?
Un sourire apparut sur tous les visages, même sur celui de Qualimpo. Il se leva pour prendre la parole quand un de ses soldats entra dans la salle en disant :
- Celui qui est la Voix du Prince vient vous parler.
Il avait à peine fini de parler que le messager au col rouge pénétra dans la salle.
Les deux princes se levèrent. Méaqui fit un signe, tous sortirent sauf Qualimpo et Qunienka. Quand ils furent seuls avec le messager, ils firent le salut au Prince Majeur. Qunienka mit genou à terre pendant que Méaqui et Qualimpo mettaient leurs poings fermés à hauteur de poitrine.
- Ainsi parle le Prince par sa Voix que je porte.
Il s'interrompit perplexe, regarda autour de lui.
- Où est le Bras du Prince?
- Nous ne savons pas. Il est parti chasser les ennemis du Prince avec un groupe de la phalange de Quiloma et n'est pas rentré.
- Où est le prince neuvième?
- Il a été ramené mourant. Une marabout le soigne.
Le messager croisa les bras sur la poitrine. Le silence se prolongea. Il avait fermé les yeux, semblant regarder à l'intérieur de lui. Personne n'osait faire un geste. Seul la Voix du Prince pouvait reprendre la parole.
- Qui est le guerrier ?
Méaqui prit la parole :
- Il s'agit de Qunienka, second du Prince Neuvième.
De nouveau le silence s'installa. Le messager semblait écouter en lui.
- Moi, porteur de la Voix du Prince, j'ai à vous transmettre ce nouveau message. Le malheur est sur nous. Que mes princes valides et mes guerriers viennent jusqu'à moi pour m'aider dans la guerre qui est mienne. Apportez-moi l'Anneau s'il est retrouvé sans attendre. Grande est mon impatience. Que le prince neuvième reste avec ses troupes. Sa mission est de retrouver mon Bras dont je connais la force et la fidélité. Quand sa mission sera remplie qu'il vienne à moi. Telle est ma Parole, telle est ma Volonté.
Les deux princes et Qunienka dirent d'une même voix :
- Tels seront nos actes !
60
Chan alerté par Sstanch, se précipita pour voir partir les extérieurs. Il regarda très satisfait partir les guerriers de la mort.
- Ils partent tous ?
- Je ne crois pas, Chef de ville. Je ne vois que deux colonnes. Si j'ai bien compris Muoucht. Les premiers arrivés restent car leur chef est blessé.
- Il est pas encore mort ?
- Non, la Solvette s'en occupe.
- On pourrait peut-être l'aider.
- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Ceux qui restent seraient capables de raser la ville.
- Knam ! On ne s'en sortira jamais.
- La bonne nouvelle est qu'ils semblent se désintéresser de la clairière.
- Allons chez les sorciers. Peut-être pourra-t-on faire la fête des rencontres ?
Les derniers extérieurs passaient la porte quand Chan et Sstanch descendirent vers la maison Andrysio. Chan se mettait à rêver de revenir à une vie normale. La fête des rencontres était fondamentale dans la vie de la ville. Pendant deux jours pleins, on oubliait l'hiver et le froid. Les couples se formaient, ou se déformaient pour se refaire différemment. Passée cette date, les enfants conçus naîtraient au printemps avec les premières récoltes. Si la cérémonie de la Boucle Noire représentait le départ d'un nouveau cycle, elle était un hommage au combat des Dieux. La fête des rencontres était celle de la vie qui repart. Elle servait aussi à régler les problèmes de la communauté. Les couples étaient libres de se séparer et de se refaire. Chan savait qu'après chacune de ces fêtes, il lui fallait reconnaître et écrire sur le grand mur de la maison commune les nouvelles alliances et les mouvements des biens qui suivaient invariablement le mouvement des hommes. Avec la présence des étrangers, il espérait un faible nombre de conflits. Il n'était jamais facile de régler au mieux les tensions qui apparaissaient à ces moments-là. Quand le temps était bon, un grand feu était fait dans la clairière de la dislocation pour inviter tous les défunts à venir se mêler aux chants des vivants. Certains racontaient que parfois, on voyait danser les flammes et qu'on pouvait y reconnaître tel ou tel disparu. Les sorciers, maîtres dans l'art divinatoire, interprétaient ces arabesques et délivraient les messages des esprits des défunts. Encore fallait-il qu'ils ne déclarent pas la clairière impure.
Quand ils arrivèrent à la maison Andrysio, ils entendirent des éclats de voix. Sans comprendre les paroles, ils reconnurent Natckin mais pas le deuxième dont le timbre plus grave ne portait pas à travers la porte. Ils frappèrent à la porte. L'échange s'arrêta. Un disciple vint leur ouvrir. La porte s'entrebâilla doucement et s'ouvrit en grand quand il les reconnut.
- Je vous annonce, Maître de ville.
Chan et Sstanch attendirent derrière la porte. Cela leur permit de s'accoutumer à la luminosité dans la maison. Chan s'en rappelait l'aspect avant l'arrivée des guerriers de la mort. La porte s'ouvrait dans une grande pièce avec de nombreuses portes permettant d'accéder aux espaces privés de chacun des membres de la famille. Aujourd'hui, la grande pièce avait été divisée en plusieurs espaces avec des palissades. Le disciple portier revint les chercher.
Partout où portaient les yeux de Chan, il y avait du désordre. Ils passèrent devant un espace à droite où étaient entassés ce qui lui sembla être des vêtements de cérémonie. Quelques disciples les manipulaient avec beaucoup de précaution. Il n'eut pas le temps de s'appesantir que déjà un autre espace se dévoilait à lui. C'était la cuisine, puis vint une espèce de dortoir et sur la gauche, près de la fenêtre qui donnait sur la vallée et près de laquelle la patriarche Andrysio aimait à se tenir, il vit Natckin. Avec lui se tenait Tonlen, toujours aussi droit et aussi raide mais dont le teint empourpré signalait qu'il était un des interlocuteurs dans la dispute. Chan pensa que le sujet devait être particulièrement sensible pour qu'il les ait entendus depuis la rue.
- Ah ! Maître de Ville Chan, C'est un honneur de vous voir ici, dit Natckin avec un sourire un peu forcé.
- Je suis désolé de vous déranger dans vos activités. Je pense à la fête des rencontres...
- Je ne sais si nous pourrons l'organiser.
- On ne peut pas ne pas la faire !
- Venez avec moi, Maître de ville, que je vous montre nos pauvres installations.
Natckin se dirigea vers le fond de la pièce. Tonlen sembla se renfrogner mais ne dit rien. Sur un geste de Chan, Sstanch resta avec. Tasmi comme toujours emboîta le pas à Natckin.
- Il nous accompagne ? demanda Chan.
- Je ne peux rien faire, c'est Kyll qui me l'a donné pour que je le forme. J'ai beau lui répéter qu'avec les évènements, il est dispensé de me suivre, il ne fait que redire que le Maître Sorcier lui a donné la mission de se former en devenant mon disciple personnel.
S'adressant à Tasmi, il lui dit :
- Reste en arrière. Tu n'as pas à entendre. Tu n'es pas encore prêt à cela.
- Oui, Maître Natckin. Comme vous voudrez, Maître Natckin.
Levant les yeux au ciel, Natckin poussa la porte qui séparait la maison d'habitation de la grange. Chan le suivit et Tasmi ferma la marche. Le froid se fit vif. L'odeur des provisions et du fourrage pour les bêtes emplit l'air. Chan vit qu'on avait dégagé une partie des gerbes pour laisser libre un grand espace. Natckin fit signe à Chan d'avancer et s'adressant à Tasmi, il dit :
- Toi, tu gardes la porte. Que personne ne nous dérange.
Se dirigeant vers le fond de l'espace dégagé, il s'assit sur un banc. Chan le rejoignit. Tasmi croisa les bras sur la poitrine et prit un air aussi imposant qu'il put devant la porte.
- Regarde, Chan, dit Natckin d'un ton las. J'ai essayé ici de refaire un espace sacré pour nous servir de Temple. Tonlen, le maître des cérémonies n'est pas d'accord. Il dit qu'on ne peut rien en dehors des lieux consacrés. Je finis par penser qu'il a raison car nous n'arrivons à rien. Chacune de nos tentatives est un échec.
- Oui, mais la fête des rencontres ?
- Pour qu'elle se déroule sous de bons auspices, nous devons la préparer par de nombreux rites. Sinon les esprits peuvent se mettre en colère contre nous. Le père de ton père a vécu une fête des rencontres mal préparée. C'est l'ancien Maître sorcier qui nous l'a racontée. Il était encore jeune et l'hiver avait été difficile. Le Maître Sorcier de l'époque avait fait beaucoup de rites divinatoires et avait brûlé tant de bois odoriférant qu'il a manqué dans les préparations de la fête des rencontres. La fête avait mal tourné avec une tempête brutale qui l'avait interrompue et puis il n'y avait quasiment pas eu d'enfants ce printemps-là. Et aujourd'hui les conditions sont pires. Nous n'avons pas de bois, ni d'herbes pour les rites, nous avons perdu beaucoup de nos habits sacrés et par-dessus tout, nous avons perdu le Temple et la clairière a été souillée. Je ne sais pas purifier un lieu. Tonlen se refuse à essayer. Il a trop peur de fâcher les esprits.
- Tu veux dire que tu ne connais pas les rites.
- Non, Maître de ville, je ne connais pas les rites car il n'y en a pas. Nous n'avons aucune trace des rites de consécrations du Temple ou de la clairière. Nos écorces mémoires ont été brûlées. Nous sommes comme des poulets sans tête, nous courons en tous sens, nous nous agitons mais rien ne se passe.
- Et le Maître Sorcier Kyll, l'a-t-on retrouvé?
- Encore un mystère, Maître de ville. Nul ne sait où il est. L'équipe que j'ai envoyée pour le chercher n'est pas rentrée. Avec la tempête, je crains le pire.
- D'accord, mais lui saurait-il ?
- Peut-être. Ses connaissances sont sûrement supérieures aux miennes dans ce domaine.
- Bon, je vais donner des ordres pour qu'on le retrouve.
- Je ne crois pas qu'il ait pu survivre. Il a fait trop froid. Sans provisions, sans chauffage, il est probablement parti rejoindre les grands ancêtres.
- Tu es le nouveau Maître Sorcier, alors ! Tu peux donc décider.
- Ce n'est pas si simple ! Nous ne savons pas où est son corps. Il faut lui donner une sépulture correcte et accompagner son esprit dans le passage des morts. Ce n'est qu'une fois ce devoir accompli que je pourrais prétendre au titre de Maître Sorcier.
- On ne peut pas s'en sortir.
- Je suis bien d'accord. C'est pour cela que je proposais à Tonlen de tenter de faire une grand rite dans cet espace pour...
Natckin s'interrompit. Il resta la bouche ouverte, regardant devant lui semblant ne pas comprendre. Chan mit quelques instants avant de regarder ce qui pétrifiait le sorcier. Comme Natckin, il resta bouche bée.
Tasmi s'avançait vers eux en marchant mais sans toucher terre. D'ailleurs, il ne marchait pas, il lévitait à un pied du sol. De ses yeux, on ne voyait plus que du blanc. Il leva doucement le bras, pointant le doigt vers Natckin.
Violemment la porte s'ouvrit, Tonlen entra en courant :
- Je ne peux être d'accord...
Il s'arrêta brusquement devant le tableau. Tasmi se retourna d'un bloc.
- Par la bouche du seul disciple qui fasse encore ses exercices, je m'adresse à vous. Maître officiant Tonlen, vous êtes dans l'erreur. Le Temple n'est pas le seul endroit pour les rites.
- Mais qui es-tu, esprit qui possède Tasmi ? demanda Tonlen
- Je ne suis pas un esprit mais le Maître sorcier Kyll.
- Maître Sorcier, nous avons tout perdu !
- Oui, enfants du Temple, tout semble perdu et le malheur est sur notre ville. J'ai vu ce qui est arrivé à la famille d'Andrysio.
Tasmi se retourna vers Natckin.
- Toi, Maître parmi les sorciers, même si tu doutes, remplis le rôle qui est tien. Tu es sur la bonne voie, celle qui purifie. Tu voulais la place du Maître Sorcier, tu en supporteras la charge pour la ville.
Natckin ouvrit des yeux exorbités et tomba à genoux.
- Maître Sorcier Kyll, je me suis montré incapable de défendre le Temple, je ne suis pas digne...
- Non, Natckin, tu n'es pas digne, mais personne ne l'est.
Chan regardait cet échange complètement tétanisé. Tonlen qui restait lucide, demanda :
- Qui nous prouve que tu es celui que tu dis et pas un esprit qui profite de notre faiblesse?
Tasmi de nouveau pivota sur lui-même.
- Je vous reconnais bien là, Maître officiant. La réponse à votre question est dans cette maison même. Sous vos pieds, il y a une cache. Rappelez-vous la disparition du rouleau d'écorces sacrées qui avait tant ému notre vénéré Maître Sorcier que j'ai accompagné. Creusez et vous trouverez.
De nouveau Tasmi pointa son doigt vers Natckin :
- Sois mon représentant ici. Fais reprendre la discipline du Temple dans cette maison. J'ai fait un rite de divination. Prépare la fête des rencontres. Elle est vitale pour notre ville. Je reprendrai contact avec vous quand viendra le moment.
- Maître Sorcier, où êtes-vous ?
La question resta sans réponse. Tasmi s'effondra au sol. Tolen se précipita. Se penchant sur lui, il l'examina.
- Alors ? demanda Natckin.
- C'était bien une possession. Difficile de dire si c'était vraiment le Maître Sorcier.
- Il a donné un signe, il n'y a qu'à creuser là.
Chan s'approcha des deux sorciers.
- Excusez-moi, Maîtres sorciers, mais je crois que j'en ai assez vu pour aujourd'hui. Je reviendrai pour discuter de la fête des rencontres.
- Maître de ville, dit Natckin, tu as entendu le Maître Sorcier Kyll. Cette fête doit avoir lieu. Je ne sais pas comment nous allons la préparer, je ne sais pas où est le Maître Sorcier, mais je sais qu'il est présent avec nous et j'ai foi en ses paroles.
Chan salua les sorciers et se retira. Sstanch quand il le vit, fut pris d'inquiétude :
- On dirait que vous avez vu un fantôme !
- Presque, Sstanch, presque.
61
Son ventre lui faisait mal. Peut-être allait-il mourir? De sa langue rouge et bifide, il lécha la plaie. La pierre l'avait frappé là où son ventre n'avait pas encore de carapace. Depuis ce jour maudit, il s'était réfugié dans la profondeur de la caverne. Heureusement, il l'avait trouvée avant la blessure. Face au soleil, l'entrée surplombait une falaise. Les vents n'arrivaient pas jusqu'au fond de ce bout de vallée. Elle était idéale pour en faire son repaire. Son regard se posa sur l'Anneau. Ses yeux brillèrent encore plus, prenant la couleur de l'or en fusion. Il en ronronna de plaisir. Maudite soit la blessure, mais béni soit l'Anneau, son premier trésor. Il laissa son esprit vagabonder. Son premier souvenir conscient lui revint en mémoire :
- Viens, je suis arrivé !
Il entendait encore ce cri résonner dans sa tête. C'était plus qu'un ordre. Il avait déployé ses ailes encore humides et était parti sans se retourner. Il était tellement pressé de répondre qu'il avait oublié d'où il venait et ce qui précédait. C'est à peine s'il avait gardé comme une impression de bruit de fracture, et de morceaux d'écailles qu'il avait brisées pour se libérer. Le vent était grisant. Il avait tout de suite aimé le vol. Cela aurait duré des heures si son œil n'avait pas repéré le troupeau. Ça n'avait pas de nom mais il était sûr que c'était bon à manger. Il avait attrapé une des plus petites bêtes dans ses griffes. Les autres avaient fui. Heureusement, car il n'avait pas réussi à redécoller avec une telle charge. Le goût de la chair chaude et saignante ne fit que lui donner envie de recommencer. Plusieurs jours passèrent à ces plaisirs. Les bêtes ne comprenaient rien. Elles fuyaient mais toujours trop tard et le lendemain, elles étaient revenues. De jour en jour, il se voyait grandir et prendre des forces. Il avait presque oublié le premier cri quand de nouveau, il occupa sa conscience :
- Viens !
C'était un impératif. Laissant le troupeau et ses agapes, il reprit son vol. Sans avoir appris, il savait. Il sentait, l'appel venait de là-bas. S'il avait bien forci, il manquait d'endurance. Un autre troupeau détourna son attention. Il attaqua. Il apprit douloureusement que les coups de cornes font mal. Il eut une patte endolorie plusieurs jours. Il bénit sa carapace noire qui l'avait protégé. Sans elle, il aurait été blessé comme par cette lumière qui avait explosé dans la nuit alors qu'il venait chercher l'Anneau. Il tata son ventre. Non, il ne mourrait pas. La plaie suintait plus qu'elle ne coulait. Il avait quand même très mal, trop pour voler dans ce temps de vent et de neige. Il n'avait rien mangé depuis des jours et la faim le tenaillait. Il se dit que bientôt, il pourrait reprendre ses vols. Il se retourna serrant l'Anneau dans ses griffes. Il pensa qu'il lui faudrait trouver une cachette digne de lui, en attendant l'arrivée de celui qui l'avait appelé. Il se laissa aller au sommeil.
Dans la demi-conscience de sa somnolence, il revécut les vols au-dessus des terres gelées où couraient de délicieuses proies. Qu'il fasse jour ou qu'il fasse nuit, son œil était attiré par leurs mouvements prémisses de festin. Quand il était arrivé au lieu de l'origine de l'appel, l'appelant avait disparu. La morsure de la déception lui serra à nouveau le cœur. La rencontre n'aurait pas lieu. Il resta à proximité ne sachant quoi faire. La réponse était venue curieusement. Alors qu'il cherchait des proies pour rassasier son inextinguible faim, il les avait sentis. La sensation était nouvelle. Il n'était plus seul à penser. Il existait d'autres êtres pensants. Il se tint à distance, mais pas trop, essayant de comprendre ce qu'il ressentait. Leurs pensées avaient un goût étrange. Certaines étaient désagréables, d'autres chatouillaient agréablement, mais toutes parlaient du danger à s'approcher. Il avait pris ses distances. Un troupeau bien savoureux l'avait aidé. Il s'était abattu sur une belle prise, lui brisant le cou d'une seule morsure. C'est alors qu'il s'aperçut de la présence. Ce n'était pas l'appelant, mais sa parole était claire et calme :
- Bonjour, Seigneur Dragon. Mon vieux cœur est en joie de t'avoir vu. Je suis un être debout. Mon nom est Mandihi.
Tout en dévorant son repas, il avait regardé l'être debout. Ça n'était pas bien gros, pourtant son instinct lui disait de se méfier de ses semblables.
- Tu as raison, Seigneur Dragon, si je suis un être de paix, nombreux sont mes frères de guerre.
Il pensa que ce Mandihi le comprenait.
- Tu as raison encore, Seigneur Dragon, je peux te comprendre. J'ai lu le grand livre de la nature. Il m'a dit que je te verrais avant que de rejoindre mes ancêtres. Sais-tu ton nom?
- Je suis moi, être debout. Cela me suffit.
- Viendra un jour, où tu voudras un nom. Alors il te faudra l'Anneau et son porteur...
Il avait beaucoup appris avec Mandihi. C'est par lui qu'il avait entendu parler de l'Anneau, de l'enfant et de la chasse. C'est encore lui qui lui avait parlé de Quiloma le maître des chasseurs. Il avait découvert qu'en pensant à Quiloma, il pouvait sentir vers où aller. Mandihi lui avait encore révélé bien des choses. Il avait enregistré tout cela et bien d'autres pensées non dites qu'il avait perçues. Mandihi l'avait guidé jusqu'à une grotte.
- Ici, ont vécu ceux qui furent. Leurs Noms sont gravés sur cette paroi.
Plus que les symboles des êtres debout, il avait communié avec l'esprit de ceux qui avaient été comme lui et qui avaient vécu ici. Si beaucoup de vérités lui furent révélées, d'autres attendraient qu'il revienne avec l'Anneau et son porteur. C'est en sortant de la caverne qu'il avait entendu l'appelant appeler. Il tourna brusquement la tête vers la région du soleil levant. Le geste n'avait pas échappé à Mandihi.
- Ton destin appelle ?
- J'entends son cri. Adieu, toi qui fus lumière pour ma nuit.
- Je pourrai partir en paix, Seigneur Dragon, puisque j'ai accompli ce qui doit l'être.
Il avait décollé sans se retourner. Il pensa à l'appelant mais aussi à la chasse, aux chasseurs, à Quiloma. Tout semblait lié mais il ne savait pourquoi. 
62
Dans le petit matin, les deux hommes se glissaient d'ombre en ombre. Ils rasaient les murs, évitant les rafales de vent, mais restant à l'aguet. Ils s'arrêtèrent plusieurs fois pour laisser passer des patrouilles d'étrangers, de ces démons blancs à qui ils devaient d'être là.
- Ça va ?
- Ça ira mieux quand on sera arrivés!
L'homme qui avait répondu à voix basse, s'était appuyé sur le mur. Il reprenait son souffle.
- On est bientôt arrivés.
Le deuxième homme remit son bras sous les épaules de son compagnon et il l'aida à se remettre debout. Ils continuèrent leur progression. Heureusement, ils descendaient, ce qui rendait la marche plus facile. Boîtant bas, accroché à son jeune aide, Bartone, un des fils de la maison d'Andrysio, se dirigeait vers la maison de la Solvette. Comme ceux de sa famille, il avait eu une rencontre désastreuse avec les démons blancs. Dans les grottes de machpes, il avait voulu s'opposer à un de ces trios patrouillant dans les couloirs. Un coup d'épée l'avait mis au sol. C'est l'intervention de Sstanch qui lui avait probablement sauvé la vie. Celui-ci bénéficiait d'un certain respect des étrangers, respect fondé sur sa qualité de combattant. Il avait aussi demandé à Muoucht de lui enseigner quelques rudiments de leur langage. S'entendre interpeller dans leur langue avait bloqué l'action des soldats blancs. Sstanch avait ensuite hurlé sur Bartone et son groupe les obligeant à reculer dans un couloir latéral. La patrouille était repartie sans chercher à aller plus loin.
Aux reproches de Sstanch avaient répondu la rancœur et la haine de Bartone. Bistasio était intervenu avec quelques autres pour éviter qu'ils n'en viennent aux mains. Une fois la tension retombée, Bartone avait senti ses jambes le lâcher. Bistasio l'avait une première fois soutenu. L'examen de la plaie lui avait fait faire la grimace. Le sang poissait le tissu sur le flanc. Sans expérience de ce genre de plaie, ils prirent peur.
- Faut aller voir la Solvette, sinon ça va mal finir.
- Mais non, Bistasio, ça va passer. Je vais aller m'allonger un peu.
- Vous êtes le dernier de la maison d'Andrysio. On ne peut pas courir ce risque.
La fatigue aidant, Bartone s'était laissé convaincre d'aller voir la Solvette. Arrivant près de sa maison, se posa la question de la présence de gardes en raison de celui qu'elle hébergeait. Bistasio aida son maître à s'asseoir sur un muret.
- Je vais aller voir et je reviens vous chercher.
Bartone répondit d'un geste las de la main, lui faisant signe de partir. Quand Bistasio tourna pour s'engager dans la ruelle de la Solvette, il marqua un court arrêt. De chaque côté de la porte, il y avait des gardes. Comme toujours avec un parfait ensemble, ils firent face. Il s'avança lentement, les mains en avant paume en l'air pour montrer qu'il ne portait pas d'armes, puis faisant des signes vers la porte en disant :
- Je viens voir la Solvette ! Je viens voir la Solvette !
Les lances se mirent en travers de son chemin. Bistasio sentit la sueur lui couler dans le dos. Il continua d'avancer quand même, il ne pouvait pas laisser Bartone dans cet état. Les lances se firent plus menaçantes. Il avança montrant ses mains vides et criant presque sa demande. Quand le fer de lance toucha sa poitrine, il s'arrêta.
- Mais ça va pas ! hurla la voix de la Solvette.
Les gardes se retournèrent comme un seul homme. Dans sa robe couleur feuilles d'automne, venait de surgir la propriétaire des lieux. Ses yeux étaient d'un noir profond comme la parure des charcs qui semblaient arriver de partout comme par magie. Devant cette apparition, les gardes laissèrent la place.
- Ça ne vous suffit pas de rester plantés là, il faut en plus que vous fassiez peur à tout le monde !
Même s'il ne comprenait pas le sens des paroles, le ton était clair. Baissant la tête devant cette marabout dont la rumeur amplifiait les pouvoirs, ils se réfugièrent à l'opposé de la Solvette et de Bistasio.
- Alors qu'est-ce que tu veux ?
Le ton n'avait pas changé. Bistasio avala sa salive :
- C'est pour Bartone, il est blessé.
- C'est pas possible, ils ne sauront jamais se tenir tranquilles dans cette maison ! Amène-le !
- Mais les gardes ?
- Quoi les gardes ? cria la Solvette, Ils vont se tenir tranquilles, les gardes, ou ils auront affaire à moi.
D'un doigt impératif, elle fit un geste vers les charcs. Aussitôt, tout un groupe se posa sur la route entre les gardes et eux. Se tournant vers Bistasio qui regardait la scène avec des yeux ronds, elle ajouta :
- Bon, tu vas le chercher ?
Il partit en courant vers le bout de la rue chercher Bartone. La Solvette fit demi-tour et pénétra dans la maison. Les gardes blancs ne firent pas un geste quand ils virent apparaître Bistasio soutenant Bartone. Ils ne reprirent leurs place que lorsque les deux hommes eurent passé le seuil de la porte et que les charcs eurent décollé.
Dans la pénombre, la Solvette semblait occuper toute la place. Elle donnait des soins à l'un ou l'autre blessé qu'elle n'avait pu remettre à sa famille.
- Mets-le là ! dit-elle en désignant un grabat. Alors Bartone, qu'est-ce que tu as fait ?
D'une voix altérée par la souffrance, il répondit:
- C'est ces maudits qui m'ont fait ça.
Elle ne répondit rien, mais entreprit de le déshabiller. Bartone, le plus jeune fils de la maison Andrysio ne devait son salut qu'à son absence avec Bistasio et deux autres serviteurs, au moment de l'attaque. La plaie n'était pas belle. Celui qui avait porté le coup savait ce qu'il faisait. Les bords étaient déchiquetés. La cicatrisation serait longue. Le plus inquiétant venait du saignement qui ne s'arrêtait pas. Elle le fit passer de la position assise à la position allongée. Prenant des mousses et des herbes, elle fit un emplâtre qu'elle appliqua sur le flanc de Bartone. Avec l'aide de Bistasio, elle fit un bandage.
On entendit crier dans la pièce d'à côté. La Solvette aida Bartone à se remettre allongé :
- Ne bougez pas je reviens.
Quiloma criait dans son sommeil. D'ailleurs était-ce un sommeil ou cet état qui précède la mort? La Solvette ne savait plus quoi penser. Les plaies faites par le crammplac cicatrisaient mal avec une lenteur étonnante. La fièvre ne quittait pas le blessé. Elle essayait de ne pas perdre espoir. Elle ne savait pas quoi faire de plus mais ne voulait pas baisser les bras. Plusieurs fois par jour elle le pansait et baignait le front couvert de sueur. Elle s'approcha pour voir ce qui lui arrivait. Il était une nouvelle fois brûlant. Elle changea le linge mouillé sur le front. Elle fronça les sourcils en voyant les pansements souillés. Ils devaient être changés plus tôt que prévu. Entendant un bruit, elle se retourna. Bartone était à la porte et regardait appuyé sur le chambranle.
- Comment pouvez-vous soigner un tel monstre ? Moi, je l'aurais achevé !
La Solvette s'approcha de lui.
- Il vaut mieux que vous sortiez, lui dit-elle en le prenant par le bras. Bartone se laissa faire mais la colère brillait dans ses yeux. Bistasio vint l'aider à allonger Bartone qui pâlissait à vue d'œil. La Solvette les guida vers une alcôve libre. Sa maison était bien occupée par des blessés qui demandaient des soins que personne ne pouvait leur donner ailleurs. Le travail dans les grottes ou, maintenant, la confrontation avec les étrangers fournissaient son lot de plaies qui nécessitaient son savoir-faire. Elle installa Bartone, lui fit boire une tisane calmante et retourna s'occuper de Quiloma.
63
Le maître de ville était à peine sorti que Natckin lança les ordres pour faire creuser. Il voulait savoir.
Les apprentis arrivèrent bientôt avec quelques outils. Ils commencèrent à creuser le sol au hasard.
Tonlen les arrêta.
- Attendez ! cria-t-il.
Les gens s'arrêtèrent, qui les bras en l'air, qui en plein effort.
- Vous ne savez pas ce que vous faites. Le Maître Sorcier n'a pas demandé que vous détruisiez la maison. Il faut d'abord réfléchir au message. Ce qui est sûr : la volonté du Maître Sorcier est que nous reprenions les exercices. Alors que tous ceux qui n'ont pas de travail précis se mettent à leurs exercices. Que les autres remplissent leur tâche. Et nous, nous devons nous concerter avec maître Natckin.
Natckin ne dit rien, laissant Tonlen imposer sa volonté. Quand tous furent sortis, il s'attendait à des remontrances de la part du maître des cérémonies. Celui-ci s'approcha de lui et le surprit en lui faisant le salut réservé au Maître Sorcier.
- J'ai entendu le Maître Sorcier donner sa volonté, Maître en second Natckin. Vous devez occuper cette place pour nous. Sans maître cette communauté ne peut que se détruire. Sans rites, elle ne peut survivre. Nous n'avions aucun espoir et voilà que notre Maître Sorcier vient nous rendre l'un et les autres. Vous l'avez entendu, il a fait un rite de divination et cela hors du Temple.
- J 'ai entendu, Maître des cérémonies, mais nous ne savons pas où creuser pour trouver le signe.
- Le signe est déjà donné. Le vrai Maître Sorcier a parlé, j'en suis sûr. Quant au rouleau, s'il n'a pas donné de précisions, c'est parce que nous devons savoir où il est.
- Mais je ne sais pas, moi !
- Que vous manque-t-il pour savoir?
Natckin ne sut quoi répondre. Tonlen alla chercher Tasmi et le plaça à côté de Natckin.
- Voyez la sagesse du Maître Sorcier. Il vous adjoint un disciple pour que vous puissiez remplir votre fonction quand viendrait le moment. L'instant est là.
Se tournant vers Tasmi, il lui dit :
- Où creuserais-tu ? Ne réfléchis pas, mais sens en toi le lieu.
Celui-ci se sentit important tout d'un coup. Il se laissa aller à faire ce qu'il fallait pour bien tenir son rôle. Il ferma les yeux en prenant l'air inspiré. Il jouissait de l'idée de ces deux maîtres pendus à ses lèvres. Puis la réalité s'imposa à lui. Il ne savait pas non plus. La peur le gagna. Qu'allait-il pouvoir dire? Ses yeux affolés se mirent à chercher une sortie. Promenant son regard de droite et de gauche, il luttait contre la panique qui arrivait en lui par vagues successives. Le malheur allait le poursuivre. Il allait trahir la confiance de ses maîtres en ne sachant pas répondre. Une cache, il lui fallait une cache pour disparaître aux regards de ceux qui allaient le juger incapable. C'est à ce moment-là qu'il vit la lueur, ou plus exactement comme une lumière qui semblait irradier du pas de porte.
- Là, c'est là, hurla-t-il en désignant le seuil de la grange.
Sur un signe de Natckin, un assistant se précipita. Le sol était dur, tassé par le passage répété des hommes et des bêtes. On n'entendit pendant un moment que le bruit des outils et les « Han! » de ceux qui creusaient. Il y eut un craquement. Les mouvements se ralentirent. On dégagea des solives. L'assistant regarda Natckin avant de les dégager. D'un signe de la tête, il donna son accord. Sous la cloison de bois, ils découvrirent des rouleaux. Le cœur de Natckin fit un bond dans sa poitrine. Des rouleaux sacrés!
Les autres participants avaient reculé en voyant le cylindre de bois. Tonlen, au contraire, s'était approché. Natckin lui jeta un regard interrogatif.
- Je pense qu'il faut le traiter comme ceux du Temple. Je comprends mieux le malheur qui a frappé la maison d'Andrysio s'ils détenaient un tel rouleau contre toutes les règles.
Natckin dégagea avec beaucoup de respect et de précaution le cylindre de bois. Tous les présents mirent genoux à terre. Le couvrant de son habit pour le soustraire à la vue, Natckin se dirigea vers la pièce qui lui servait de logement. Tonlen lui emboîta le pas. Tasmi courait devant pour prévenir. Tous les sorciers, apprentis, disciples ou maîtres, pliaient les genoux sur le passage. Ce fut comme bon feu dans le grand froid de l'hiver. On retrouvait l'espoir d'un mieux. 
64
Méaqui poussait avec entrain sur ses bâtons. Ils rentraient. Qualimpo le suivait. Il était un peu moins joyeux. Ils rentraient mais le Bras du Prince n'était pas là. Il pensait aussi que la guerre les attendait. Si le Prince Majeur les rappelait, il supposait que la campagne contre les Gowaï allait mal. Il n'avait jamais participé à une bataille en tant que prince à la tête d'une phalange. Pour lui, ce début de commandement ne se passait pas comme il l'avait rêvé. Autant être parti avec Jorohery pour une mission était un honneur, autant revenir sans lui et sans l'anneau lui évoquait le déshonneur. Il pensait aussi que la vie était plus légère loin de Jorohery. Heureusement, le mouvement régulier et rapide qu'imposait Méaqui le satisfaisait. Les deux phalanges couraient côté à côte. Ils avaient laissé derrière eux les serviteurs qui rentreraient à leur rythme. Sans faire la course, ils se stimulaient sérieusement. Leur progression était rapide. Le temps était froid mais beau. Ils iraient plus vite qu'à l'aller. Qualimpo avait hâte de retrouver son pays.
Du haut du col, le groupe des serviteurs regardait les deux phalanges prendre de la vitesse et de la distance. Même sans les guerriers, Mitsiqui n'avait pas peur. Ils arriveraient à bon port. Leur chemin ne croisait pas de zone en guerre. Il goûtait ses instants rares. Serviteurs sans maître à servir, il pouvait se laisser aller avec ceux qui étaient comme lui. Le Macoca portait presque toutes les affaires, ce qui allégeait leur marche. Ils allaient vivre de bons moments. Ils avaient des provisions et pas d'ordre. Mitsiqui savait que même sans traîner, son groupe n'allait pas se presser. Les choses sérieuses ne reprendraient qu'en arrivant.
Un jour était passé. La phalange de Qualimpo était arrivée avant celle de Méaqui au bivouac. Qualimpo fit le tour de son campement pour prévenir ses hommes. Il leur confirma que Méaqui n'avait pas apprécié. A leur sourire, il n'eut pas besoin d'ajouter que, pour la journée de demain, le rythme serait le même. Pendant ce temps Méaqui faisait de même, menaçant ses hommes de sanctions s'ils ne tenaient pas leur vitesse.
Qualimpo se préparait encore quand il vit partir l'autre phalange. Il jura et fit passer l'ordre de départ. Sa mauvaise humeur dura jusqu'au col. Arrivant avec les premiers, un konsyli de l'avant garde lui montra la phalange de Méaqui non loin de là. Alerté, il fit mettre ses hommes en ordre de combat. Quelque chose n'allait pas. Ce qu'il voyait montrait que Méaqui s'était préparé à se battre. Les deux phalanges firent jonctions sans que rien de mauvais n'arrive.
- Que se passe-t-il ? demanda Qalimpo à Méaqui.
- Regarde là-bas, répondit ce dernier en désignant la vallée vers la gauche.
- Je ne vois rien d'anormal.
- Les charcs !
Qualimpo concentra son attention sur les oiseaux. Il y en avait trop.
- Ils ne sont pas sur notre route.
- Non, mais ce n'est pas un bon signe. Quelque chose les attire.
- Oui, la mort.
- Ils sont plus nombreux que sur un champ de bataille. Je n'ai rien vu qui puisse en attirer autant.
- Il n'y a qu'à continuer, ils ne nous gênent pas.
- Rappelle-toi la légende du Prince qui ne voulait pas croire aux signes et comment il a mal fini. Ce que tu vois là est un signe. A nous de l'interpréter. Appelle ton second, nous allons tenir conseil.
Les deux phalanges se mirent en place, prêtes à toute éventualité. Au centre du dispositif, les deux princes dixièmes et leurs seconds tenaient conseil.
Les premières patrouilles étaient rentrées sans rapporter de signes de danger.
- Je crois que nous allons pouvoir continuer, dit Qualimpo
- Puissiez-vous dire vrai, mon Prince, dit son second Miaro. Je suis comme le prince Méaqui, je n'aime pas voir ces oiseaux de malheur.
- Je préférerais les fuir. Ils ne nous coupent pas la route, dit Lozadi.
- Je serais comme toi, dit Méaqui, si un marabout ne m'avait prédit avant le départ que je les verrais et que j'aurais à prendre la bonne décision pour que l'avenir soit.
- Mon prince, comment décider avec aussi peu d'éléments ? reprit Lozadi.
- Je propose que nous attendions les dernières patrouilles. Si nous n'avons rien de plus, nous repartons. Le Prince Majeur nous attend.
Ils se séparèrent sur ces dernières paroles.
Le groupe des serviteurs descendait du col quand arriva la dernière patrouille.
- Parle Konsyli.
- Mon Prince, nous avons poussé suivant les ordres, aussi loin que possible. Nous avons pénétré dans le bois. Les arbres sont couverts de charcs sauf sur une étroite zone. Nous avons suivi cette ligne. Ils nous ont regardés sans bouger. Nous avons continué à progresser. Et puis Gara a voulu se soulager. Il s'est éloigné de quelques pas sur la droite. Les charcs ont attaqué. Une fois revenu près de nous, ils sont repartis se percher de part et d'autre. J'ai fait faire plusieurs tentatives sans plus de succès. On dirait qu'il existe un chemin où l'on ne risque rien. J'ai fait faire demi-tour au groupe sans que rien de fâcheux n'arrive.
- As-tu vu quelque chose au bout de ce chemin? demanda Méaqui.
- Non, Mon Prince, il était trop tard pour aller plus loin. Nous sommes venus rendre compte.
Qualimpo posa quelques questions sans pouvoir percer ce mystère. Quel chemin les charcs gardaient-ils? Quand Méqui proposa d'aller voir, il approuva.
Comme la nuit approchait, ils bivouaquèrent sur place sans abandonner l'état d'alerte.
Aux premières lueurs, Méaqui se prépara avec quatre groupes.
- Si demain, je ne suis pas de retour, continue ton chemin avec ta phalange, dit-il à Qualimpo. Le Prince Majeur nous attend. Quant à Lozadi, il suivra si je ne suis pas de retour dans deux jours.
Qualimpo et les seconds regardèrent partir la patrouille. L'attente commençait.
Le Konsyli qui avait déjà fait le chemin ouvrait la marche avec ses quatre hommes, derrière suivaient Méaqui et le reste des groupes. En s'approchant du bois, il vit que tout était comme le konsyli lui avait rapporté. Il n'avait jamais vu autant de charcs. Ils trouvèrent l'endroit libre de volatiles. S'arrêtant un moment, Méaqui chercha des indices pour comprendre ce qu'il se passait. Ils étaient descendus dans une vallée. Derrière eux, la route qui passait par les crêtes. C'était le chemin le plus direct entre chez eux et le village où l'Anneau avait disparu. Vers la droite, la pente était raide. Des grandes parois rocheuses coupaient la montagne, isolant des zones parfois boisées. A gauche, la pente s'élevait jusqu'à une crête arrondie. Devant la forêt commençait et cachait la vue. Le silence des oiseaux était ce qui inquiétait le plus Méaqui. Il avait toujours vu les charcs piailler sur les champs de bataille quand ils étaient nombreux. Aujourd'hui il les voyait perchés ne bougeant pas ou presque. Seuls leurs yeux suivaient les hommes. C'est dans cette ambiance étrange qu'ils pénétrèrent sous les ramures. La forêt était dense. La lumière faible. On n'entendait que les chuintements des planches glissant sur la neige et le vol lourd des oiseaux qui semblaient les accompagner. Ils avancèrent comme cela pendant plusieurs heures. Il était évident qu'il existait une route, un chemin, une trace. Méaqui ne savait pas quel mot utiliser pour désigner leur itinéraire. Leur progression n'était pas droite mais tortueuse. Sans les traces sur la neige et les charcs, les groupes se seraient déjà perdus. Entre le premier et le dernier, ils ne se voyaient pas. Les branches basses étaient trop nombreuses, trop chargées. Ils descendaient. Ils arrivèrent à un confluent entre deux vallées. A la fonte des neiges, des ruisseaux devaient courir dans ce paysage. En cette période, tout était blanc ou presque noir. Méaqui ordonna une halte. Il aurait bien envoyé une patrouille vers l'amont de cette vallée étroite qui s'ouvrait sur leur gauche. Les charcs n'étaient pas d'accord. Leur nombre dans cette partie du paysage interdisait tout espoir de passer. Il ne restait qu'une voie, la descente. La neige avait pénétré partout malgré la densité des arbres. Sa blancheur permettait de voir dans ce sous-bois, tout en donnant une qualité de lumière quasi spectrale. Méaqui sentait que ses hommes y étaient sensibles. Ils étaient nerveux, prêts à se battre, trop prêts. Le moindre incident pouvait dégénérer. Il ne voulait pas avoir à refaire une cérémonie du roi dragon.
Il fit repartir ses groupes un par un. Ils laissaient de l'espace entre eux. Le dernier de chaque groupe avait ajouté le tomcat à ses jambières. A chaque pas, il claquait légèrement. Cela pouvait évoquer le craquement de la glace. Chaque phalange avec son tomcat accordé différemment. Ainsi équipé, il pouvait suivre ce qui se passait devant ou derrière. Ce bruit assez sourd ne portait pas loin et ne les mettait pas en danger.
La course avait repris depuis quelques milliers de pas quand Méaqui entendit que le premier groupe s'était arrêté. Il prêta l'oreille. Il fut étonné d'entendre un autre tomcat. La tonalité n'était pas celle de sa phalange, ni celle de Qualimpo. Un tomcat de Quiloma lui sembla improbable. Il avança au niveau du premier groupe. Par signes, le Konsyli lui fit comprendre qu'il partageait son point de vue. Le bruit venait de devant. Trop d'arbres cachaient la vue. Méaqui fit venir en silence tous ses groupes. Toujours par signes, il ordonna de se préparer au combat. Les armes furent apprêtées. Lancinant, le tomcat devant eux continuait son battement.
Ils se glissèrent d'arbre en arbre, attentif au moindre détail, tous leurs sens en alerte. Bientôt, ils encerclèrent une petite clairière devant une entrée de grotte. Pendu à une branche basse un tomcat se balançait en claquant doucement. Rien d'autre ne bougeait. Les charcs entouraient la clairière. Méaqui se dit :
- On est au bout du chemin.
Par signe, il donna l'ordre de vérifier les alentours. Les arcs courts bandés étaient pointés sur l'entrée de la caverne. Toujours aussi silencieux, les hommes de la phalange de Méaqui revinrent faire leur rapport. Autour, il n'y avait pas âme qui vive, pas de trace, ni d'homme, ni d'animaux. S'il y avait quelqu'un, il était là depuis avant les dernières chutes de neige.
Méaqui ressentait le danger. Il avait espéré trouver un danger concret contre lequel, il aurait pu lancer ses guerriers. Là, dans ce silence de mort, il se prit à avoir peur. Qu'est-ce qui se cachait dans la caverne?
En regardant ses soldats, il vit que la même question devait les agiter. Le vent souffla un peu plus fort. Le tomcat claqua un peu plus fort. Méaqui fit un geste. Les premiers combattants s'approchèrent. Bientôt, ils encadrèrent l'entrée de la grotte. Après un dernier regard vers son prince, le premier konsyli pénétra dans la grotte suivi de son groupe. Quelques secondes passèrent puis le deuxième groupe se positionna autour de l'entrée. Le temps parut s'arrêter.
Puis le konsyli sortit sur le seuil :
- Mon Prince, venez voir.
Il fit aussi le geste disant qu'il n'y avait pas de danger.
Méaqui s'avança et pénétra dans la cavité. Ses yeux s'habituèrent peu à peu à la pénombre. Il suivit un couloir et c'est presque accroupi qu'il se retrouva dans une salle presque plongée dans l'obscurité.
Plusieurs corps étaient allongés. Il en compta trois. Une odeur lourde et agressive régnait dans l'espace.
- Konsyli, fais sortir tes hommes et amène du feu.
Méaqui resta seul. Il se pencha sur le premier. Il le toucha. Il était froid. Le deuxième était aussi raide. Il s'approcha du troisième au moment où la lumière arriva. Il eut un mouvement de recul. Le reflet de la flamme se dansait dans deux yeux grands ouverts qui semblaient le fixer. Il se ressaisit et regarda.
- Le bras du Prince Majeur !
Il se pencha pour le toucher. Il était tiède. Les yeux avaient suivi ses gestes. Se tournant vers le konsyli, il dit :
- Donne-moi ta torche, va préparer une civière et envoie un groupe prévenir que nous rentrons avec un blessé.
Tenant la torche, il se retourna vers l'homme allongé. Seuls les yeux semblaient encore vivants.
- Ne vous inquiétez pas, nous allons vous sortir de là.
Avec la lumière, il vit que le bras droit manquait. Dans la caverne, il vit les restes d'équipements. Il reconnut les sacs de la phalange de Quiloma. Il s'approcha des corps étendus. Il les examina. Les yeux de Jorohery ne le quittaient pas. Il eut un haut-le-corps. Il vit les mutilations sur les guerriers morts. Il ne dit rien, coinça la torche et commença à déblayer l'espace pour pouvoir bouger Jorohery. Il inspecta tout en dégageant les affaires. Il accumula les indices. Quand arriva l'aide, Méaqui pensa avoir une idée précise de ce qui s'était passé. Quiloma serait fier de ses hommes. Ils avaient été au bout de leur devoir.
Il laissa la place aux hommes venus sortir Jorohery. Il fut heureux de retrouver l'air libre. Le regard de cet homme était vraiment difficilement supportable. Il avait survécu. Méaqui fut heureux d'avoir suivi son intuition. Il ramenait son Bras au Prince Majeur, même s'il n'avait pas l'Anneau, il ne rentrerait pas sans honneur.
Les hommes s'étaient presque détendus en attendant que l'on sorte le blessé. Seule la présence des oiseaux les gênait. On avait retrouvé Jorohery, le retour s'annonçait meilleur que prévu. Ils auraient sûrement droit à des gratifications pour cette action. Ils virent leur prince apparaître.
Il donna ses ordres pour que dès que la civière serait sortie, on rejoigne le plus vite possible le reste de la phalange et les serviteurs. Mitsiqui saurait quoi faire.
Bientôt on vit des ombres s'agiter dans l'entrée de la caverne, puis la civière apparut. Méaqui regardait Jorohery. Quand la lumière lui toucha le visage, il ferma les yeux.
Ce fut l'apocalypse, dans un gigantesque bruit d'ailes et de cris, tous les charcs décollèrent.
Tous les hommes s'étaient accroupis sous la surprise. Ils se relevèrent doucement, les uns après les autres, regardant en l'air. On entendait encore au loin quelques cris. Petit à petit le silence se fit dans la clairière.
C'est Méaqui qui reprit le premier ses esprits.
- Ne traînez pas, il faut être au bivouac le plus vite possible.
Si l'aller avait été prudent, le retour se fit au pas de course. Un groupe partait devant. Il s'arrêtait. Quand arrivaient ceux qui tiraient la civière, ils prenaient le relais. Ceux-ci se reposaient un peu, puis ils repartaient, doublaient la civière et attendaient plus loin.
Qualimpo et Mitsiqui avaient fait préparer le bivouac pour accueillir le blessé. Le messager n'avait rien dit et ils ne savaient pas qui arrivait. Dès que les guetteurs virent le brancard, ils vinrent les prévenir. C'est en toute hâte qu'ils se portèrent au devant des arrivants. Méaqui donnait le rythme. Une nouvelle fois Qualimpo admira son style qui lui permettait d'aller aussi vite avec une telle économie de mouvements.
- C'est le Bras du Prince Majeur !
- Mais comment ...commença Qualimpo.
- Plus tard, répondit Méaqui, il faut s'occuper de lui. Mitsiqui, je te le confie.
- Bien, Mon Prince.
Déjà les serviteurs s'activaient autour de la civière pour l'emmener près du Macoca. Déjà certains étaient partis couper des branches et des baliveaux pour faire un traîneau pour le blessé. Une tente avait été dressée. Un foyer de pierres à feu l'avait réchauffé.
Méaqui appuyé sur ses bâtons, reprenait son souffle en regardant disparaître Jorohery dans la tente.
- Lozadi !
- Oui, Mon Prince ?
- Double la ration des hommes, ils l'ont bien méritée.
- Oui, Mon Prince!
Qualimpo bouillait d'impatience, mais il connaissait les règles. Méaqui devait s'occuper de ses hommes avant tout. C'est ce qu'il fit, prenant le temps qu'il lui fallait.
Quand ils furent réunis pour prendre le repas, Qualimpo ne put retenir sa curiosité. Méaqui ne se fit pas prier mais demanda aux seconds d'être présents. Ils utilisèrent la langue des princes pour se parler. Sans être complètement différente-différente de la langue courante, elle imposait une gymnastique de l'esprit que les soldats ne maîtrisaient pas.
- Mes paroles sont vraies et mon récit véridique.
Qualimpo tiqua. Si Méaqui commençait avec les formules du serment c'est que ce qu'il avait à dire devait rester secret, à moins que le Prince Majeur n'en décide autrement. Il comprenait la nécessité de la présence des seconds. Si l'un d'eux disparaissait, il resterait assez de témoins pour rapporter les paroles de cette réunion.
- Mes paroles sont vraies et mon récit véridique. Que le Prince Majeur soit celui qui reçoit le récit de ma bouche par vos oreilles. Obéissant à sa Voix qui portait ses désirs, nous avons mis nos actes en accord avec sa volonté. Ma phalange courait comme un seul être fidèle et droit quand est apparu le signe tel que l'avait prédit le sage guérisseur au palais du prince Majeur. Ses claires paroles à mes oreilles résonnaient encore. Par mon action, adviendrait l'histoire de mon peuple. Mon « oui » ou mon « non » deviendrait le fil avec lequel l'avenir se tissera. Les charcs montraient la voie. Ainsi furent les paroles de mes éclaireurs. De nouveau, j'entendis le marabout du Prince Majeur me disant qu'au bout de ce chemin était le destin des miens semblables. Mes forces ont suivi ma volonté. La course fut longue et éprouvante mais au bout nous fûmes récompensés. Dans un espace libre s'ouvrait un réceptacle de pierre. Quand j'y pénétrais, point de lumière. C'est à peine si je distinguais les corps. Ce n'est pas un blessé que nous avons découvert, mais trois corps dont un encore tiède. Je fis amener la lumière qui fut révélatrice. De toute sa force survivait le Bras du Prince Majeur. Mettant tout mon savoir au service du Prince, j'ai lu les signes de leur histoire. A trois ils sont arrivés dans cette grotte. Déjà le Bras du Prince Majeur était blessé. Les guerriers de Quiloma ont fait ce que leur devoir dictait. Ils se sont sacrifiés pour que vive le Bras du prince Majeur. Le premier est mort de faim et de froid. Le second a survécu plus longtemps. Écoutant son honneur et son devoir, il a préparé son compagnon pour que les provisions ne manquent pas. Découpant les plus riches morceaux, il les a préparés pour que le Bras du Prince Majeur puisse les prendre même après la mort qu'il sentait venir. J'ai trouvé tout disposé comme je le décris. Le deuxième soldat s'est sacrifié, de son sang il a fait un breuvage grâce auquel a survécu le Bras du Prince Majeur. Mon instinct me dit que plus que lui permettre de survivre, le sang lui a ouvert la puissance de sa magie. Sans cette magie, jamais les charcs ne seraient venus ainsi. J'ai fait fermer la pièce de pierre qu'elle devienne tombeau pour les soldats d'honneur à qui nous devons la vie du Bras du Prince Majeur. Leurs louanges pourront être chantées et leur prince félicité.
Mes paroles sont vraies et mon récit véridique.
Un long silence succéda aux paroles de Méaqui. Puis Miaro, le plus jeune se leva :
- Que la gloire soit sur les combattants qui ont bien combattu !
Il leva sa coupe, fit le geste d'offrande et la but.
Les trois autres se levèrent et en chœur reprirent la formule et le geste.
Méaqui eut un sourire en regardant sortir les seconds. Ils allaient répandre le récit du sacrifice héroïque des hommes de Quiloma. Ainsi naissaient les chansons de gestes qui étaient chantées aux veillées.
65
Quand Quiloma était arrivé blessé, la Solvette l'avait fait installer dans la pièce principale de son habitation. Puis étaient arrivés les ennuis avec les blessés et les malades.
La Solvette habitait une grande maison. Beaucoup se demandait comment elle pouvait vivre seule dans cet endroit. Ceux qui y étaient entrés, décrivaient une pièce grande comme une grange, encombrée d'herbes de toutes sortes, aux senteurs étranges, avec un feu qui semblait brûler en permanence sous un chaudron où cuisait on ne savait pas trop quoi. Les quelques courageux qui avaient regardé plus en détail, ou bien ceux qui avaient séjourné comme blessés, décrivaient une pièce à la chaude ambiance rassurante. La Solvette semblait être partout à la fois, autour du feu pour cette soupe revigorante qui mijotait dans le noir chaudron, auprès de chaque personne qui reposait dans une des alcôves souvent cachée par les lourdes tentures qui en faisaient un espace privé, auprès des différents animaux qui surgissaient d'on ne sait où, chercher une caresse, un soin, ou encore plus étrange, venaient apporter qui du bois, qui des baies, et qui repartaient discrètement, on ne savait comment.
Elle avait mis Quiloma pas très loin du feu. Tout s'était bien passé au début. Les étrangers comme les locaux, restaient sur le seuil de la porte, intimidés par la sensation de puissance contenue. Ceux qui avaient voulu aller plus loin, étaient ressortis encore plus vite, poussés par un vent violent qui semblait obéir à la Solvette. Les premiers blessés qu'elle avait accueillis, n'avaient rien dit. Serviteurs ou subalternes, ils avaient trop de crainte ou de respect pour dire ou faire quelque chose. Elle sentait bien leurs sentiments, aussi noirs que son chaudron, quand leurs pensées se tournaient vers Quiloma. Mais cela n'allait jamais très loin. La douleur, la fatigue et le confort du lieu, atténuaient le ressentiment.
Elle avait senti le changement à l'arrivée de Bislac. Son histoire était dure et sa haine féroce. Il devait se lier avec une fille de la maison Andrysio. L'action des extérieurs avait détruit ses espoirs et éveillé en lui le démon de la haine. Savoir son ennemi à côté le rendait fou. Cela avait commencé à la forge. Apprenti chez Kalgar, il devait supporter la proximité de ceux dont il souhaitait la mort. C'est à cause de cela d'ailleurs qu'il s'était si gravement brûlé. Kalgar, l'avait rappelé à l'ordre plusieurs fois, le mettant en garde contre son inattention. Les rappels avaient été de plus en plus secs au fur et à mesure que la haine emplissait son cœur, jusqu'à ce jour maudit où ils lui avaient volé son pied. C'étaient ses mots à son arrivée. La Solvette l'avait fait parler après lui avoir donné une potion calmant la douleur. Elle avait ainsi pu reconstituer les faits.
Tout à sa rancœur Bislac était devenu un ouvrier distrait. Pourtant son rôle était important. Il surveillait et apportait le métal en fusion pour le couler dans les moules. C'est alors que le creuset atteignait presque la température idéale qu'il l'avait renversé. Heureusement pour lui, la plus grande partie du métal en fusion l'avait évité. Le peu qui l'avait touché, venait de le rendre estropié pour la vie. La Solvette n'avait jamais encore vu de telles brûlures. Dénudant le pied jusqu'à l'os, le métal avait fait disparaître les tendons et la chair. Il ne devait la vie qu'à Kalgar qui avait eu le réflexe de lui mettre le pied dans l'eau pendant qu'il éteignait l'incendie qui naissait dans l'atelier. Bislac souffrait peu physiquement malgré l'importance des lésions. Sa souffrance était surtout morale. Le responsable était tout trouvé, c'était l'étranger qui après lui avoir volé sa promise, lui volait sa santé et son avenir.
La Solvette l'avait pansé et installé près de la porte, à l'opposé de Quiloma. Celui-ci toujours aussi faible, n'avait que de rares moments de conscience. Elle commençait à espérer qu'il allait s'en sortir. Tous les jours son second venait, et restait un moment près de lui. Elle sentait la vénération dont Miaro entourait Quiloma. A sa première venue, il avait voulu entrer avec ses guerriers. La Solvette s'était mise devant lui. Ils s'étaient fixés dans les yeux. Miaro avait baissé les yeux le premier. Il voyait lui aussi les progrès. Le regard qu'il portait à la Solvette changeait aussi. L'admiration commençait à s'y lire. Elle respectait cette intimité entre les deux hommes.
C'est le chenvien qui errait la nuit dans la maison qui l'avait réveillée. A son comportement, elle avait compris que quelque chose n'allait pas. Elle s'était précipitée dans la grande salle. Bislac, appuyé sur une béquille, avait tiré la tenture de l'alcôve de Quiloma et s'apprêtait à le frapper avec le couteau pris près du feu.
- NON ! hurla la Solvette.
Quiloma entrouvrit les yeux. Au-dessus de lui, un couteau visait son cœur, derrière comme une apparition brillant comme la dame blanche des glaces, la silhouette de la Solvette. Ses réflexes de combattant jouèrent. Les deux hommes luttèrent, Bislac avec la force de sa haine, Quiloma pour sauver sa vie.
Bislac eut un sentiment de jubilation. Il dépassait en force l'étranger. Il n'avait pas pu éviter de se faire déséquilibrer mais il avait repris le dessus. Son bras retenu par la main de l'autre descendait doucement. La pointe du couteau allait lui percer le cœur. Malgré la douleur qui lui broyait le pied et la cheville, il banda ses muscles pour le dernier effort.
Une poigne de fer lui arrêta le bras. Il poussa un cri. Levant la tête, il ne vit que les deux yeux noirs comme la mort qui le transperçaient. Il se vit dedans, il se vit tel qu'il était réellement. Il hurla, lâchant l'arme, il tenta de fuir au loin. Sentant sur lui ce regard, il se réfugia au plus profond de l'alcôve qu'il occupait.
La Solvette vit Bislac fuir en rampant. A lui qui se croyait victime innocente, elle lui avait fait voir ce qu'il était vraiment. Le choc était tel qu'elle n'était pas sûre qu'il s'en remettrait. Elle repoussa cette idée dans un coin de son esprit pour s'occuper de Quiloma. Celui-ci maintenant que le danger était passé, avait perdu connaissance. Elle ne pouvait le laisser là. Elle posa ses mains sur les tempes de l'homme inconscient. Elle posa son front contre le sien et se laissa aller à ses perceptions. Elle ressentit le monde comme il le ressentait. La connaissance du monde de Quiloma vint en elle. Ce n'était pas des mots, c'étaient des impressions, des souvenirs, des sentiments. Descendant plus profond, elle chercha la source vitale. Elle la trouva. Elle était claire et fraîche. Elle sourit, le crammplac n'aurait pas le dessus. Elle le sentait, il allait survivre et servir encore son roi dragon. Elle pensa que ce monde était aussi plein de superstitions et de règles que celui dans lequel elle vivait.
Se relevant, elle regarda autour d'elle, dans la pénombre de la pièce, elle vit que toutes les tentures étaient tirées. Derrière l'une d'elle, un homme pleurait. Elle s'en occuperait plus tard. Pour le moment, il fallait mettre Quiloma en lieu plus sûr. Elle prit une couverture. Avec d'infinies précautions, elle le roula dessus. Tirant le tout, elle passa la porte de sa pièce privée. Elle l'installa près de son feu. Elle fit un peu plus de lumière, examina les pansements. Elle jura entre ses dents quand elle vit que certaines plaies en bonne voie de cicatrisation s'étaient réouvertes dans le combat. Toujours doucement, elle refit les pansements. Quiloma ne bougea pas. Il eut une grimace de douleur quand elle détacha les herbes collées par le sang. Elle lui passa la main sur le front et dans les cheveux. Ce geste avait le don de l'apaiser. Il se laissa faire dans un abandon total qui la touchait beaucoup.
Laissant Quiloma à la garde des chenviens, elle retourna dans la grande pièce. Bislac pleurait toujours. Elle alla jusqu'à lui. Quand il la vit, il se recroquevilla encore plus. De nouveau, elle passa ses mains dans les cheveux de l'homme en murmurant des sorts d'apaisement. Elle s'assit à côté de lui, tout en parlant doucement. Le moment qu'elle attendait, arriva. Lui prenant les jambes, tel un enfant malheureux, il pleura des vraies larmes de peine. La Solvette avec les mots doux de la tendresse d'une mère, l'accompagna dans ce retour sur lui-même. Quand elle le quitta, il était apaisé, pour la première fois depuis les évènements en paix avec lui-même.
La maison avait retrouvé un peu de calme après cela. Quiloma reprenait conscience de plus en plus souvent. Elle sentait son regard qui la suivait à chacun de ses déplacements. De là où il était, il pouvait voir ce qu'il se passait dans une bonne partie de la grande pièce. Les visites de Miaro étaient devenues plus formelles. Maintenant, il commençait à rendre compte et sans vraiment demander des ordres, il attendait que son prince lui donne des directives. Quiloma tenait son rang, ce qui l'épuisait. Après chacune de ces rencontres, il sombrait dans le sommeil.
Bislac cicatrisait bien, mieux que ce que craignait la Solvette. Il ne pourrait plus marcher normalement. L'amputation ne serait peut-être pas nécessaire. Elle connaissait Kalgar, il le reprendrait. Bien sûr, il n'aurait plus la même vie. Pourtant, elle pensait qu'il pourrait être heureux.
Puis vinrent les temps noirs. La plaie de Quiloma qui avait saigné lors du combat, laissait couler un liquide épais et nauséabond. Sa conscience de nouveau absente, il semblait souffrir en permanence. Les tisanes qu'elle lui faisait boire le calmait mais l'endormait. La Solvette se posa la question de ce qu'elle faisait. Elle se mit à craindre qu'il ne veuille plus lutter et qu'il laisse aller le mal. Il lui aurait fallu une plante de printemps pour le cicatriser mais le printemps était encore loin. La fête des rencontres n'avait pas encore eu lieu. Avant que la plante ne pousse, les grossesses de la fête seraient à terme.
Trop long! pensa-t-elle, beaucoup trop long pour qu'il survive et dans cette civilisation, la mort du prince devrait être rachetée par du sang quand elle n'était pas honorable comme une mort au combat.
C'est dans cette ambiance que Bartone arriva. Dès le premier jour la Solvette eut besoin de lui rappeler les règles de sa maison. Elle n'arrivait pas à lui accorder la confiance comme aux autres pensionnaires. Elle gardait un œil sur lui. Pourtant il ne bougeait pas beaucoup de son grabat. Pâle, les lèvres pincées, il restait couché la plupart du temps la main sur le flanc gauche. Elle connaissait son histoire par les racontars de la ville. Fils disgracié de la famille Andrysio pour une sombre histoire de hors-saison dont personne ne pouvait jurer de qui il était, il avait eu le droit à toutes les corvées. Cela lui avait aigri le caractère mais sauvé la vie. Il était absent car envoyé vérifier les champs de machpe. Ce n'était pas le rôle d'un fils de maison, mais comme d'habitude, il n'avait rien dit à ce père à la voix tonnante et à la punition facile. Resté seul à la tête d'une maison vide et de trois serviteurs, il avait élu domicile dans les grottes. C'est là qu'avait eu le combat qui lui avait coûté cette plaie.
Petit à petit, elle relâcha son attention. D'autres blessés ou malades réclamaient ses soins.
Ce jour-là Quiloma délirait. Miaro était reparti contrarié. Les gardes à sa porte, étaient encore plus nerveux que d'habitude. Ses alcôves étaient toutes vides sauf Bartone qui semblait dormir, et Bislac qui passait le temps en apprivoisant un jako. On voyait peu de ces animaux en hiver. Souvent, ils hibernaient. Ils prenaient une fourrure blanche quand arrivaient les premières neiges et ne reprenaient leur livrée foncée qu'au printemps avancé. Ce jako était arrivé habillé de brun-noir et avait semblé quémander son accueil en offrant un fruit de lamboy. La Solvette avait ri de ses mimiques et avait agréé son offrande. Il s'était alors réfugié près du feu. Le jako était resté très discret jusqu'à l'arrivée de Bislac. Il y avait eu entre ces deux-là un courant qui les avait rapprochés. La Solvette les avait surveillés du coin de l'œil. Un matin en se retournant sur son lit, Bislac s'était retrouvé nez à truffe avec le jako. Il n'avait plus osé bouger, le jako non plus. Ils étaient restés là un long moment, puis le jako avait léché le bout du nez de Bislac avant de se réfugier près du feu. La Solvette lui avait expliqué que l'animal le considérait comme lui et lui avait fait le salut en usage quand deux jakos se rencontrent. Bislac avait acquiescé gravement et depuis ils s'apprivoisaient l'un l'autre.
Pour la Solvette, c'était un Jako-esprit. Elle désignait ainsi les animaux qui fréquentaitent sa demeure. Ils étaient souvent un peu différents de leurs congénères. Ce jako ne prenait pas la livrée d'hiver et acceptait d'être près des hommes. Elle pensait même que le totem de Bislac avait sucité la venue de ce jako-esprit pour aider le blessé à se remettre.
La Solvette était partie s'occuper d'une femme qu'on avait retrouvé inanimée dans le haut de la ville. Bislac jouait avec le jako. Il commençait à apprécier ce petit animal doué de préhension qui lui tenait compagnie. Il entendit gémir dans la pièce d'à côté. Quiloma souffrait. Bislac en fut presque heureux. S'il se sentait moins en colère, il acceptait encore difficilement sa blessure. Il comprenait ce qui l'avait conduit là où il était, il voyait sa responsabilité mais il ne pouvait pas pardonner ce qui était arrivé. Il savait qu'il ne pourrait pas tuer. Il espérait juste qu'il mourrait de ses blessures. Quand arriva le milieu de la journée, il alla près du feu chercher ce qui était préparé pour le repas. Il ressentait la fatigue. Il se posa sur le siège bas et commença à manger cette soupe qui lui faisait du bien. Il pensa qu'il prendrait aussi de l'infusion que la Solvette avait préparée pour calmer ses douleurs et qu'il ferait la sieste. Le jako se mit en position d'alerte. Bislac se retourna. Bartone avançait lentement vers lui. Les traits tirés, tenant son flanc gauche, il marchait courbé. Bislac ne l'avait pas entendu se lever.
- Vous voulez manger, maître Bartone?
- Je vais essayer.
Lui tendant une écuelle et une cuillère, Bislac, lui désigna l'autre siège. Le jako émit quelques jappements rauques pour signifier sa désapprobation à laisser la place. Les deux hommes mangèrent en silence pendant un moment. Quiloma gémit encore derrière la cloison.
- Comment peut-elle soigner un tel monstre?
- Je ne sais pas, maître Bartone. Elle ne sait peut-être pas faire autrement.
- Je l'aurais bien fait taire définitivement, mais elle est toujours là.
- Pas pour le moment. On est venue la chercher pour la servante de la maison Sabosti.
- C'est grave?
- Elle ne m'a rien dit. Elle m'a juste montré où étaient le repas et la tisane pour me calmer.
Le silence revint entre les deux hommes.
Bislac se servit un bol de tisane. Bartone le regarda boire sans mot dire. Il le suivit des yeux encore quand Bislac alla s'allonger. La tenture était restée ouverte. Le jako avait rejoint l'alcôve.
Bartone se baissa et se servit aussi de tisane. S'appuyant contre le mur, il laissa son regard errer sans but dans la pièce. Son flanc lui faisait mal. Quelque chose n'allait pas à l'intérieur. Il sentait cette tension qui devenait déchirement s'il bougeait trop vite.
Le temps passa. La respiration de Bislac se fit régulière. Il dormait. Précausionneusement, Bartone se leva, évitant de faire du bruit. Il s'approcha de l'endroit où dormait Bislac. Il le regarda quelques instants, puis alla chercher un couteau sur le billot de la cuisine. Un rictus mauvais lui barrait le visage. Il n'avait plus rien à perdre. Il s'arrêta pour reprendre son souffle. Depuis le temps qu'il attendait ce moment favorable, il fallait qu'il y arrive. Après quelques instants d'arrêt, il reprit sa progression vers la chambre de la Solvette.
Le jako passa la tête pour observer l'homme. Il ne l'aimait pas. Il avait ses sentiments qui sentaient mauvais. Ce n'était pas comme la Solvette dont les sentiments avait un parfum délicieux pour le jako, ni comme Bislac dont il espérait une longue vie de complicité. Le jako n'avait pas besoin de mot pour comprendre que ce que faisait l'homme n'était pas bien. Il regarda Bislac. Il dormait. Il n'y avait rien à espérer de ce côté. Il fallait qu'il trouve la Solvette. Silencieusement, il courut jusqu'à l'étroit passage dans le mur. Avant de s'y engouffrer, il jetta un dernier coup d'œil derrière lui. L'homme avait repris sa marche. Le jako se mit à courir.
Bartone faisait cinq pas et s'arrêtait. Il en refaisait cinq et de nouveau marquait une pause. Il avait ainsi dépassé la porte et se driigeait vers la couche de Quiloma.
La Solvette descendait la rue du puits ventru quand une boule de poils brun-noir s'agrippa à elle en piaillant. Elle le prit à bras le corps et le tint devant elle. Les expressions du jako étaient imprécises, mais elles sentaient l'urgence et le danger. La Solvette reposa le jako par terre et se mit à courir vers sa maison. Elle passa devant les gardes avec le jako sur le dos et un vol de charcs autour d'elle. Sensibles au sentiment de danger qui émanait d'elle, ils lui emboitèrent le pas et pénétrèrent dans la maison juste derrière elle. Les charcs volaient déjà au-dessus de la cloison séparant les deux pièces.
La Solvette arriva à la porte pour voir une scène de cauchemar. Bartone le bras levé s'appretait à poignarder Quiloma. Elle cria. Un charc plongea mais trop tard. S'accrochant au bras de Bartone, il en déviait la trajectoire. Bartone hurlait sa rage tout en frappant. La Solvette vit le couteau plonger dans le corps de Quiloma à hauteur du pansement d'herbes sur la poitrine. Les gardes derrière elle, hurlèrent et se précipitèrent l'arme haute. Il y eut des cris des bousculades et personne ne put faire un récit circonstancié des faits.
Quand la Solvette se pencha sur Quiloma, il respirait encore. La manche du couteau dépassait du pansement. Bartone, face contre terre, les deux bras coincés dans le dos par des gardes, respirait avec peine.
- Tmo...( Le prince est mort?) demanda le konsyli.
La Solvette fit non de la tête.
Hurlant des ordres, le konsyli fit évacuer Bartone. Dans la pièce d'à côté Bislac, le jako dans les bras regardait la scène avec des yeux horrifiés. Il fut témoin du départ du konsyli au pas de course. Par la porte ouverte, il vit la Solvette, avec des gestes très doux défaire le pansement.
Le temps sembla s'arrêta. Tous semblaient suspendus à ces gestes.
La vie reprit son cours avec l'arrivée de Miaro. Avec des paroles brèves et dures, il donna des ordres. Puis sans s'arrêter, il alla auprès de Quiloma. Il fit comme toujours le salut réglementaire. S'adressant à la Solvette, il dit :
- Mra...( Comment est le prince, marabout?).
Lentement, elle tourna son visage vers lui. Plongeant son regard dans celui de Miaro, elle articula :
- Il vivra.
Il ne comprenait pas les mots, mais le sens était clair. Il fit juste un geste et ce fut une explosion de joie chez les guerriers qui attendaient dans l'autre pièce. Muoucht entra avec d'autres guerriers.
Miaro se tourna vers lui :
- Mra... (Comment est le prince, marabout?, qu'est-il arrivé?).
La Solvette n'attendit pas la traduction :
- Dis-lui que son prince vivra. Bartone voulait le tuer mais il lui a sauvé la vie sans le vouloir. Le couteau a percé un abcès. Le mauvais s'écoule. C'est un bon présage.
Miaro ne quitta pas des yeux la bouche de Muoucht qui traduisait.
La Solvette fit le récit de ce qu'elle avait vu en entrant. Le Charc avait détourné le coup du cœur et avait permis que la lame en glissant sur la côte, fasse sortir les liquides mauvais qui empoisonnaient le prince. Oui, Bartone était un assassin qui en ratant son coup avait sauvé la vie du prince.
Miaro devint perplexe. Un assassin, il savait ce qu'il avait à faire, un héros aussi mais là, il ne savait pas.
- Quiloma...
Muoucht traduisit:
- Le prince Quiloma décidera de son sort. En attendant, nous le gardons prisonnier.
Miaro donna des ordres. Sans ménagement, les guerriers blancs poussèrent Bartone dehors. Il leur emboîta le pas après voir dit une parole à Muoucht.
- Il a dit..
- Oui, je sais ! Il a dit qu'il reviendrait tout à l'heure.
Quand tous furent partis, la Solvette regarda vers Bislac. Il était blanc comme la neige. Le jako lui donnait des petits coups de museau affectueux.
- Viens, lui dit-elle, nous allons boire un coup de malch noir. On en a bien besoin.
66
Chan sirotait son malch noir pour se remettre. Non vraiment, il ne méritait pas cela. Depuis des générations la vie se déroulait sans incidents majeurs. Les récits héroïques étaient tous très anciens et les dernières chansons avaient été écrites, il y a au moins dix générations lors de la grande famine qui avait fait suite à la sécheresse. Non, vraiment il ne pensait pas cela en prenant la place de Chef de ville. Il avait rêvé d'un règne tranquille. Bien sûr leur ville était petite et n'était pas une de ses grandes métropoles qui marquaient le monde. Bien sûr, ils étaient au fond d'une vallée pauvre et au climat rude. Cela tombait bien car lui ne voulait pas devenir maître du monde. Il aurait juste voulu jouir tranquillement de ce pouvoir. Il commençait à avoir trop bu et devenait triste. Bien sûr, il était moins pessimiste depuis qu'il avait vu les sorciers en action. Une possession, il avait été témoin d'une possession, il ne pensait pas un jour vivre cela. Au début de l'hiver, on lui aurait dit cela, il aurait rigolé. Aujourd'hui, il ne savait même pas de quoi demain serait fait. Il se resservit du malch. La porte s'ouvrit brusquement. Sstanch entra.
- Bartone est prisonnier...
Il s'arrêta brusquement en voyant Chan à moitié affalé sur la table. Celui-ci se retourna vers Sstanch. Il avait le regard voilé. Puis il sembla comprendre :
- Quoi ?
- Je viens de voir Bartone se faire traîner par les extérieurs jusqu'au temple.
- Mais qu'est-ce qu'il a fait ?
- Il a essayé de tuer Quiloma.
- Il ne pouvait pas rester tranquille ! Que vont-il lui faire?
- J'ai demandé à Muoucht mais il ne sait pas. Celui qui commande en attendant la guérison de leur chef n'a rien voulu dire.
- Knam ! Knam ! Knam ! hurla Chan en tapant du poing sur la table. Mais ça finira jamais.
67
La discipline revenait enfin. Telle furent les pensées de Tonlen. Natckin avait même fait preuve de sagesse en refusant d'ouvrir le rouleau avec précipitation. Il était impatient comme tous mais lui détenait le savoir. Cela lui donnait une responsabilité plus grande. La confrontation avec les extérieurs, le départ de Kyll et l'expérience de la découverte de l'archive sacrée l'avaient changé. Il avait repris les exercices aussi. Mieux que cela, il conduisait les exercices de la communauté. C'était une nouveauté. Toute la communauté réunie en un seul chœur pour se préparer à la rencontre avec les esprits. En quelques jours, l'ambiance changea. On passa du désespoir à l'espérance. Oui, nous vivions l'épreuve mais ce n'était pas la fin du monde. Leur guide n'était pas mort, il s'était éloigné. Les extérieurs n'avaient plus de prise sur lui. Il pourrait continuer à leur montrer le chemin. Assis dans la position de la méditation, réunis dans la grange où fut trouvé le rouleau, la communauté s'exerçait. Natckin sur l'estrade donnait l'exemple, Tasmi toujours à côté répétait puis toute la salle reprenait. Ils en étaient à l'exercice du souffle de basse. Cet exercice hérité disait la légende de Hut le fondateur, avait le pouvoir d'ouvrir les cœurs à la rencontre. La respiration devenait ample, faisait gonfler le ventre puis la bouche grande ouverte on soufflait rapidement. Cette expiration était le symbole de la sortie de soi. En soufflant fort un cri se faisait, ou plutôt une vibration basse de tout l'être qui évoquait un roulement, le Rrrrôô. Acquérir cela était fondamental pour les rites. Natckin qui ne perdait jamais conscience de ce qui l'entourait admirait la facilité de Tasmi pour le faire. Lui avait acquis ce cri avec bien des efforts. Le sortir restait une épreuve. Tonlen assis un peu en retrait observait les exercisants. Il était important de repérer ceux qui étaient les plus doués. A ceux là, on dispenserait le savoir et s'ils semblaient aussi habiles à manier les connaissances, ils passeraient les initiations. Tonlen regardait Tasmi. Il était superbe de laisser-aller et de naturel. Il ne retenait rien. Son Rrrrôô était vraiment son souffle vital qu'il offrait. Dommage que l'intelligence ne soit pas à la hauteur de ce don. Soudain Tonlen se sentit en alerte. Quelque chose avait changé. Il regarda tous les protagonistes présents. Lui-même se mit à faire les exercices de début des rites. Bientôt ses perceptions s'affinèrent et il vit. Autour de Tasmi l'air vibrait différemment. Un contact, Tasmi avait réussi à établir un contact pendant ses exercices! Il entama le chant du rite d'accueil. Natckin l'entendit. S'il fut surpris, il ne le montra pas. Se mettant à l'unisson de son maître officiant, il approfondit la vibration passant le Rrrôô au niveau profond. Il y eut la salle qui vibrait sur un mode, Natckin sur un mode plus profond et Tasmi qui se mit à moduler son souffle. La résonnance se fit. Sous les yeux étonnés des participants, Tasmi se mit à flotter au-dessus de son siège. D'une voix qui n'était pas la sienne, il dit :
- J'ai entendu mes fils et je suis venu. Aujourd'hui le maître de ville va venir. Dites-lui ces paroles : « A celui aujourd'hui qui accepte la soumission, viendra la domination, à celui aujourd'hui qui recherche la domination, sera donnée la soumission. Demain vous ouvrirez le rouleau que ma main a écrit, alors vous saurez ».
Poussant un grand cri, Tasmi retomba. Tonlen se leva rapidement.
- Hut ! Hut le fondateur nous a parlé ! Rendons gloire.
Natckin le premier entonna le chant des louanges de Hut. Toute l'assemblée reprit le chant à pleine gorge. Les maisons autour furent emplies de ce chant. Les occupants reconnurent le chant d'ouverture de la fête des rencontres. Le sourire leur vint aux lèvres. Malgré les extérieurs, la fête aurait lieu puisque les sorciers répétaient le chant d'ouverture de la fête. Le bruit se répandit à la vitesse du vent dans la ville comme se répandait celui de l'acte de Bartone.
Chan entendit la fin du chant en s'approchant de la maison Andrysio. Lui aussi avait reconnu le chant. Était-il possible de faire la fête avec ce qui venait de se passer? Il leva la main pour frapper à la porte. Son bras resta suspendu en l'air. La porte venait de s'ouvrir toute seule.
- Entrez, Maître de Ville, le Maître Sorcier Natckin vous attend.
On le conduisit dans la pièce où il était déjà venu. Il se retrouva avec Natckin, Tonlen et le disciple voyant. Natckin lui répéta les paroles de Hut le fondateur.
- Si je comprends bien, dit Chan. Soit nous voulons faire comme Bartone et nous mourrons, soit nous nous soumettons et nous serons les maîtres plus tard.
- On peut dire les choses comme cela. Faites savoir aux gens que l'avenir est à nous et pas à eux. Nous allons préparer la fête de la rencontre. Hut le fondateur nous a instruits. 
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Kyll méditait. Ses amis et le crammplac étaient pour lui d'un grand secours. Il avait trop la tête dans le monde des esprits pour s'occuper correctement du quotidien. Il avait senti la reprise des exercices dans la maison Andrysio. Il savait pour le rouleau depuis sa rencontre avec Hut le fondateur. Contrairement à d'autres esprits, ou d'autres morts, il n'avait pas exprimé de colère à la convocation de Kyll.
- Je suis lié à cette ville et à sa terre, lui avait-il dit. J'ai posé un acte irréversible. J'ai fondé la ville. Tant qu'elle existera, je serais lié mais aussi je ne sombrerais pas dans l'oubli.
Kyll l'avait interrogé sur l'avenir.
- Je ne suis pas devin. Je vois les forces en présence. La ville a dans ses murs de quoi survivre et même devenir une grande ville parmi les villes du monde. Il y a tant de lignes parmi les possibles qu'il est impossible de dire ce qui adviendra vraiment. La ville a les germes mais les plants pousseront-ils?
Un malheur-bonheur va arriver. En voulant tuer le chef des extérieurs, le dernier de la plus vieille des familles, lui a sauvé la vie. Ce hasard ne se reproduira pas. Entrer en lutte avec eux conduirait à la mort et les germes ne germeraient pas.
Kyll avait continué à interroger Hut tant que les machpsapsa étaient actives. Converser avec un esprit aussi ancien était difficile. Même s'il côtoyait la réalité, Hut le fondateur n'était pas en phase avec le monde tel qu'il était aujourd'hui. Certains concepts lui étaient étrangers, le travail de la forge par exemple ou la nécessité du temple.
Quand Iaryango avait récupéré Kyll à la sortie de sa transe, il avait juré. Kyll allait très loin et Iaryango avait peur de le perdre dans le monde des esprits. Rhinaphytia essayait de le rassurer. Ce dernier sans entendre les paroles du crammplac, s'entendait très bien avec lui surtout pour la chasse. Ils approvisionnaient le campement en vivre. Rhinaphytia n'avait pas son pareil pour trouver les sites cachés où les différents animaux de la forêt cachaient leurs provisions d'hiver. Grâce à cela les quatre compères menaient une vie somme toute agréable.
Kyll était intervenu une première fois en entrant en contact avec Tasmi pour se signaler et révéler où était le rouleau sacré. Il savait qu'il lui faudrait reprendre contact avec Natckin pour en assurer la traduction correcte. Il était resté attentif, utilisant les yeux et les oreilles de Tasmi pour suivre les évènements dans la maison Andrysio et puis les machpsapsa. Ce dernier moyen lui coûtait beaucoup. A chaque fois il avait besoin de temps pour récupérer. Mais il avait vu Bartone agir. Revenant rapidement de sa transe, il avait refait un rite pour contacter Tasmi. Alors que son corps immatériel s'approchait de la ville pour contacter Tasmi, Hut était apparu dans ses perceptions. Leur contact avait été douloureux, comme une engueulade. Kyll avait bien compris qu'il dépassait les limites et était reparti vers la grotte de la médiation laissant Hut faire ce qui devait être fait.
Iaryango l'aurait encore saoulé de reproches s'il ne s'était évanoui. 
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Kalgar regrettait Bislac. Il était le meilleur de ses apprentis pour surveiller la fonte du métal. Il savait alimenter le feu avec le charbon de bois pour que le creuset soit juste à la bonne température pour la coulée. Il avait remis à plus tard certaines pièces mais devant les difficultés de guérir de Bislac, il s'était résolu à reprendre la tâche lui-même. Le travail courant en pâtissait. Les outils pour les machpes avaient souvent besoin de réparation. Cela le mettait de mauvaise humeur. Il ne tiendrait pas parole. Il pensa que sans les extérieurs, il ferait son travail d'hiver habituel au lieu de refaire des pointes de flèches et de ne pas pouvoir honorer ses délais. Bislac serait là à surveiller le feu.Tout serait tranquille. Et puis ses pensées s'orientèrent vers les pierres qui brûlent. Il faudrait un jour qu'il essaye cette manière de chauffer. Elle semblait rapide, puissante, plus que le charbon de bois dont il avait l'habitude et qui n'était pas toujours de bonne qualité pour permettre une bonne fusion du métal. Il en était là de son soliloque intérieur quand Muoucht entra avec l'homme à l'anneau rouge et noir qui commandait les extérieurs en l'absence du chef qui, il espérait, allait mourir chez la Solvette. Ils étaient suivis par une escouade qui traînait un homme. Dans le contre-jour, il ne le reconnut pas. Ce n'était pas un de ces maudits guerriers. Il avait les habits de la ville. Les soldats qui le tiraient, le jetèrent à terre devant le foyer de la forge.
- Sha...., dit l'homme à l'anneau rouge et noir.
- Enchaîne-le ! traduisit Muoucht. Il a voulu tuer le prince.
Bartone ! Il venait de reconnaître Bartone. Il ne l'avait pas revu depuis le massacre de sa maison. Il savait qu'il s'était réfugié dans les grottes à machpes de la maison Andrysio. Depuis Kalgar n'avait pas eu de nouvelle.
- Que veut-il que je lui enchaîne?
Muoucht traduisit, écouta la réponse et dit :
- Un anneau à chaque pied et une chaîne d'une coudée entre les deux. Un anneau à chaque poignet avec une chaîne de six coudées à chaque, et deux pieux de fer.
Kalgar cacha son étonnement et se mit au travail. Tout en martelant le métal, il demanda à Muoucht :
- Tu peux leur demander des pierres qui brûlent pour moi?
- Tu en as besoin?
- J'aimerais bien essayer pour voir ce que ça donne dans la pratique.
Muoucht se tourna vers Miaro. La discussion fut assez animée. Kalgar avait fini les anneaux. On lui amena Bartone qui lui jeta un regard exténué. Kalgar lui fit un petit geste avec les épaules pour lui signifier son impuissance. Un guerrier blanc lui prit brutalement le bras et le posa sur l'enclume. Bartone grimaça mais ne résista pas. Kalgar fixa un premier anneau. Bartone donna lui-même l'autre bras.
Il finissait de fixer la chaîne entre les pieds quand Muoucht reprit la parole :
- Ils ne sont pas contre le fait de te fournir des pierres qui brûlent mais il veut l'accord de son prince avant de te donner son accord définitif. Si tu y as accès, il faudra que tu fasses des épées pour eux. Alors réfléchis bien avant de demander à nouveau.
Kalgar les regarda partir traînant Bartone sur la neige. Il les vit se diriger vers le temple. 
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Natckin s'était opposé à toute transformation de la grange de la maison Andrysio. Le fourrage avait été réparti en grande partie vers les autres maisons pour faire de la place. Sur des murets de pierre de solides poutres formaient l'ossature du toit. Elle rejoignait les poutres maîtresses, elles-mêmes posées sur de véritables troncs d'arbres dessinant une ligne de colonnes sombres au centre de la pièce. Ne restait que les provisions sèches pour la maisonnée. Les sorciers furent heureux de les récupérer ayant tout perdu avec la confiscation du Temple. Tonlen était d'avis de transformer la pièce avec ce qu'ils avaient récupéré du brasier. Natckin avait refusé. Si le rouleau était resté aussi longtemps là sans que les esprits interrogés de maintes fois par l'ancien Maître Sorcier, n'aient pu répondre, c'est en raison des forces propres de cette maison. La fierté des Andrysio était de pouvoir dire qu'ils étaient la première famille à être venu s'installer quand Hut eut fondé la ville. Et comme aucune descendance n'était connue à Hut, ce sont, les Andrysio qui étaient les plus anciens et donc les plus respectables de cette ville. Si personne ne contestait sérieusement cette antériorité probable, nombreux étaient ceux qui trouvaient que cela ne donnait pas plus de privilège à la maison d'Andrysio. Natckin s'interrogeait sur les forces en présence. Le rouleau n'avait pas été retrouvé avant la fin des Andrysio. Certains esprits chagrins susurraient même que si Bartone était ainsi mal traité, c'était parce qu'il n'était pas un vrai Andrysio et qu'au cours de la fête de la rencontre de cette année-là, sa mère avant de se donner au fils Andrysio s'était beaucoup donnée...Les bruits disaient-ils vrai? Avant le massacre le rouleau était invisible du monde des esprits, après le massacre et bien que Bartone soit encore vivant, Kyll avait pu le repérer. Natckin trouvait cela étrange. Il en tirait la conclusion que cette maison, ce lieu avait quelque chose de particulier.
Natckin se tenait près de la seule ouverture qui donnait de la lumière. C'est-à-dire la porte. Composée de deux grands vantaux, eux-mêmes divisés en trois. Il n'avait fait ouvrir que la partie haute pour éviter les regards des passants. Tasmi comme toujours était à moins de trois pas de lui. Tonlen en tant que maître officiant se tenait avec ses acolytes un peu en retrait sur la gauche dans l'ombre. Trois autres maîtres sorciers faisaient face à Natckin. Le reste de la communauté faisait l'exercice du Rrrôô. Natckin fit les invocations, les trois autres répondirent. Tasmi ouvrait des yeux de plus en plus ronds. Ils brûlèrent quelques herbes odoriférantes, les dernières qui leur restaient. Disant les formules consacrées, Natckin, défit en douceur les protections qui recouvraient le rouleau. Il n'avait manifestement pas souffert de son séjour sous terre. Les écorces étaient souples. Une odeur douce et prenante s'en dégagea. Du bois de bachkam ! Voilà une explication de la résistance de ce rouleau. Bien qu'elle soit souple, l'écorce de bachkam n'était plus utilisée pour les rouleaux. Trop rare, il n'y avait pas dix bachkam dans les forêts autour de la ville et encore en acceptant de faire deux jours de marche, trop difficile à peindre, il fallait les préparer pour recevoir les colorants, c'était long et difficile à faire. Depuis des générations, les sorciers avaient préféré l'écorce de stinmyam. Très souple, elle se roulait facilement, se peignait sans difficulté. Le seul inconvénient connu était sa fragilité dès qu'elle devenait trop sèche. Si ce malheur arrivait, elle devenait cassante comme de la glace de printemps. Il fallait alors réécrire le rouleau. Ce qui occupait plusieurs personnes pendant plusieurs saisons pour ne pas faire d'erreur.
Avec des gestes d'une infinie lenteur, il déroula le début du rouleau. Vu le graphisme, il était vieux. On ne dessinait plus comme cela maintenant. S'il avait toujours du mal avec le monde des esprits, il était par contre très fier de son savoir en graphes sacrés. Il apprécia le tracé, la tenue du pinceau ou de la plume, plutôt une plume d'ailleurs. Les couleurs restaient vives sur le bachkam ce qui facilitait la lecture. Il en déroula un peu plus de façon à voir toute la première séquence. Il poussa un cri de surprise. Il avait dans les mains le rouleau primordial, celui que Hut le fondateur avait lui-même écrit. Le vieux Maître Sorcier avait toujours refusé de dire quel rouleau avait disparu. Les gardiens des rouleaux, dont le rôle était de garder les écorces souples en humidifiant juste ce qu'il fallait la pièce, ne savaient pas ce que contenait le rouleau qui avait disparu. Ils savaient juste que l'emballage datait de cinq générations. Natckin comprenait mieux pourquoi le Maître Sorcier avait gardé le silence. Si cela s'était su, le scandale aurait été très grand et la perte de confiance dans le Temple considérable. Lentement il commença le décryptage :
- Moi, Hut venant de la grande plaine ravagée par les guerres et la famine, fonde ici, en cette vallée retirée un lieu loin des passions pour qu'il soit havre de paix.
Tous les participants retinrent leur souffle. Eux aussi avaient compris. Le rouleau primordial contenait le récit de la fondation de la ville et des premiers rites. Avant de continuer, ils chantèrent le chant des louanges de Hut. Natckin reprit le déchiffrage. Dans la première séquence Hut racontait son choix d'une vallée retirée. Il avait construit sa maison autour d'un bachkam. Son tronc puissant et ses branches basses avaient été le lieu idéal pour y construire une habitation. Au sol, il y avait mis les quelques animaux qu'il avait amenés. Sur les premières branches, il avait fixé un plancher et y avait fait sa maison proprement dite. Il avait vécu ainsi une période longue de deux hivers. Si au premier hiver, il avait perdu beaucoup de bêtes à cause du froid et du manque de nourriture, le deuxième hiver l'avait trouvé mieux préparé. Il avait découvert la première grotte et les machpes. Dans ce deuxième hiver était arrivé deux hommes. Ils étaient arrivés le jour où la lumière du soleil arrivait quand la lumière de la lune disparaissait. Ils avaient fait la fête pour cette rencontre. Natckin découvrait les graphes qui racontaient la naissance de la fête des rencontres. Il pensa que cette année la rencontre avait été mauvaise avec l'arrivée de ces extérieurs. Poursuivant sa lecture, il déroula encore un peu les écorces. Il découvrit comment les trois hommes avaient utilisé le bachkam pour y habiter. Le premier s'appelait Andris. Il fuyait aussi la guerre de la plaine. Sur son chemin, il avait croisé l'aveugle qui voyait les esprits. Grâce à lui et à ses voyances, ils avaient évité quelques mauvaises rencontres et surtout ils avaient eu la vision du bachkam et de ce qu'il pourrait leur apporter. Si Andris s'était révélé un maître dans la culture des machpes, l'aveugle qui voyait les esprits leur avait donné de précieux conseils. C'est ainsi qu'ils avaient creusé là où il fallait pour découvrir le début du réseau de grottes qu'ils utilisaient aujourd'hui. Deux longues saisons passèrent avant que Andris ne reparte vers la vallée. Hut le fondateur resta seul avec l'aveugle qui voyait les esprits. Ce dernier avait entrepris d'éduquer Hut le fondateur. Le court printemps et l'été furent des moments privilégiés pour cet apprentissage. Si l'aveugle voyait les esprits naturellement, Hut le fondateur n'y arrivait pas. Ils cherchèrent alors des herbes et des plantes pour les aider. Mais, et là Natckin articula distinctement, jamais elles ne sont nécessaires si un voyant est là. Il pensa à Tasmi et surtout à Kyll si sensibles au monde des esprits qu'ils continuaient leur mission en l'absence du Temple.
Déroulant une nouvelle séquence, il découvrit comment Andris revint avec femme et enfants qui plus est accompagné de cinq autres familles. Il trouva aussi le passage qui racontait comment sur les conseils de l'aveugle qui voyait les esprits, ils avaient fait une offrande au pied du bachkam lorsque celui-ci avait oublié de reverdir à un printemps. De ses branches maitresses, ils avaient tiré des poutres pour chaque famille. Le tronc était resté en terre et avait servi à faire la première maison longue où Andris et les siens vécurent. Quant à l'écorce, elle devint le début de leur premier rouleau. Hut le fondateur et l'aveugle qui voyaient les esprits avaient décidé de se refaire une maison commune plus haut dans la pente. Une forme naturelle dans le terrain dessinait presque un enclos.
Natckin ne put retenir son exaltation. Le rouleau décrivait précisément comment Hut le fondateur et l'aveugle qui voyait les esprits, avaient procédé pour faire de ce lieu, l'endroit sacré des rites qui devenaient nécessaires.
- Que Hut le fondateur soit loué, nous avons la réponse à nos questions.
De nouveau, ils chantèrent ses louanges. Rien ne s'opposait à ce qu'ils consacrent cette grange pour les offices nécessaires. Quant aux rites pour la fête des rencontres, ils étaient aussi décrits dans une autre partie.
Natckin rangea avec précaution le rouleau primordial dans son étui. Il fit appeler les gardiens des rouleaux et leur remit le trésor dont ils venaient de découvrir le contenu. Puis se levant, toujours suivi de Tasmi, il regagna son lieu d'habitation. Il passa ainsi le long de la rangée centrale de poutres. Arrivé à la porte de communication, il s'arrêta, se retourna et fit un signe à Tonlen qui accourut :
- Regardez, Maître officiant.
Celui-ci dirigea son regard vers ce que lui montrait Natckin.
- Oh !
- Et oui, Maître officiant, cette poutre n'en est pas une, c'est un tronc d'arbre mort qui a encore ses racines et un bachkam de surcroît.
- Alors nous serions ...
- Oui, nous sommes... et c'est sûrement pour cela que le rouleau n'a pas été découvert avant. Entre les racines du bachkam consacré, nul ne pouvait le sentir avant que cela soit nécessaire. Aujourd'hui, on peut dire qu'heureusement qu'un des Andrysio ait volé ce rouleau, sinon nous n'aurions plus de guide.
Natckin sentit Tonlen ébranlé. Qu'un acte mauvais en soi puisse devenir un bien semblait le perturber. Natckin le laissa méditer cela et, toujours suivi de Tasmi, il regagna sa chambre.
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Sealminc préparait les machpes. Elle maugréait tout en faisant son travail. Chountic était encore parti traficoter avec les extérieurs. Il lui faisait peur. Il avait échangé des machpes et de la nourriture contre du métal précieux. La viande de clach avait été très appréciée et les extérieurs avaient payé ce qu'ils achetaient, avec des éclats d'or... La première fois, quand elle avait ouvert à la patrouille, elle avait fait un bond en arrière. Elle avait cru sa dernière heure arrivée. Avec leur curieux accent, ils avaient demandé après Chountic. Avant qu'elle n'ait pu répondre, il était arrivé et avait emmené les extérieurs vers la grange. Il était revenu quelques temps plus tard, le visage très satisfait. Elle lui avait exprimé avec force son refus de voir ces gens-là ici, sans lui parler de sa peur. Il lui avait répondu sur un ton plus violent qu'elle n'avait qu'à la fermer, qu'il était le chef de sa maison et qu'il faisait ce qu'il voulait. Brtanef s'était mis à pleurer. Sealminc avait rompu la discussion pour aller s'en occuper et Chountic était parti vers les grottes à Machpes pour préparer la suite. Sealminc repensait à sa vie. Elle avait suivi les désirs de sa maison et s'était retrouvée alliée à un vieil homme. Sa maison était contente, l'alliance avait été fructueuse. Le cadeau de Chountic avait été très conséquent. Elle avait le droit de partir comme à chaque fête de la rencontre mais sa maison devrait rendre le cadeau et elle n'était pas assez riche. Elle avait vu ceux de son clan survivre grâce à ce qu'elle leur avait rapporté, juste survivre. Elle ne pourrait jamais quitter le Chountic sans mettre les siens en danger. Brtanef, comme toujours quand elle le prenait, s'arrêtait de pleurer. Il la regardait avec le même sérieux que le premier jour. Sealminc se demandait toujours ce qui occupait cette petite tête. Elle se mit à nourrir Brtanef. Avec le printemps, il recevrait un autre nom. N'étant plus dépendant d'elle, il ne serait plus le même. Un autre nom lui serait alors nécessaire. Elle-même avait changé plusieurs fois de nom, mais avait toujours gardé à peu près la même sonorité. Son nom actuel évoquait l'écoulement sa chevelure brune quand, jeune fille aux rêves fleuris, elle dénouait sa coiffe. C'est ce qui l'avait fait remarquer par Chountic. Son nom à lui évoquait bien, pensa-t-elle, toute sa sécheresse.
Chountic hurlait à son habitude, sur ses ouvriers. Il haïssait ces bons à rien qui ne lui rapportaient jamais assez. Il se félicita d'avoir eu l'idée de vendre des denrées aux extérieurs. Ils les haïssaient encore plus que ses ouvriers, mais eux au moins, ils avaient du métal précieux. L'image de Brtanef lui vint à l'esprit. Il n'aimait pas penser à lui. Cet enfant qui vous regardait comme s'il comprenait tout, le mettait mal à l'aise. Mais pour le printemps, il fallait le renommer. Il avait encore le temps d'y réfléchir et puis, ces feignants de sorciers lui souffleraient bien une idée. Il repensa à l'étrangeté de la situation. Il avait vu Brtanef diminuer et avait espéré sa mort. Cette femme était trop chétive et ne se donnait pas avec assez de soumission pour faire un descendant correct. Elle se retenait trop. La solution aurait été de changer lors de la fête des rencontres mais pas tant que l'enfant vivait. Il avait cru en sa chance lors de la mort du bébé. Et puis ce nouveau Brtanef était arrivé. Il avait cru un instant qu'il remplacerait avantageusement le rejeton chétif qui était parti, mais non. S'il était physiquement assez fort pour résister à l'exposition sous la pierre qui bouge, il était aussi un étrange étranger.
Il se posa encore une fois la question de ce qu'il avait bien pu faire pour mériter une telle suite de coups du sort. L'arrivée d'un de ses ouvriers l'obligea à se concentrer sur l'instant présent. S'il voulait devenir le fournisseur attitré des extérieurs, il fallait qu'il s'active. D'un côté, il pensait comme Rinca que le mieux aurait été de les faire disparaître, mais il était beaucoup plus lucide. Ils étaient trop forts pour eux. Les évènements l'avaient conforté dans son opinion. Comme on ne pouvait s'en débarrasser, il valait mieux faire avec et en profiter. Les autres rentraient toujours en conflit avec eux. Les extérieurs prenaient alors par la force. Il y avait des blessés, des mécontents. Lors de la première rencontre, il avait tenu un autre discours en disant qu'il n'était pas contre de leur fournir des denrées mais pas pour rien. Il avait appuyé son discours d'un don de viande de clach boucanée par ses soins. Cela avait plu au chef de la patrouille et encore mieux, la viande avait plu aux chefs des extérieurs. Quand ils étaient revenus, ils étaient demandeurs. Ils lui avaient proposé de l'or. Chountic s'était retenu pour ne pas se jeter dessus. Muoucht était là. Pour une fois tout le monde s'était assis et avait négocié. Chountic s'était engagé à fournir des machpes pour pas grand chose mais avait obtenu plus qu'il n'espérait pour faire de la viande de clach boucanée. Pour le moment et contrairement à ce qu'il leur avait dit, il vivait sur ses stocks. Mais déjà des chasseurs étaient partis et les premières bêtes arrivaient. Bien sûr, les autres maisons allaient le critiquer, mais surtout, elles allaient l'envier pour sa richesse. 
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Dans la maison Andrysio, l'activité avait retrouvé son niveau d'avant les évènements. Pour le moment, certains disaient : « avant l'arrivée » d'autres, « avant les extérieurs » mais tout le monde ou presque parlait d'avant et de maintenant. Kyll s'était remanifesté par Tasmi. La relation entre Kyll et Natckin s'était améliorée depuis que ce dernier avait compris que, jamais, il n'aurait le don des deux autres. Si Tasmi était une fenêtre ouverte dont on contrôlait mal l'ouverture, Kyll avait montré sa parfaite adéquation avec les esprits tutellaires. Même si tout ne tournait pas sans difficulté, tout le monde y mettait du sien. Leur rôle était de faire survivre la ville dans ce monde difficile. Natckin passait son temps à contempler le bachkam. Avoir devant lui, l'arbre qui avait supporté la première demeure de Hut le fondateur le menait dans des abîmes de réflexion. Tasmi comme toujours à proximité se collait contre le tronc et ne semblait plus bouger.
Pensant à haute voix, Natckin dit :
- Il faudrait recontruire l'espace sacré autour de ce bachkam.
D'une voix absente, Tasmi répondit :
- Hut avait fait l'autel face à la montagne.
Natckin dressa l'oreille en l'entendant. Il s'approcha de Tasmi. Celui-ci avait le dos collé contre le tronc et les bras étalés suivaient la courbure de la surface. Il avait les yeux mi-clos et semblait absent. Natckin le regarda. Il devait être du bon côté du tronc. Tasmi l'étonnait toujours. Entre le bachkam premier et son voyant de disciple, il était béni par les esprits de la ville. Il avait la marche à suivre et quand il doutait, il avait toujours la possibilité de faire un rite de divination avec Tasmi.
Ils avaient sauvé des flammes, des morceaux de bachkam. Ils seraient les bienvenus pour refaire un autel sacrificiel. Ils n'avaient plus d'herbes odorantes mais dans le rouleau, Hut le Fondateur décrivait comment il avait essayé plusieurs plantes avant de trouver la bonne combinaison. Il avait même essayé le spimjac et cela avait fonctionné. Natckin ne doutait pas d'en trouver chez quelqu'un. Au pire, il pourrait toujours demander à la Solvette.
D'avoir un but concret facilitait la vie de Natckin, il se posait moins de questions, il agissait. Il rentra dans la maison et prépara des équipes pour faire l'autel et les limites du lieu sacré. Il avait remarqué qu'on ne voyait pas les racines de l'arbre. Il décida de faire creuser autour. Il retrouverait ainsi la disposition du temple avec une partie basse où auraient lieu les rites et une partie haute pour que le maître officiant et ses disciples puissent se tenir.
Les sorciers de rang inférieur furent bien occupés pendant les jours qui suivirent à creuser. Une relative tranquillité régnait en ville. Quiloma n'était pas mort. Les nouvelles le donnaient en meilleure forme. Bartone semblait lui avoir rendu service. Ce dernier était vivant et traité relativement bien par les extérieurs d'après ce que Sstanch avait pu savoir auprès de Muoucht. Les Machpes donnaient et donnaient bien ce qui semblait éloigner le spectre de la faim. A Chan qui demandait l'avenir à Natckin, celui-ci avait répondu de regarder autour de lui. Les esprits avaient demandé la soumission aux extérieurs malgré ce que cela pouvait représenter pour les uns et les autres. Ils avaient suivi la voie tracée par les esprits, confirmée par le Maître Sorcier. Ils s'en portaient plutôt bien. La récolte confirmait cette impression. Chan aurait voulu savoir où était le Maître Sorcier mais Natckin lui laissa entendre que ce secret ne pouvait pas être divulgué.
Quand les racines du bachkam furent dégagées, Natckin fit arrêter les travaux. La terre avait été évacuée dehors et formait un tas sombre sur le blanc de la neige sur la petite place qui jouxtait la grange. Les extérieurs qui patrouillaient par là discutaient entre eux de cette agitation. Leurs commentaires étaient accompagnés de rires. Ils n'étaient pas intervenus. Certains jeunes sorciers rageaient de ce qu'ils prenaient pour des moqueries. D'autres plus âgés, regardaient cela avec indifférence.
- Maître Natckin, devons-nous construire l'autel?
- Non. Les esprits ne sont pas favorables. Il faudra répandre sur la terre et les racines du bachkam, la première neige qui va tomber. Il nous faut attendre.
L'attente dura jusqu'à ce que la lune soit pleine. A ce moment-là un vent venu de la plaine, se mit à pousser de lourds nuages noirs vers le col de l'homme mort. Les premières chutes arrivèrent le lendemain. Natckin avait donné l'ordre de mettre des couffins sur la terre nue pour recueillir cette neige cérémonielle. En une nuit, les cinq paniers furent pleins d'une neige lourde et collante. Les jeunes sorciers les ramenèrent au petit matin devant le bachkam. Sur les ordres de leur maître, ils répandirent toute cette neige sur les racines pendant que Natckin, Tonlen et quelques autres récitaient les mantras sacrés retrouvés dans le rouleau. Des bouquets de spimjac furent brûlés. L'odeur suave fit tourner bien des têtes. Tasmi en respira. Il tomba comme une masse, les bras en croix. Un disciple du maître officiant eut juste le temps de le rattraper. Il l'allongea par terre. Tasmi eut quelques mouvements convulsifs, bava un peu et s'agita. Quand il parla, le disciple du maître officiant sursauta.
- A vous mes disciples, je dis vous faites bien...
Natckin et Tonlen se retournèrent immédiatement. Ils se mirent autour de Tasmi couché par terre.
- ... La neige va tomber pendant dix jours. Puis viendra le vent de la montagne. Quand il cessera, alors sera venu le moment de la fête des rencontres.
Après un dernier soubresaut, Tasmi s'immobilisa. Quelqu'un le secoua un peu sans entraîner de réaction.
- Est-il mort ?
- Non, dit le maître officiant, il a été possédé par le Maître Sorcier.
- Il nous a donné la marche à suivre, dit Natckin. Allons, le travail nous attend. Dans dix jours je ferai le premier rite sur l'autel, puis nous enchaînerons avec les rites préparatoires de la fête des rencontres. Qu'on prévienne tout le monde. Quand le vent des montagnes tombera, monteront les feux de la fête.
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L'excitation monta de plusieurs crans dans la ville. La fête des rencontres allait avoir lieu. C'était le sujet de toutes les conversations. Il fallait préparer les habits de fête, les provisions, les décorations, la musique. Les sorciers n'avaient pas donné une date fixe mais un moment. De mémoire d'homme, on n'avait jamais entendu cela. Vraiment, on vivait des jours pas ordinaires. Il y eut un défilé à la maison Andrysio. Chacun venait essayant de soutirer quelques renseignements supplémentaires. Le portier ne savait pas quoi répondre. Nactkin prit une décision qui bouleversa encore un peu plus chacun. Il fit savoir que le premier jour du vent, il fallait un représentant de chaque maison pour le rite de consécration du lieu.
- Mais on n'aura jamais la place de mettre tout le monde!
- Peut-être mais le rouleau est clair. Il faut que chacun soit représenté. Prévenez le Chef de ville qu'il fasse le tour des clans et qu'il fasse au mieux.
Chan ne fut pas content de l'initiative du maître sorcier. Il ne se voyait pas refuser. Il ne pouvait pas se passer de l'aide des esprits. Il avait l'impression qu'il avait essayé au début de cette histoire de se passer de leurs conseils et que cela avait mal tourné. Il se sentait coupable, en partie seulement, mais coupable de ce qui arrivait à la ville. Il se rendit à la maison commune. Sur le mur en pisé, un enduit avait été posé. On gravait dessus depuis des générations les alliances des uns et des autres. Il étudia longtemps les différents schémas. La mémoire de la ville remontait sur bien des générations mais pas jusqu'à la fondation. On notait là chaque année après la fête des rencontres, les nouvelles alliances. Armé de sa lampe à huile, il suivait du doigt les passages d'une génération à l'autre. Chaque clan, chaque famille, était symbolisé par son totem. En suivant chaque symbole, il obtenait une ligne, donc un représentant. Les lignes se croisaient, s'entrecroisaient. Il fallait bien lors des alliances choisir quel était le totem des enfants devenus grands. Les Sorciers faisaient alors un rite et envoyaient les enfants pour le voyage initiatique à l'issue duquel, ils découvriraient qui était leur totem. Autour de lui le conseil des anciens donnait son avis. La maison Andrysio était plus petite que le temple et il fallait faire des choix sans oublier un clan ou un totem. Il fallut deux jours au conseil pour faire la liste de ceux qui devaient être là. Il restait pourtant deux points d'interrogation. Bartone ne pourrait pas venir et il manquerait la maison d'Andrysio. La deuxième question concernait les étrangers. Ils étaient présents dans la ville. Devait-on les inclure ou pas dans la cérémonie? Chan vint discuter de ces deux points épineux avec Natckin.
Ce dernier balaya le problème de Bartone d'un revers de la main. Le clan Andrysio avait eu de nombreux croisements et leur totem était bien représenté. Rinca ferait l'affaire. Son totem représenterait les deux maisons. La question d'une présence des étrangers au rite ne put être tranchée. Ils n'étaient pas les bienvenus mais ils étaient là. La position des esprits n'était pas claire. Natckin répondit à Chan :
- J'en référerai au Maître sorcier. En attendant prévenez ce groupe de cinquante d'être là quand la neige cessera de tomber, au lever du jour.
Chan se retira. Natckin rentra dans la maison Andrysio. Il était perplexe. Il ne savait pas comment contacter Kyll. Il ne pouvait pas faire un rite avant la grande cérémonie de consécration. La question resterait sans réponse, à moins,..., à moins que Tasmi ne serve de relais. C'était une bonne idée. Mais comment faire que pour que Tasmi contacte Kyll ?
- Vous semblez préoccupé, Maître.
- Oui, Tasmi. J'aimerais que tu contactes le Maître Sorcier. Nous allons nous mettre en méditation pour réfléchir à cela.
Tonlen qui avait besoin d'instructions, les trouva faisant face au bachkam. Les deux sorciers étaient assis en tailleur, semblant fixer l'écorce de l'arbre. Il toussota pour attirer l'attention. Natckin se lava en faisant signe à Tasmi de ne pas bouger.
- Quelque chose ne va pas, Maître Natckin, voilà un bon moment que je vous cherche.
Natckin lui expliqua à voix basse ce qui se passait. Tonlen hocha de la tête gravement.
- Ne soyez pas dans l'inquiétude, Maître Natckin. Le Maître Sorcier sait. Il fera ce qui est nécessaire. Lui peut faire les rites qui nous sont interdits.
Curieusement, cette réponse qui ne disait rien, le rassura. Il n'était pas en charge de la responsabilité de tout. Il écouta les demandes de Tonlen. La réception de laïcs demandait beaucoup d'efforts. Les totems devaient être particulièrement honorés. Tonlen hésitait sur l'ordre de la préséance. La discussion entre la position des uns et des autres s'éternisait. Tasmi toujours assis en tailleur, méditait en contemplant l'écorce. Son esprit vagabondait passant de l'écorce de l'arbre à celle des choses. Dans le cours des paroles qui frappaient ses oreilles, il entendait les noms des totems : tibur, loup, clachs, jako... Bientôt il les vit comme s'ils dansaient devant lui. Il suivit la ronde des yeux. Il vit comment ils s'organisaient. La discussion des deux maîtres était inutile. Il voyait nettement comment les organiser. Il voulut sortir de sa transe pour leur donner la bonne nouvelle quand un être gigantesque les couvrit de son ombre et s'installa comme le maître des maîtres. Il n'avait jamais vu d'animal aussi beau, aussi grand, aussi puissant. Il le vit se poser, ouvrir la gueule et cracher le feu. Instinctivement, il se jeta en arrière en fermant les yeux et en criant.
Quand il rouvrit les yeux, Natckin et Tonlen le tenaient. Il tremblait de tous ses membres
- Qu'est-ce qui se passe, Tasmi ?
- Je les ai vus, je les ai vus !
- De qui parles-tu?
- Les totems, j'ai vu la ronde des totems.
- Peux-tu la décrire?
- J'ai vu aussi le maître des maîtres des totems.
- Parle ! Comment est-il ?
- Énorme, comme un charc noir mais gros comme la montagne, avec des dents comme des épées et des écailles comme les haches de Kalgar. Il a ouvert sa gueule et le feu en est sorti. Alors j'ai crié.
L'interrogatoire continua un moment, mais Tasmi ne semblait pas pouvoir en dire plus. En revanche, il sut donner l'ordre de la ronde des totems.
Natckin avait donné l'ordre qu'on serve du malch noir à Tasmi pour le remettre de ses émotions. Pendant que Tasmi finissait de trembler, Tonlen et lui discutaient du maître des maîtres.
- Les vieilles légendes renaîtraient-elles?
- En tout cas, Maître officiant, cela fait deux fois qu'on entend parler de ces animaux gros comme des montagnes, les gragomes
- Plutôt dragon selon les paroles du conteur. En tout cas la puissance de ce totem dépasse celle des autres. Qui peut être son représentant ?
- Les étrangers peut-être?
- Peut-être. En tout cas, cela veut dire qu'il faut laisser la place d'honneur vide. On ne peut pas courir le risque de mal recevoir un tel totem.
- Voilà qui est bien parlé !
Les deux sorciers se retournèrent, surpris en entendant cette voix. Tasmi se tenait debout à côté d'eux.
- Je l'ai vu, on ne peut le mécontenter. Son regard est extraordinaire. Si je n'étais pas sorcier, je me mettrais à son service.
- Repose-toi, Tasmi. Cette vision a été une épreuve.

74
Chountic se rengorgea. Le maître de ville venait de lui annoncer qu'il devait être présent pour la consécration du temple dans la maison Andrysio, présent avec son totem.
- Tu vois, dit-il à Sealminc, quand il y a des choses importantes, on vient me chercher ! L'ours, mon totem est le plus fort des animaux. Je serai au premier rang.
Sealminc l'écouta la tête basse. La seule bonne nouvelle est que la fête des rencontres aurait bien lieu. Elle pensa qu'elle allait entendre cette histoire en boucle jusqu'à la cérémonie. Chountic aimait plus encore les honneurs que la richesse. Voilà qui l'arrangeait bien. Elle ne serait pas obligée de chercher un sujet pour le contenter, pour préserver sa tranquillité. Avec ce que venait de lui dire Chan, il allait se raconter des histoires tout seul, tordre la vérité pour la faire coller à ses rêves.
- Il faut me retrouver mon habit cérémoniel.
Sealminc tout à ses pensées, fit l'erreur de ne pas répondre assez vite. Chountic la bouscula :
- Mon habit ! Vite, au lieu de rêvasser à je ne sais pas quoi. On honore ton époux et tu ne réagis pas. Mais qu'est-ce que j'ai fait aux esprits pour avoir une empotée pareille !
Sealminc fila. Elle n'avait jamais vu ce vêtement. Elle courut jusqu'à la chambre. Derrière dans un couloir entre deux murs, étaient rangés toutes sortes d'habits que Chountic ne mettaient plus mais dont on ne pouvait se débarrasser. Un habit totémique devait avoir certaines caractéristiques. Elle savait que le totem de Chountic était l'ours. Elle pensait régulièrement que s'il en avait la force, il en avait aussi le caractère. A la faible lueur de sa bougie, elle écartait les affaires empilées. Elle ne le trouva pas rapidement. Plus cela allait et plus elle s'énervait. La peur que Chountic vienne voir ce qu'elle faisait, entra en elle, la rendant encore plus malhabile. Soudain l'espoir revint. Elle avait senti une griffe. Elle tira dessus. Elle entendit la déchirure se faire. Elle se maudit de sa fébrilité. Enfonçant à nouveau ses mains dans le tas des habits, elle trouva une autre griffe. Elle ne refit pas la même erreur. Elle bouscula le tas pour en extraire ce qui l'intéressait. Elle ramena sa découverte dans la chambre. Malgré la neige qui tombait, la lumière était assez bonne pour qu'elle voie ce qu'elle avait posé sur la paillasse. C'était un manteau en peau d'ours bien-sûr, sur lequel étaient cousues griffes et dents. Il était en mauvais état. Jamais porté, jamais entretenu, il avait beaucoup souffert de son oubli sous une pile de vieilles loques. Avec précaution elle le souleva et partit vers la grande salle. Quand elle y arriva, Chountic pérorait tout seul. En s'approchant, elle vit le pot de malch noir. Elle ne s'étonna plus de le voir comme cela.
- Voici l'habit.
Il se retourna, l'œil déjà trouble. Comme il ne répondait rien, elle se dépêcha d'enchaîner.
- Il a quelques accros en raison de son stockage. Je vais aller le réparer. Si vous le voulez pour la cérémonie, ne me dérangez sous aucun prétexte.
Avant qu'il n'ait le temps de dire quoi que ce soit, elle était partie, heureuse. Avec ce qu'elle venait de dire, elle aurait la paix pendant les jours qui venaient. Jamais il n'oserait venir, il aurait trop peur qu'elle ne lui donne pas un habit conforme pour la cérémonie. Elle s'enferma dans la partie réservée aux femmes. Bien sûr, elle allait devoir travailler beaucoup pour remettre cet habit en état mais elle ne le subirait pas pendant tout ce temps. 
75
Quiloma reprenait des forces de jour en jour. La Solvette le voyait s'asseoir plus souvent et même se mettre debout. Qunienka restait plus longtemps. Il n'appréciait toujours pas de laisser son prince sans une protection rapprochée dans la maison même de la Solvette et le disait à chacune de ses visites. Quiloma répondait invariablement en disant qu'il était l'hôte de la marabout et qu'on ne peut aller contre la volonté d'un marabout. Quand son second partait, Quiloma se recouchait. Il fatiguait encore très vite. La Solvette invariablement lui apportait une tisane.
- Elle a mauvais goûte !
Quiloma l'avait suprise en utilisant sa langue. La Solvette lui répondit :
- Qcar (Elle fait du bien).
Ils avaient ri de bon cœur de leurs accents épouvantables mais avaient continué à discuter dans ce sabir fait du mélange des deux langues. La Solvette avait un avantage sur Quiloma, elle le comprenait même quand il parlait dans sa langue natale.
La maison de la Solvette se vidait doucement. Les blessés et malades pouvaient rentrer chez eux. Chan était passé pour une douleur dans le pied. La Solvette lui avait donné le mélange de plantes qui va bien et lui avait rappelé que le malch noir ne faisait pas que du bien. C'est par lui qu'elle avait appris la cérémonie prochaine de consécration d'un nouveau temple dans ce qui était la maison Andrysio ainsi que la date de la fête des rencontres. Comme d'habitude, elle n'était pas invitée. Il y avait entre les sorciers et elle une rivalité qui durait depuis des générations. La mère de la mère de sa mère avait laissé des récits qu'elle avait entendus quand elle était encore enfant. Un certain équilibre existait cependant. Si on avait besoin des esprits pour savoir comment se comporter dans l'avenir et pour le bien de tous, on avait besoin d'elle et de ses soins pour les accidents et les maladies. Le vieux maître sorcier qui venait de mourir la méprisait ouvertement et souhaitait tout aussi ouvertement de la voir morte. Kyll qu'elle avait soigné alors qu'il n'était qu'un bébé, semblait plus doux et n'avait jamais pris position ouvertement. Maintenant qu'il était maître sorcier, peut-être allait-il dire autrement. Quant à Natckin, c'était un ambitieux dont le monde venait de s'effondrer à l'arrivée des étrangers. Sans qu'elle sache pourquoi mais eux l'avait respectée à la première manifestation de son pouvoir sur le monde. Elle avait interrogé Quiloma sur ce sujet. Elle avait ainsi appris l'existence de marabouts là-bas dans le monde froid qui s'étendait au-delà des montagnes. Mais son vocabulaire limité et sa connaissance limitée de cet aspect de son univers, avait laissé la Solvette sur sa faim. Peut-être existait-il une confrérie ou des gens comme elle? Elle aurait aimé avoir des échanges avec des personnes vivant des expériences semblables.
- Quai que sait?
La solvette souria en entendant Quiloma.
- KKre (quand vous avez pris le temple des sorciers, les rites n'ont pas eu lieu. La vie de la ville est menacée).
Quiloma souria aussi en entendant les efforts de La Solvette pour utiliser sa langue. Ils tentèrent de se faire comprendre l'un à l'autre les rites qui avaient de l'importance. Quiloma expliqua comment dans son monde le dieu était un dragon géant et que les rites tournaient autour de cela. Il trouvait que le commerce avec les esprits, était contre nature et que seul le dieu Dragon méritait des rites. 
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Pour Natckin, c'était le grand jour. Il allait faire un rite qui n'avait pas été fait depuis des générations et des générations. Les gardiens des rouleaux avaient eu pour mission de préparer un nouveau rouleau. Un des gardiens avait pour mission de noter tout ce qui allait se passer pour pouvoir le transcrire.
Chountic écumait. Sa femme n'avait pas encore amené son habit cérémoniel et le jour allait se lever. Il alla tambouriner sur la porte.
- Dépêche-toi. Il faut que je sois à l'heure pour occuper ma place.
Sealminc apparut. Elle portait le lourd manteau de poils d'ours. Elle avait beaucoup travaillé pour le remettre en état et son visage en portait les traces. Elle avait peu dormi. Elle avait du rapetasser beaucoup d'endroits et refaire toute la doublure. Les éléments porteurs d'énergie comme les dents et les griffes tenaient mal. Elle avait tout renforcé. Quand elle voyait son travail, elle se sentait fière.
Chountic lui arracha presque des mains.
- Enfin ! fut le seul mot qu'il prononça. Il lui tourna le dos et partit s'habiller.
Sealminc sentit sa gorge se serrer.
Quand Chountic arriva à la porte de la maison Andrysio, il s'aperçut qu'il n'était pas le premier. Il vit Rinca qui attendait avec son habit fait de peau de loup noir. Il arborait une mâchoire en pendentif. Il y avait aussi Canoambo représentant le tibur et Logéane avec son habit de charc. Chountic fit intérieurement la grimace, sans cette paresseuse de femme, il aurait été le premier. Il se dit qu'il se rattraperait une fois entré.
Les portes grincèrent en s'ouvrant. Les sorciers étaient à l'heure. Le disque solaire venait juste d'apparaître sur l'horizon. Ils découvrirent le maître sorcier au milieu du passage. Ce n'était pas celui qui avait disparu. Le maître de ville s'avança. Son habit était fait de plaques de bachkam.
- Nous sommes là ! dit-il d'une voix forte. Nous sommes tous là.
- Entrez, que chacun se place là où on l'attend.
Des disciples s'avancèrent. Ils firent signes aux uns et aux autres et les placèrent sur un cercle entourant l'autel et le bachkam premier. La procession avait été longuement préparée. Il ne fallait pas commettre d'impair. On ne pouvait pas placer certains totems à côté d'autres en raison de leur incompatibilité. Pire, on ne pouvait pas faire suivre le même chemin aux différents représentants. Pour que les esprits soient satisfaits, il ne fallait pas que les traces de certains totems coupent les traces d'autres totems.
Quand Natckin qui était resté à la porte tant que durait la procession d'entrée, arriva près de l'autel, il était satisfait. Tout s'était bien passé. Il n'y avait pas eu de possession anormale. Aucun totem ne s'était encore manifesté, preuve qu'il avait accompli correctement le début du rite. Toujours derrière lui, en grand habit, Tasmi se demandait un peu ce qu'il faisait à cette place alors que son rang hiérarchique était beaucoup plus bas.
Chountic avait mis le crâne d'ours sur sa tête, ce qui cachait son visage. On ne voyait pas son mécontentement. Il avait pensé qu'on mettrait les totems en rang et qu'il serait au premier. Le cercle ne lui allait pas. C'était mettre tout le monde sur le même pied. Il ne trouva pas cela juste.
Devant lui le maître sorcier, suivi par un second dans un habit semblable, commençait les incantations. Des torches étaient allumées. Le bois de clams dégageait son odeur et ses fumées. Le maître sorcier s'approcha de lui et brûla sous son nez du spimjac. Puis continua avec son voisin. Il fit ainsi le tour des cinquante totems. L'odeur du spimjac était entêtante. Chountic n'arrivait plus bien à penser. Des images de forêts lui apparaissaient. Il sentait ses bras devenir lourds mais puissants. Les incantations continuaient, reprise par un chœur caché dans la pénombre. L'ambiance était quasi hypnotique.
Rinca se balançait d'avant en arrière, des démangeaisons dans les membres. Il avait le désir de la course. Il ne put retenir un hululement. Ce fut comme un signe. De multiples cris, bruits, raclements se firent entendre. Natckin regarda l'assemblée. Les totems étaient maintenant là. La magie opérait. Les hommes ne bougeaient pas de leur place, gardant le cercle complet mais chacun exprimait sa nature totémique. Natckin se retourna vers l'autel et le bachkam premier.
Il disposa une bougie. La dernière qu'il leur restait. Sa flamme claire troua la pénombre. Il se retourna pour dire la formule consacrée. Il vit Tasmi. L'œil fixé sur la flamme de la bougie, il semblait commencer une transe.
Dans la cacophonie indescriptible qui régnait dans la maison Andrysio, une voix s'éleva claire et nette, ramenant le silence. Natckin reconnut la voix de Kyll.
- Il vient le grand totem. Accueillez-le!
Les deux grandes portes s'ouvrirent brutalement. Qunienka entouré de dix hommes, fit irruption dans la salle.
- TIVH SRANCT CRAVTO !
Natckin se retourna vers les arrivants. Les arcs étaient bandés et armés, dans la rue d'autres guerriers étaient prêts.
- A genoux ! cria-t-il.
Tous les totems s'agenouillèrent. Le mouvement surprit Qunienka. Il pensait avoir à faire à une rébellion et voilà qu'ils se prosternaient. Il y eut un moment de flottement.
Seul Tasmi resta debout.
- Graph ta cron (Gloire au dragon) ! Gloire au Dragon et à son totem ! hurla-t-il
Qunienka regardait Tasmi qui parlait dans sa langue rendant gloire au dieu dragon. Il fut encore plus déstabilisé quand toute l'assemblée reprit la proclamation. Les guerriers blancs baissèrent leurs arcs. Ils ne savaient plus quoi faire.
- PRICT QUILOMA !
Le cri bien connu annonçant leur prince fit s'agenouiller tous les soldats.
Quand Quiloma entra soutenu par la Solvette, la scène était surréaliste, cinquante personnes revêtues des habits totémiques les plus divers se prosternaient en répétant : « Graph ta cron ! Graph ta cron ! »
Les soldats genoux à terre rendaient hommage à leur prince. Dans la pénombre, on entendait le chœur des sorciers moduler : « Gloire au Dragon et à son totem! »
Natckin était face contre terre. Seul Tasmi était debout, tournant sur lui-même en faisant flotter sa robe de cérémonie autour de lui.
Quand Quiloma arriva devant lui, il se laissa tomber devant lui : « Que ton maître soit béni, lui qui est notre maître ! Gloire au dieu Dragon et à son serviteur! »
77
Le vent s'était mis à souffler et ne semblait pas vouloir faiblir. L'ambiance en ville était électrique. Entre la fête des rencontres qui excitait petits et grands et les suites de la cérémonie de consécration qui venait d'avoir lieu, les gens n'arrêtaient pas de parler, de gloser, de réfléchir, de râler, de supputer, de prévoir ou de deviner ce que l'avenir réservait. Il n'y avait pas eu une telle effervescence depuis ... depuis si longtemps que personne n'en avait le souvenir.
Chountic ne décolérait pas. Non seulement, il ne s'était pas senti honoré à sa juste place, même si la cérémonie du spimjac avait commencé par lui, mais en plus il s'était entendu glorifier le roi dragon. Rinca en était lui physiquement malade. Une diarrhée verte ne le lâchait plus, lui déchirant le ventre de ses spasmes avant de le vider et de le laisser pantelant. Il n'avait que le temps de récupérer un peu avant que cela recommence. Le seul avantage, il n'avait pas à penser à ses morts et à ses paroles de soumission aux étrangers.
Kalgar avait repris ses activités tranquillement. Son totem était le litmel, cet arbre presque aussi dur que le fer dont on faisait tous les manches d'outils ou de lances. Il avait vécu avec plus de tranquillité comme son totem, cette cérémonie. Il se demandait si cette cérémonie lui permettrait d'avoir des pierres qui brûlent. Il en avait parlé avec Talmab. Sa femme, toujours très pragmatique, avait soutenu la soumission aux étrangers et à leur dieu dragon. Il était le plus fort puisqu'il leur avait donné la victoire. Les sorciers eux-mêmes, le disaient. Leur avenir passait par là. En se soumettant, ils gagneraient. Alors autant accompagner le mouvement.
Chan ne savait pas quoi penser. Dans les jours qui avaient suivi la cérémonie, il avait senti que les étrangers étaient plus calmes, plus détendus. Il semblait y avoir moins de conflits. Était-ce provisoire, ou bien est-ce un nouveau climat relationnel? Le conseil des anciens avait beaucoup discuté mais avait fini par se ranger derrière l'opinion des sorciers. Si la paix revenait, on aurait peut-être la prospérité.
Sstanch qui bien qu'absent des représentants des totems de la cérémonie, avait suivi les évènements. Il avait vu arriver la cohorte des guerriers blancs qui lui avait interdit d'intervenir. Il avait vu ce couple étrange composé de Quiloma soutenu par la Solvette entrer dans la maison Andrysio. Il avait entendu comme les autres témoins les cris de soumission et de glorification. Ses rapports avec les soldats étrangers avaient changé. Avant ils le respectaient comme on respecte quelqu'un qui fait le même métier que vous, mais depuis la cérémonie, ils acceptaient de communiquer avec lui. Ils avaient même pour la première fois accepté qu'il s'entraîne avec ses hommes sur le même terrain qu'eux.
Bartone dans son cachot avait aussi senti le changement. On lui avait allongé ses chaînes de pieds et libéré les bras. Il ne savait toujours pas ce qu'on allait faire de lui, mais profitait de cet adoucissement de ses conditions de détention.
Quiloma avait fait un effort pour aller à la cérémonie. Il avait appris par Qunienka que les habitants allaient faire une grande réunion, ce qui dans son esprit voulait dire rébellion. Quiloma en avait parlé avec la Solvette. Ils en avaient parlé plusieurs fois avant que Quiloma ne comprenne vraiment ce qu'il se passait. Il était arrivé à la conclusion que l'intervention de ses soldats ce jour-là risquaient plus de déclencher une bataille rangée que de lui assurer la tranquillité. Il pensa qu'il valait mieux pour sa mission qu'il n'y ait pas de mort. La Solvette lui avait fait remarquer que c'était bien pensé mais un peu tard. La cérémonie débuterait à l'aube et son second ne viendrait que plus tard pour faire le rapport de son intervention. Quiloma avait décidé d'y aller. Il s'était mis debout, avait revêtu ses habits mais avait fait eu un vertige en arrivant à la porte. La Solvette qui ne l'avait pas quitté des yeux, l'avait rattrapé à temps. Les gardes devant la maison avaient été très heureux de voir leur prince sortir. Ils n'avaient pas osé intervenir quand ils avaient vu la maraboute soutenir leur prince. Ils les avaient escortés. Eux aussi pouvaient témoigner de l'accueil fait au prince par les villageois. Quelque chose avait eu lieu. Il y avait là un mystère et cette maison nécessitait une attention spéciale et beaucoup de respect.
Son retour chez la Solvette avait été moins glorieux. Deux guerriers avaient été nécessaires pour le porter sur son lit.
Kyll racontait son voyage de machpsapsa à ses compagnons. Avec force gestes, il expliquait comment il était arrivé juste au début de la cérémonie. Il leur décrivait les totems qui arrivaient et comment ceux-ci prenaient possession des porteurs de totem.
- C'est extraordinaire de voir l'esprit de l'ours descendre sur Chountic. Le corps de Chountic est devenu comme transparent. Je ne voyais que l'esprit puissant qui l'occupait. Pareillement pour les autres. Kalgar bougeait comme un arbre. Rinca hurlait comme un loup. Natckin a bien étudié son cercle. Je n'ai pas vu une fausse note. Ils étaient tous à leur place. Il ne restait que la place centrale. Je sentais bien qu'il l'avait réservé au grand totem. Je l'ai vu. Tasmi a raison. Il est merveilleux de majesté et de puissance. Il semblait flotter dans toute la pièce et il est venu se poser sur le prince des étrangers soutenu par la Solvette. Alors qu'elle aurait dû être repoussée quand le totem est descendu sur le prince, elle est restée en contact. Il y a là un mystère qu'il me faudra éclaircir. Le grand totem est leur dieu dragon. C'est évident. Il ne peut y avoir en ce monde deux choses aussi puissantes. Les esprits nous ont bien guidés. Sans eux nous aurions résisté et nous aurions disparu. A son service, nous allons devenir grands. Si nous ne faisons pas d'erreur.
Le conteur n'en revenait pas. Lui qui depuis tous ces hivers, se contentait de réciter les histoires banales, était sollicité pour dire la geste du dragon.
-Quand le vent tombera, tu la réciteras, lui avait dit le maître de ville. Tu ouvriras la fête des rencontres, afin que tous sachent ce qui est bon à faire ou à ne pas faire.

78
Le vent soufflait et ne semblait pas vouloir faiblir. Le conteur en était heureux. Quand le maître de ville lui avait annoncé qu'il dirait la légende du dragon, il s'était senti rempli d'importance. Le lendemain, il déchantait. Il y avait tellement longtemps qu'il ne l'avait pas racontée, qu'il ne s'en souvenait plus distinctement. Il se souvenait de son maître dans les hautes terres d'une autre vallée qui lui avait enseignée. Il se souvenait de l'importance qu'il accordait à cette geste.
- Ne l'oublie jamais, petit, elle pourra te sauver la vie.
Aujourd'hui c'est sa réputation qu'elle sauverait s'il s'en rappelait. Il décida d'aller faire un tour. Le soleil était revenu avec le vent. Tout le monde dans la ville préparait la fête. Lui seul la redoutait. Les guerriers blancs étaient devenus moins suspicieux depuis la cérémonie à la maison Andrysio. Le souvenir du totem dragon raviva ses craintes. Il marcha sans but. Il voulait juste trouver un coin tranquille à l'abri du vent pour essayer de se remémorer la geste du dragon.
Son vieux maître lui avait enseigné les mouvements-mémoire. Cette gestuation accompagnait les accords de son instrument et soutenait le récit. Elle servait aussi de support à sa mémoire. Il regretta encore une fois d'avoir laisser trop de temps passer sans faire les exercices propres à son art. Il reconnaissait que depuis qu'il était arrivé dans la ville, il se laissait un peu aller. Il y avait toujours un repas et du malch noir pour un bon conteur. Les gens d'ici étaient assez simples. Comme les enfants, ils voulaient entendre les mêmes histoires. C'était facile pour lui. Sa position de conteur lui avait valu les bonnes grâces du maître sorcier. Il lui avait fait récit des évènements propres à la ville. Il disait que les esprits lui avaient révélé qu'il ne fallait pas mettre tous ses souvenirs au même endroit et que c'est pour cela qu'il lui racontait ce qu'il lui racontait. Tout ne pouvait pas être dit, mais la majorité des récits lui permettait de faire un conte ou une légende propre à lui attirer les faveurs des habitants. Les vieux récits s'étaient ainsi affadis. Ne les gestuant plus, il les avait presque oubliés. Bien sûr, il connaissait les grandes lignes et les principaux évènements, mais il lui manquait tout ce qui rendait le récit crédible et vivant, tous ces détails sans lesquels un récit ne vaut pas mieux qu'un rapport militaire.
Avec ses raquettes, il marchait dans la neige fraîche. Des tourbillons de poudreuse lui fouettaient les jambes pendant qu'il avançait. Sstanch lui avait conseillé un chemin.
- Tu verras là-bas, tu seras à l'abri du vent. Tu pourras répéter sans rien dévoiler avant la fête.
S'il savait ! Il n'avait rien à dévoiler puisqu'il ne se souvenait plus. C'est en remuant ses pensées moroses qu'il arriva à la clairière que lui avait signalée Sstanch.
Effectivement le vent n'était plus qu'un murmure en ces lieux. Le soleil éclairait les pierres que la neige n'avait pas recouvertes.
- Voilà, un endroit idéal pour tenter de se souvenir, pensa-t-il.
Il accrocha son courdy à une branche. Il y faisait très attention. Il en était à son deuxième. Son premier courdy lui avait été donné par son maître. C'était un petit modèle. Il était toujours ému quand il repensait à cette période de découverte de la musique et du courdy. Il avait le don pour pincer les cordes. Il en tirait plus de sons que les autres. Une fois conteur confirmé, il avait fabriqué son courdy. Il y avait passé presque quatre saisons pour en faire l'instrument presque parfait qui l'accompagnait.
Il monta sur la grosse pierre noire qui occupait le centre de la clairière. Le soleil l'avait réchauffée. Elle n'était même pas froide. Sstanch avait raison, il serait bien ici pour répéter, car il allait répéter jusqu'à ce que tout revienne. Il allait commencer par des exercices de respiration. Comme lui disait son maître, le souffle est le maître de tout conteur quand il circule bien.
Le conteur s'assit au sommet le dos appuyé à un méplat. Il ferma les yeux et commença à respirer. Il se concentra sur le trajet de l'air, dans le nez, dans la gorge, dans la poitrine et jusque dans le ventre. Il respirait amplement et bruyamment. Il se sentit s'apaiser. Il allait pouvoir travailler.
- Voyons, comment commence l'histoire ?
- Par il était une fois ? Non ?
Il sursauta au son de cette voix. Il ouvrit les yeux et eut le bref sentiment qu'il voyait deux soleils. Il se frotta les yeux, mais l'image persistait. C'est alors qu'il remarqua les dents. Il sauta sur ses pieds et s'appuya sur la roche derrière lui, qui se mit à bouger. Il était sur le dos d'une bête énorme. Ce qu'il avait pris pour une roche était le dos du monstre.
- Tu es tout pâle, être debout. Tu ne te sens pas bien?
- Vous parlez !
- Tu es différent de Mandihi. Tes pensées n'ont pas la même odeur. Qui es-tu?
Tombant à genoux devant l'énorme gueule qui le surplombait; le conteur se mit à crier :
- Ne me mangez-pas ! Ne me mangez-pas !
Il aurait continué à supplier sans le rire qu'il entendit. Non seulement, il entendit la bête rire mais il dut s'accrocher à ce qu'il comprenait être ses écailles pour ne pas tomber, tellement ce rire secouait tout le grand corps sur lequel il était monté.
- Je ne voulais pas faire mal, je voulais juste retrouver la geste des dragons.
En entendant cela, la bête s'arrêta brusquement.
- Tu cherches la geste des dragons ?
- Oui, je l'ai sue mais ma mémoire me fait défaut.
- Alors regarde-moi, être debout.
Les yeux de la bête devinrent comme de l'or fondu. Le conteur ne pouvait s'empêcher de fixer ce regard qui le pénétrait. Le monde extérieur sembla disparaître...
Quand il se réveilla, le conteur se dit qu'il avait fait un rêve étrange. Un jeune dragon lui avait parlé, lui racontant toute la geste dont il avait besoin pour la fête des rencontres. Sstanch avait raison, cet endroit était très bien pour se remémorer les souvenirs. Maintenant, il se rappelait toute la légende des dragons. Il avait même l'impression d'en avoir touché un. Mais c'était sûrement dans son rêve. Il décida que la clairière devrait se nommer clairière du dragon. Il récupéra son courdy et décida de rentrer en ville. Le vent pouvait tomber, il était prêt. 
79
Chan était content. Le vent soufflait et ne semblait pas faiblir. Les hommes cueillaient les machpes. Encore deux jours et la récolte serait rentrée. La fête des rencontres était prête. Chaque maison avait préparé ses décorations. La Maison Commune avait un air de fête en attente. Les torches étaient au mur, prêtes à être allumées. On avait dressé les tables, les outres de malches noir étaient rangées. Les enfants devenaient difficiles à tenir.
Le maître sorcier Natckin était venu dire à Chan que les rites étaient clos. En débarrassant la grange de la maison Andrysio, ils avaient trouvé des jarres de sicha. Leurs rites interdisaient cette boisson trop forte. Ils avaient décidé d'en faire cadeau pour la fête des rencontres. Mélangée au Malch noir, elle allait faire chanter les habitants.
Quiloma, allongé dans la pénombre, discutait avec la Solvette de la fête des rencontres.
- Vos rites sont courieux. Il est possible de changer de femme.
- Rmi (ou de mari), répondit la Solvette, (ou de ne pas changer).
- Nous avons un cvaldale, je ne sais pas le mot dans votre langue. C'est une fête mais sans règles. Le mega peut aller avec qui il veut même la plus haute princesssse si elle l'accepte.
- Ici aussi pendant la fête des rencontres, c'est possible. Pas toujours bien vu, mais possible. Il ne peut y avoir de sanction pour avoir fait cela.
- Tnel cart, pardon le vent souffle toujours.
- Oui, mais je sens qu'il va finir. Dans deux ou trois jours, la fête sera.
- Je vais mettre mes hommes en alerte.
- Non, laissez faire. Qu'ils se méfient, qu'ils regardent mais qu'ils n'interviennent pas, sauf si on les invite.
- Lès invite? Qu'est-ce que cela veut dire?
- Certaines femmes d'ici ne sont pas insensibles au charme des guerriers blancs...
- J'ai raison, je vais mettre mes hommes en garde ! dit-il dans un grand rire.

La Solvette avait bien senti. Dans la soirée du deuxième jour, le vent était tombé. Les machpes étaient cueillies. Tout semblait aller pour le mieux. Avec la nuit, tout le monde s'était dépêché d'aller couper des branches pour décorer la Maison commune et sa place. Les guerriers étaient étonnés. Personne ne faisait attention à eux. Qunienka avait rencontré Quiloma qui lui avait donné les consignes pour la fête: pas d'intervention intempestive, on avait juste le droit de se défendre. Il fallait laisser les villageois puisque maintenant ceux-ci semblaient vouloir se soumettre au Dieu Dragon.
Le conteur s'était installé. Toute l'assemblée était réunie sur la place devant la Maison commune. Même les guerriers extérieurs étaient là depuis la terrasse qui d'habitude servait aux sorciers. Avec le mur de pierre derrière lui, le vent qui était tombé et le soleil qui brillait, les conditions pour dire la légende étaient réunies. Il se gratta la gorge.
- Au début était la violence.
Il marqua une pause pour laisser les spectateurs réagir. Il remarqua Muoucht qui traduisait. Il reprit.
- Il y a bien longtemps quand la terre était plus jeune, les dieux luttaient pour avoir la suprématie. Des dieux aux noms oubliés disparurent dans la tourmente. Avec eux de grands peuples et de grandes civilisations. C'est à cette époque que Cotban s'installa, faisant du soleil son allié. En face de lui Sioultac s'arrogea les terres froides apprenant à maîtriser le vent et l'eau. Les autres dieux furent relégués dans les mondes souterrains ou dans les profondeurs sombres des océans lointains. Mais un dieu eut le génie de choisir un ancrage que nul ne pourrait lui ravir puisque c'est de lui qu'il naîtrait. A Cotban, il ravit la chaleur, à Sioultac, il déroba la dureté de la glace et la puissance du vent, ainsi fut créé le premier dragon, à la peau plus dure que la plus dure des glaces et au souffle plus brûlant que le plus brûlant des soleils. Il le dota d'ailes pour le rendre rapide comme le vent. Et les dragons lui rendirent hommage. Cotban jalousa le dieu dragon que ses adorateurs rendaient puissant et créa des hommes noirs pour lui rendre un culte. Sioultac cria sa rage dans une tempête effroyable, cinglant les enfants du dieu dragon de ses aiguilles de glace. Ce fut le premier hiver. Ceux-ci trouvèrent un refuge dans les grottes que le dieu souterrain Wortra, écarté des grands pouvoirs par les trois dieux souverains, ouvrit pour eux en échange d'un peu du feu qu'ils portaient. Sioultac voyant son échec créa les gowaï à la fourrure blanche et aux rites funéraires compliqués. Wortra ayant le feu, s'enfonça dans les profondeurs de la terre et créa les êtres des mondes souterrains, se désintéressant du combat de la surface. Cotban voyant la puissance de Sioultac s'étendre, et ses hommes noirs souffrir, lança son premier assaut contre lui. Grâce à la force de ces adorateurs, il avança vers les terres froides. Ce fut le premier printemps. Le dieu dragon chercha comment aider ses créatures. Ils étaient forts mais leurs ailes vulnérables. Ils étaient puissants mais leurs griffes ne valaient pas les mains des hommes noirs. Alors Le dieu dragon créa les hommes blancs pour que Sioultac ne les voie pas et pour qu'ils soient une aide pour ces premiers nés. Leurs mains furent secourables pour les dragons et les dragons les protégèrent. Ils travaillèrent la terre pour qu'elle produise ce qui est bon pour le dragon et pour les hommes. Mais Sioultac ne décolérait pas et repartait à l'assaut. Cotban refusait de se laisser battre et lui rendait coup pour coup, saison pour saison. Ainsi passa le temps. Les hommes se multiplièrent plus vite que les dragons. Travaillant encore et toujours la terre, ils réveillèrent les forces anciennes, un temps oubliées. De nouveaux totems apparurent. Les hommes sacrifièrent à d'autres esprits. Le dieu dragon en fut affaibli et avec lui les dragons. Il y eut moins de petits. Dans la grande plaine d'autres combats occupèrent les hommes qu'ils soient blancs ou noirs. Ils laissèrent Sioultac et Cotban continuer leur lutte. Certains comme Hut continuèrent à participer à la bataille de l'hiver par le rite de la longue nuit. Les autres firent d'autres cérémonies. La présence du dieu dragon déserta leur mémoire et devint une légende sur la terre d'en bas. Les saisons succédèrent aux saisons. Plus aucun dragon n'y volait quand Hut le fondateur monta chercher la paix sur la terre d'en haut. Il n'en trouva pas mais découvrit le bachkam. C'est dans ses branches vénérables qu'il créa la cité. C'est sur son écorce qu'il dessina l'histoire.
Mais les temps changent et aujourd'hui le totem du dragon a repris place au centre du cercle des totems.
Vivez que le conteur puisse conter.
Par ces mots rituels le conteur se tut.
Dans le silence qui suivit, le maître sorcier Natckin s'avança. Son habit de cérémonie, qui avait été sauvé lors de la prise du temple, comportait un symbole de chacun des totems connus et d'autres qu'il n'avait pas identifiés. Il en avait déduit qu'il existait des totems inconnus, des totems noirs sans représentant. Après le dernier rite hier soir, il avait scruté ces morceaux de plumes, de griffes, de plaques pour voir s'il pouvait trouver celui qui correspondrait au dragon, sans succès. Il prit position au centre de la place suivi par ses disciples. Il commença la danse du bachkam. Tous ceux dont il était le totem se levèrent et exprimèrent leur joie. Puis vinrent la danse de l'ours, du loup, du litmel, du charc. A chaque fois des habitants se levèrent pour approuver. Certaines danses étaient étranges et personne ne bougeait. C'était les invocations aux totems noirs. Puis Natckin entama un pas de danse, suivi par ses disciples dans un mouvement aérien, souple et puissant. Un cri jaillit de la terrasse du temple suivi du bruit des lances qui s'entrechoquent. Les guerriers blancs venaient de reconnaître la danse du vol du dragon. Ne voulant pas laisser les étrangers manifester seuls, Chan poussa le cri traditionnel de sa maison, immédiatement soutenu par tous ceux qui étaient de la maison de Chan. Kalgar se mit à chanter son hymne de forgeron, soutenu par tous ses apprentis, ses serviteurs et sa femme, jusqu'à sa fille qui se mit à vagir. Rinca leur emboîta la pas, compensant la faiblesse numérique de sa maison par la puissance de son cri. Chountic fut un des derniers à s'y mettre. Ce fut une immense clameur qui dura un bon moment et qu'on entendit de loin.
Quiloma avait dressé l'oreille au son qui lui parvenait. Qu'est-ce que représentaient tous ces cris? Il était encore assez faible pour ne pas tenter de sortir seul, mais il fit signe à un de ses soldats et l'envoya se renseigner. C'est Qunienka qui arriva peu après pour lui expliquer et demander des directives.
Pendant ce temps dans les rues commençait la déambulation. On allait chez l'un, on allait chez l'autre, on revenait à la Maison Commune où étaient réunis les chefs de maison. A chaque fois, on buvait un peu de malch noir, ou aujourd'hui du jus de lamboy agrémenté de Sicha. De ces rencontres naissaient des discussions entre maisons. Qui pourrait s'allier à qui ? Et pour quelle dot ? Des contacts avaient déjà été noués avant mais rien ne pouvait se concrétiser en dehors de la fête des rencontres. Si les chefs de maison étaient réunis dans la Maison Commune, discutant et buvant, parfois buvant plus qu'ils ne discutaient, les autres habitants étaient libres de bouger comme ils voulaient sans qu'on leur pose de question. Sur les différentes places et placettes, les joueurs d'instruments s'étaient installés. Leurs verres ne restaient jamais vides en contrepartie de quoi, ils jouaient sans s'arrêter. Il y avait le courdy au son aigrelet, les flûtes diverses suivant l'arbre qui les avaient données et les tambours. Si quelqu'un avait fait attention, il aurait remarqué ceux qui s'éloignaient discrètement pour revenir plus tard le visage rouge et les cheveux ébouriffés. Mais personne ne faisait attention, ils étaient trop occupés à organiser leur propre chemin, à profiter des largesses qui s'offraient.
Natckin, lui-même déambulait parmi la foule, profitant d'un orchestre ou d'un verre de malch noir; profitant surtout de l'absence de Tasmi. Il avait donné l'ordre à ce dernier de s'éloigner de lui le temps de la fête des rencontres et pour une fois, il avait obéi. Au bout de quelques arrêts, il avait les idées moins claires et trouvaient les femmes belles.
Rinca négociait âprement. Dans sa maison, il y avait beaucoup de veuves. Dans d'autres, il y avait des jeunes hommes seuls. S'il voulait reconstituer les effectifs de sa maison, il lui fallait accueillir et non voir partir.
Chountic, à côté le soutenait dans ses négociations tout en vidant force verres. Sealminc était derrière lui. Elle aurait préféré aller faire le tour de la ville, mais son époux refusait qu'elle bouge. Elle n'était pas la seule femme de chef à être présente, mais elle était la seule à ne pas avoir le droit de se mêler de la conversation. Quand une servante passa avec du Sicha, elle en récupéra une cruche, améliorant systématiquement le malch noir de son mari. Quand il commença à dodeliner de la tête, elle le cala sur la table sous le regard goguenard des autres et elle partit.
Malgré les directives et les ordres, les guerriers blancs qui patrouillaient, profitaient de l'ambiance pour boire un peu et parfois danser. Les konsylis n'étaient pas les derniers. De temps à autre, un guerrier disparaissait au bras d'une habitante. Qunienka avait bien donné les ordres mais il régnait un climat de légèreté, de fête et d'insouciance. Il espérait seulement que rien de fâcheux n'arriverait.
Kalgar, accompagné de Talmab en milmac blanc, tenait sa place à la table des chefs de maison. De temps à autre, il se penchait vers elle pour lui murmurer quelque chose à l'oreille. Talmab rougissait jusqu'aux oreilles mais lui répondait par un grand sourire. Il buvait peu et répondait aux demandes des uns et des autres. Il y avait surtout les pères qui voulaient placer un fils ou une fille en apprentissage. Il y eut aussi la surprise de voir arriver Qunienka, accompagné de Muoucht. Il s'assit devant Kalgar qui lui lança un regard étonné. Les autres froncèrent les sourcils. On acceptait que les guerriers se promènent dans la ville. On acceptait le dieu dragon car plus fort que leurs totems, mais le voir s'asseoir là fit interrompre toutes les conversations. Qunienka avait bien conscience de la tension qu'il venait de faire naître. Il posa sur la table le pot qu'il tenait à la main. Il fit un signe à Kalgar l'invitant à tendre son verre. Celui-ci n'osa pas refuser. Chan qui n'était pas loin se vit aussi inviter. Il s'approcha de Qunienka qui lui versa un peu du contenu de la cruche et se servit lui-même.
- Gro (Chez nous les forgerons sont honorés les jours de fêtes. Aujourd'hui c'est la fête, mon prince veut que notre tradition soit respectée).
Muoucht traduisit. La tension retomba.
- Puno (Buvons à la beauté du travail du métal.).
Qunienka vida son verre.
- Buvons au dieu dragon qui créa la première forge.
Kalgar vida son verre. La boisson était pétillante, un peu âpre, plus sucrée que du malch noir mais moins forte que la Sicha.
- Buvons à la paix, dit Chan avant de vider le sien.
Qunienka montra à nouveau la cruche. Kalgar et Chan tendirent leurs verres. Les autres échanges reprirent lentement, les négociations n'attendaient pas. Muoucht s'assit aussi. La conversation s'engagea sur le métier de forgeron, les armes, la manière de faire de belles armes, la nécessité d'un bon feu, de pierres qui brûlent...
Pendant ce temps Chountic affalé sur sa table ronflait.
Sealminc profitait de la fête des rencontres. Elle avait goûté le jus de lamboy. Cela lui avait plu. Elle avait repris un deuxième verre. Au troisième, elle était gaie et pensait à danser. Quand elle arriva sur la place près de la fontaine, elle entendit le groupe qui entamait le vieil air du bachkam enchanté. Les souvenirs affluèrent à sa mémoire. Combien de fois, elle avait rêvé sur cet air de trouver le maître charmant qui l'emmènerait dans sa maison où elle aurait régné pour le bonheur de tous. Elle voulut danser. Elle s'avança vers le centre de l'espace. Elle rencontra un regard. Elle tendit la main. Elle se retrouva à suivre la musique de tout son corps. La tête lui tournait un peu mais elle gardait le rythme.
Son corps se lova contre un autre corps qui ne dit pas non. Les pas succédaient aux pas et se rapprochaient de la grange voisine. La tête lui tournait trop, elle se laissa tomber sur le foin sans lâcher les bras qui la tenaient. Le reste fut comme dans ses rêves, douceurs et joies.
Qunienka était resté un bon moment dans la Maison Commune. Ses connaissances du travail du métal dépassaient la moyenne. Kalgar était content. Il allait pouvoir expérimenter le pouvoir des pierres qui brûlent. Il avait déjà des idées de ce qu'il pourrait faire, de comment il pourrait améliorer l'acier qu'il utilisait. Les outils seraient plus solides, mais les armes aussi. Kalgar n'avait aucune expérience de la guerre. Chaque fois qu'il avait participé aux patrouilles de défense de la ville, il avait lutté contre des malfaisants comme une meute de loups. Il avait vu les morts de la bataille et entendu les récits de Sstanch sur ses guerres. Ça ne lui donnait pas une expérience du combat. Il se rappelait sa première épée. Sstanch avait beaucoup ri en la voyant. Il avait conseillé Kalgar sur ce qui était nécessaire pour qu'elle soit efficace. Ce qui avait le plus étonné Sstanch, était que le forgeron avait bien compris et si la deuxième épée manquait d'équilibre, la troisième était un bel objet. Quand il avait vu Qunienka discuter avec Kalgar, Sstanch s'était rapproché doucement pour finir par se mêler à la conversation. Quand Qunienka s'était levé pour partir, il manquait d'assurance. Sstanch pensa qu'il ne valait guère mieux. Seul Kalgar semblait encore complètement lucide. Le milieu de la journée était passé quand Talmab amena de quoi manger. Ils parlèrent tous les trois tout en mangeant. Après le repas Sstanch qui tenait un peu mieux debout, décida d'aller faire un tour en ville. Kalgar, comme tous les chefs de maison, ne pouvait bouger de la Maison Commune. Il profita de l'arrivée d'un groupe de musiciens pour faire danser sa femme. L'air qu'ils jouaient était langoureux. Il la serra fort. Elle lui glissa à l'oreille que maintenant que la fête des rencontres était passée, ils pourraient peut-être donner un petit frère à leur fille. Kalgar tout à son bonheur, ne fit pas attention à Sealminc qui revenait vers Chountic. Celui-ci ronflait toujours. Elle le secoua.
- Vous devriez manger!
- Hum....
Elle le secoua un peu plus fort. Posant devant lui une écuelle avec le brouet de machpe qu'elle avait fait préparer.
- A boire ! dit-il en tapant son gobelet sur la table.
Elle lui servit du malch noir. Il le vida d'un trait.
- Encore !
- Vous ne croyez pas que cela suffit.
- Je suis le maître, alors à boire !
Chan regardait la scène en hochant la tête. Plus il vieillissait et plus il devenait acariâtre. Il pensa à Sealminc. Il se rappela la jeune femme joyeuse qu'il avait connue dans la maison de la femme du frère de sa femme. C'était une maison pauvre qui avait de mauvaises terres et les grottes de machpes les moins fertiles. C'était aussi une maison riche en enfants qu'il fallait placer. Le mariage de Sealminc avait permis, grâce à la dote payée par le futur, de faire vivre la famille, pas de devenir riche. Ce que ne savait pas Chan, c'est qu'elle avait parlé ou essayé de parler avec le chef de sa maison de naissance pour casser le mariage. Tout cela s'était fait par allusions et mots couverts. La réponse était simple, même si on avait voulu payer, on n'en avait pas les moyens. II fallait serrer les dents et faire son devoir.
Puis son attention fut attirée par la musique qui se jouait. Il fut nostalgique d'entendre cet air. Lui revint en mémoire son père qui avait toujours raconté comment il avait dansé sa première danse avec sa mère sur cette sérénade.
Dans la salle commune les négociations de mariage, ou d'apprentissage prenaient fin. Les premiers chefs de maison s'approchèrent du Maître de ville, le sortant de sa rêverie pour qu'il inscrive sur le mur ce qui venait de se conclure.
Natckin était sur un nuage. Il l'avait tenue dans ses bras. Il avait dansé avec elle. Elle l'avait entraîné dans la grange. Il n'arrivait pas à y croire. Les sorciers n'avaient pas de famille au sens habituel du terme. Le temple était leur famille. Ils ne prenaient pas femme, mais ne devaient pas pour autant être chastes. Il existait dans la ville des femmes réputées pour leur accueil. En général, les sorciers recouraient à leurs services. Veuves ou séparées, elles vivaient des cadeaux qu'on leur faisait. Si la violence contre elles était interdite, elles n'en étaient pas bien vues pour autant. Il existait quelques histoires de liaisons entre sorcier et habitante, mais le sentiment de réprobation était fort. Ces histoires servaient surtout de bases au conteur pour faire ses contes dramatiques. Lors de la fête des rencontres, les échanges plus ou moins furtifs étaient nombreux. Ils servaient surtout de soupape à la pression sociale. Natckin n'avait pas le sentiment d'avoir vécu cela. Il faut dire qu'il était amoureux d'elle depuis longtemps. Bien sûr la relation était impossible entre un maître sorcier et une femme de chef de maison. Jusque là rien ne s'était passé. Il avait toujours eu l'impression qu'elle le regardait autrement que les autres. Il se demandait si ce sentiment n'était pas le reflet de ce qu'il pensait. Il ne pouvait pas le voir sans la trouver belle. Il y avait toujours en lui la bouffée de regret que la vie soit ce qu'elle était et qu'ils n'aient jamais pu se rencontrer librement. Maintenant qu'il avait goûté aux plaisirs de son corps, son cœur était enflammé. Il était prêt à fuir avec elle, loin de son monstre de mari. Il lui faudrait la revoir. Il ne pouvait pas vivre sans cet espoir. Sa raison protestait. Il avait un rôle à jouer. On comptait sur lui et ses pouvoirs. D'un autre côté que serait la vie sans elle? Si Natckin était sur un nuage, c'était un nuage d'orage.
Quiloma avait fait quelques pas autour de la maison de la Solvette, en s'appuyant sur un de ses guerriers. Il voulait voir de ses yeux, les joueurs de musique et l'ambiance dans la ville. Il était rentré fatigué. La Solvette l'avait obligé au repos avant de lui donner à manger. Elle l'avait servi à table et s'était assise avec lui.
- Vautre faite est courieuse, dit Quiloma.
- Vre (Vous n'avez pas une fête semblable ?) répondit-elle.
- Tza (Il n'y a pas de laisser aller comme cela. J'ai vu des gens s'isoler en couple).
- Oui, personne ne dira rien car tout le monde peut profiter de la fête.
- Sat (N'y aura-t-il pas de punitions pour ces gens-là?).
- Non, nos règles l'interdisent.
- Vos règles sont courieuses.
Le repas continua en silence.
L'après-midi tira en longueur. Qunienka passa deux fois pour faire un rapport. Malgré le désordre extérieur, tout se passait bien. Il n'y avait eu que quelques cris d'hostilité à signaler.
- Parle, tu as quelque chose à dire, dit Quiloma.
- Oui, mon Prince, c'est au sujet des hommes.
- Que se passe-t-il ? Tu m'as dit qu'il n'y avait pas eu de gestes agressifs.
- Non, mon Prince, ce serait plutôt le contraire. De nombreux soldats ont bénéficié des faveurs des habitantes.
- Est-ce que cela a entraîné des troubles?
- Non, mon Prince, mais nos règles l'interdisent...
- Oui, mais pas celles de ce village. Ils n'ont pas fait de scandale, alors, nous allons faire comme si rien ne s'était passé d'anormal.
Quiloma vit sourire la Solvette qui passait derrière. Il était toujours étonné de sa compréhension de leurs paroles. Elle ne parlait pas vraiment leur langue mais avait le savoir. Cela le déstabilisait, dans son pays, les marabouts n'étaient que des hommes. Dans ce village, elle avait un rôle à part. Les sorciers ne semblaient pas l'aimer, mais les villageaois avaient besoin de son savoir.
Qunienka le quitta. Il annonça son passage le lendemain. Après son départ, le silence s'installa dans la maison. Les autres blessés ou malades étaient rentrés chez eux. Il n'y avait que le bruit du crépitement du feu. Quiloma sentit la fatigue arriver. Il était resté tendu toute la journée. Une fête peut toujours dégénérer. Maintenant que la nuit était tombée, il pouvait y avoir des ennuis mais pas de mouvements de grande ampleur. La cérémonie avait bien changé les choses. Il alla s'allonger et sombra bientôt dans un sommeil agité.
Quand il ouvrit les yeux, la Solvette était penchée sur lui, lui appliquant une compresse mouillée sur le front. Il lui prit les deux mains. Elle le regarda dans les yeux. Doucement il l'attira vers lui, elle ne résista pas. Quand leurs lèvres se touchèrent, il pensa que sa vie allait devenir compliquée.
80

La première pluie fut fêtée comme il se doit. Elle annonçait la saison du travail dans les champs, la fin du confinement. L'année se déroulait normalement malgré les évènements. Le vieux maître-sorcier avait agi avec les dieux pour que renaisse le temps lors de la fête de la longue nuit. Malgré sa disparition et celle de son successeur, la fête des rencontres avait eu lieu et avec elle, les espoirs de fécondité. D'anciennes alliances avaient disparu, de nouvelles avaient été scellées. Les couples avaient le devoir de se reproduire pour que les enfants arrivent avec le début de la saison des champs verts. La fête de la première pluie était moins grande que celle des rencontres. Son rôle était surtout la reconnaissance que la semence avait germé. On comptait les ventres devenus ronds. Il y avait ceux qu'on attendait, ceux qui étonnaient et ceux qui alimentaient les conversations.
Parmi ceux-là, il y avait celui de la Solvette. Les vieux racontaient que déjà du temps de sa mère, ça avait été comme cela. On ne savait pas qui était le père de la Solvette. Les rumeurs avaient été bon train. Comme la Solvette ressemblait surtout à sa mère, les ragots ne s'étaient pas concentrés sur un nom. Bien sûr comme aujourd'hui, on avait bien regardé qui fréquentait la maison en bas de la ville près du cours d'eau. Des noms avaient circulé sans qu'une certitude n'émerge. Le père ne s'était jamais vanté de son exploit. Avec la Solvette, les plus cités étaient Bartone qu'elle avait gardé bien longtemps et ce prince étranger qui marchait encore bien mal et qui continuait à venir se faire soigner par elle. On parlait aussi de Bislac, de Bistasio et de quelques autres sans trop y croire. Mais si elle faisait comme sa mère, personne ne saurait vraiment. Les commères guettaient, les autres vivaient leur vie, surtout la Solvette.
Si Chountic se rengorgeait devant les autres, il gardait une certaine amertume à voir s'arrondir le ventre de sa femme. D'abord, il n'avait pas de souvenir. C'est vrai qu'il avait beaucoup, beaucoup bu à la fête des rencontres, mais de là à oublier... Il s'interrogeait. Ses relations avec Sealminc étaient assez tendues. Elle faisait son devoir mais pas plus. Quand ils partageaient la même couche, il trouvait qu'elle manquait d'entrain. Leurs étreintes étaient brèves et plutôt tristes. Depuis qu'elle se savait enceinte, elle lui refusait tout contact. Elle pouvait. Ça le rendait de mauvaise humeur mais la tradition était pour elle. De plus elle virait bigote. Sous prétexte de mettre les esprits de son côté, elle allait au nouveau temple régulièrement faire des offrandes et prier. Chountic espérait que cela allait lui passer. En attendant, il passait ses nerfs et ses envies avec la jeune servante de la maison de Bartone qu'il avait recueillie. Celle-ci trop heureuse de ne pas rester dehors en hiver, acceptait de jouer le rôle de suppléante de grossesse.
Car Bartone avait cessé de vivre. Les guerriers ne l'avait même pas tué. Enfermé dans sa geôle, il attendait que le prince décide de son sort. Le jour de son retour parmi les siens, le prince avait demandé à rencontrer Bartone. Le konsyli était revenu en courant. Il s'était jeté aux pieds de Quiloma en demandant pardon. Ce dernier avait compris que son prisonnier était mort. Il était allé voir par lui-même. Les choses étaient comme le konsyli avait décrit. Bartone gisait livide dans la mare de sang qu'il avait vomi.
- Le Dieu Dragon a décidé, déclara Quiloma. Qu'on rende le corps aux villageois.
Il en avait parlé avec la Solvette. Il ne savait toujours pas comment se comporter avec elle. Elle était trop différente des femmes de son pays. Là-bas, un prince de son rang n'avait que l'embarras du choix. Partager sa couche et se faire féconder par lui était un tel honneur que beaucoup le recherchait. Avec la Solvette, rien de tout cela. Elle décidait si oui ou si non. Une fois, où il avait été trop pressant, elle l'avait congédié d'une bourrasque. Elle était marabout avant tout. Il avait payé pour s'en souvenir. Pour autant, quand elle était dans ses bras, il vivait d'intenses moments de bonheur qui semblaient partagés. Elle restait une énigme pour lui. L'enfant à naître serait de lui. Il ne pouvait en douter. D'ailleurs elle ne le niait pas, mais elle refusait qu'il donne son avis sur la suite. Cette liberté dont elle faisait preuve n'était pas coutumière dans le village. Il s'était renseigné. Elle était à part sur tous les plans. Ses hommes approuvaient sa conduite. Il le voyait dans leurs yeux. Elle avait une aura de mystère et de puissance. Pour eux, elle avait été séduite par leur prince. Lui en était moins sûr.
Pour Bartone, elle ne semblait pas étonnée de sa fin. La blessure du flanc avait été profonde. Les armes des soldats étaient très affûtées et coupaient fort bien. Elle pensait qu'il avait pu saigner à nouveau et en mourir. Elle avait écarté le sujet d'un revers de la main, tout en se rapprochant de lui.
- Les charcs me racontent des choses.
- Que se passe-t-il?
- Leur esprit ne fonctionne pas comme le nôtre, mais un nouveau prédateur est arrivé dans la région. Un grand, très grand oiseau qui chasse les clachs. Si gros qu'ils n'osent l'attaquer. Si tu as des informations, j'aimerais les avoir. Une telle bête m'est inconnue et me semble menacer l'équilibre de la nature.
Il lui avait promis. Il n'avait pas pu l'interroger plus. Elle avait des moyens délicieux de le faire taire.

Natckin brûlait intérieurement. C'est lui qui avait soufflé à Sealminc de venir le rejoindre et comment faire. Il vivait dans un grand sentiment de culpabilité. Qu'il soit le père de l'enfant de Sealminc n'était pas une faute si la conception remontait à la fête des rencontres. Par contre, leurs rencontres sous couvert de religion, était et un crime et un blasphème. Chaque jour, il pensait qu'il fallait rompre mais n'en trouvait pas la force. Quand Sealminc était là, la passion le dévorait, les dévorait tant, que toute rupture était impossible. Ils vivaient sans penser à demain, trop heureux des instants volés à leurs vies respectives. Au nouveau temple, tout le monde était gentil avec Sealminc, ce qui la mettait mal à l'aise. Elle avait l'impression de vivre dans le mensonge en venant comme cela.
Tasmi était de plus en plus impressionné par Natckin. Il était exclu des rencontres entre son maître et la maîtresse de la maison Chountic comme il appelait Sealminc. Natckin lui avait expliqué qu'il n'avait pas le niveau d'initiation nécessaire pour ce genre de rencontres entre un religieux et une femme de l'extérieur du temple. Tasmi n'avait pas insisté. Ils les voyaient s'isoler. Il lui semblait qu'une drôle de flamme brûlait dans les yeux du couple. Natckin lui en avait donné la raison. La fréquentation des esprits à ce niveau d'initiation était particulièrement exaltante. Tasmi avait alors demandé quand il pourrait avoir ce genre d'expérience. Pour toute réponse, Natckin l'entraînait dans des exercices d'ascèse pour le fortifier et le faire progresser. Tasmi s'appliquait de son mieux à faire ce que Natckin lui demandait. Au fur et à mesure que passaient les lunaisons, il se sentait se transformer. Le monde devenait plus transparent sous ses yeux. Des ombres apparaissaient. Au début ce fut en périphérie de sa vision et puis au moment de la fête de la première pluie, il les vit en face de lui. Ce fut un choc de rencontrer l'ombre de Barton en face de lui. Il avait continué sa marche et avait senti une légère gêne à son avancée. Il n'avait pas osé en parler avec Natckin. Il le voyait différemment, comme si autour de lui brillaient des ombres colorées. D'ailleurs tous ceux qu'il croisait avaient des ombres de diverses couleurs. Tasmi ressentait ces couleurs comme des émotions. Quand il regardait Tonlen, il voyait de l'or et du bleu. Quand il regardait Natckin, il découvrait une palette complète et changeante. Il en était perturbé. La dame de la maison Chountic partageait de nombreuses couleurs avec Natckin surtout quand ils étaient ensemble ou plus précisément quand ils ressortaient de leur isolement. Tasmi aurait bien voulu voir Kyll. Seul le Maître Sorcier aurait pu lui expliquer.
Kalgar frappait avec entrain la barre de métal qu'il travaillait. Non seulement la première pluie annonçait le travail des champs et donc le travail des outils à réparer ou à renouveler, mais elle montrait à tous que les esprits ne lui en voulaient pas d'avoir fait un hors saison, puisque de nouveau Talmab portait des espoirs de vie. Il voyait bien les commères y aller de leurs commentaires sur son passage. Elles qui jugeaient et jaugeaient toutes choses dans ce village, devaient reconnaître que, de mémoire d'homme, c'était la première fois qu'une telle chose arrivait. Deux enfants dans le même cycle des saisons, cela ne s'était jamais vu, ou bien alors à l'époque de Hut le fondateur avant que celui-ci n'édicte la règle qui commandait de ne pas faire d'enfant avant la fête des rencontres. Il trempait la barre dans un seau plein de neige quand il vit Tasmi. Il n'avait pas une haute opinion de lui. Il avait appris que Kyll l'avait adjoint à Natckin. En privé, il s'en était beaucoup amusé, tellement il lui avait semblé évident que le maître sorcier en agissant de la sorte, se préservait des ambitions de son second. Depuis, Kalgar avait perdu ses certitudes. Tout ce qui était arrivé avait amené Tasmi aux premiers rangs de la hiérarchie du nouveau temple. Même Natckin ne le traitait plus pareil. Chaque fois que Kalgar regardait Tasmi, il avait cette impression de voir un benêt. Aujourd'hui encore, en le voyant avancer dans la rue en semblant demander pardon aux courants d'air, il ne pouvait s'empêcher de penser que ce pauvre garçon n'était pas bien fini.
Tasmi était loin de penser qu'il était ainsi un sujet d'attraction pour ceux qui le croisaient. Il se vivait encore et toujours comme un individu sans intérêt. Chaque marque d'attention le bouleversait, c'est tout juste s'il y croyait. Pourtant depuis quelques temps, il ressentait bien dans le regard des autres un sentiment étrange pour lui. Dans les palettes qu'il voyait autour des gens, la tonalité était plutôt verte avec parfois des stries rouges, rien de bien agréable à regarder. La neige fondait petit à petit. Ce n'était pas encore la boue, mais l'eau s'écoulait maintenant régulièrement en rigoles dans la ville. Ce n'était pas les difficultés de marcher sur ce sol mouvant qui gênait le plus Tasmi, mais la rencontre avec tous les esprits. Il en était arrivé à pouvoir les toucher. Si Natckin s'améliorait en faisant les exercices, Tasmi décuplait ses capacités. Il ne quittait plus le monde des esprits. Non seulement, il les voyait plus distinctement que le monde réel mais maintenant, il pouvait les toucher. Il était très perturbé par ce fait. Il pensait que Kyll ne l'avait pas gâté contrairement à sa première impression. Il se trouvait face à des responsabilités auxquelles il n'avait jamais pensé. Il avait le sentiment que fréquenter les maîtres, les esprits, les grands de la ville était trop compliqué pour lui. De nouveau il se heurta à Barton le Vieux. Il pensa :
- Qu'est-ce que vous voulez?
- Viens avec moi. Quelqu'un veut te voir.
Tasmi eut peur. Qu'est-ce qui allait encore lui arriver?
- Ne tremble pas, jeune Tasmi. Tu ne risques rien. Je ne suis que le messager de celui qui m'envoie.
- Mais Monsieur Barton, je ne comprends plus ce qui se passe.
- Viens.
Tasmi, conditionné par son éducation, n'osa pas dire non. Il se mit à suivre le spectre de Barton. Ceux qui le virent passer pensèrent qu'il devenait fou. Il avançait la main en avant comme s'il tenait quelqu'un et semblant parler tout seul.
Ils s'engagèrent dans les grottes, s'enfonçant de plus en plus profondément. Devant lui le fantôme de Barton se dirigeait sans difficulté. Tasmi s'aperçut que lui aussi voyait dans ces passages obscurs même sans torche. Ils étaient dans une région qu'il ne connaissait pas. Barton s'arrêta. Sa pensée était claire, il fallait attendre ici que vienne celui qui devait venir.
Bientôt il y eut comme une lumière qui arriva par l'autre extrémité du tunnel. Tasmi se protégea les yeux, mais sa main n'arrêtait pas cette lumière. Au centre il y avait comme une ombre plus dense d'or pur.
- Merci d'être venu, Sorcier Tasmi.
Kyll, c'était la voix de Kyll. Tasmi mit genou à terre devant le Maître Sorcier.
- Maître, vous m'avez tant manqué !
- Lève-toi ! Tu n'es plus un apprenti. Ton pouvoir est grand, même si tu ne le sais pas encore.
- Maître, rentrez-vous avec moi?
- Non, je ne peux encore. Les esprits m'ont fait sortir pour une tâche qui ne s'est pas encore accomplie. Mais je ne suis pas ici pour parler de ce que je fais mais pour t'enseigner ce que tu dois savoir pour bien servir le Temple. Maître Natckin sait organiser et doit continuer. Seul toi peux l'aider à remplir son rôle. Les esprits m'ont montré sa relation avec Sealminc. L'amour qui existe entre eux est à protéger.
- Ils sont amoureux !!! C'est cela qu'ils font quand ils s'isolent !!! Mais, mais, mais...
- Non, Tasmi, je te répète, cet amour est à protéger. Les esprits les ont jugés et les ont trouvés justes.
Maître Chountic porte le mauvais sort. Sans cet amour et l'enfant à naître, l'avenir de l'enfant accueilli serait compromis et cet enfant est vital pour notre avenir. Sealminc sans Natckin, ne peut que mourir. C'est toute la ville qui a besoin d'eux. Tu seras mon intermédiaire avec les maîtres restés en ville. Je vais t'apprendre. Maître Natckin t'a fait faire des exercices qui vont t'être utiles maintenant. Assieds-toi et ouvre ton esprit.
Dans le passage obscur aux yeux humains, l'esprit de Barton vit l'aura de Kyll envelopper celle beaucoup plus tremblotante de Tasmi. 
81
Quiloma pestait contre la boue partout présente. Ses hommes pataugeaient, mal à l'aise dans cette chaleur. Les lunes étaient passées, la pluie venait et revenait sans cesse. La neige fondait, laissant apparaitre la terre. Les habitants du village commençaient les travaux extérieurs. Ils remontaient les murets qui en avaient besoin, réparaient les terrasses. Quelques troupeaux avaient fait leur apparition dans les champs les plus bas. Quiloma se déplaçait encore avec difficulté. Cette chasse au Crammplac avait été plus éprouvante qu'il ne le craignait. Il aurait préféré être mort que de rester encore handicapé comme il l'était. Il sentait aussi qu'une partie de lui se révoltait contre l'idée de la mort. La Solvette continuait à occuper ses pensées. Sans ses remèdes et sa tendresse, il ne serait pas aussi bien. Son ventre très rond, laissait augurer que la naissance ne tarderait pas. Quand il lui avait dit qu'il espérait un fils, elle avait souri en lui expliquant que ce serait une fille parce que telle était la tradition des marabouts d'ici. Comme si cela ne suffisait pas à ses ennuis, il n'avait pas de nouvelle du Prince Majeur. Il gérait la situation comme il pouvait. Cela ne le contentait pas. Il souhaitait des ordres. Ses soldats lors d'une chasse pour avoir de la viande, avaient vu le juvénile. C'était lui, à n'en pas douter dont les charcs parlaient. Il était loin de sa maturité, mais il était déjà impressionnant. Malgré ses difficultés Quiloma avait participé à d'autres chasses. Il l'avait vu aussi. Il était déjà grand. Un aussi beau spécimen devait avoir vécu plusieurs fois la saison sans nuit. Quiloma avait été étonné de le voir rater un clach, comme un bébé. Une pensée fugace lui traversa l'esprit, mais il la repoussa comme impossible. Vu sa taille, il ne pouvait pas être un bébé, sinon il avait sous les yeux un futur géant. Quand il était parti de la capitale, personne ne parlait de dragon vivant. Maintenant il en avait un sous les yeux en permanence ou presque. Il avait envoyé un messager au Prince Majeur pour le prévenir. Aucune réponse n'était venue. Maintenant que la saison pluvieuse avançait, le dragon volait de plus en plus fréquemment près du village. Les villageois avaient paniqué la première fois, puis leurs sorciers avaient dit quelque chose. Tout le monde s'était calmé et avait repris ses activités. Il restait méfiant quand même. Ces villageois étaient potentiellement un danger, d'autant plus grand que ses hommes commençaient à pactiser avec eux. Sans le dragon, il serait reparti avec sa phalange. Ils n'étaient pas adaptés à la chaleur, ni à une situation d'occupation. Leur équipement ne supporterait pas les températures des terres chaudes. Il allait, là aussi, devoir prendre des initiatives. Il ne pouvait pas laisser un dragon sans personne pour le servir en cas de besoin. Il se remémorait les règles qui régissaient les relations entre les dragons et les hommes. Un juvénile ne pouvait être la réincarnation du Dieu Dragon. Mais était-ce un dragon libre ou un dragon lié? La réponse était de la plus haute importance. Il en avait fait part au Prince Majeur. Il ne comprenait pas pourquoi ce dernier n'avait pas répondu. La question était cruciale pour lui aussi. En attendant, il surveillait. Des patrouilles essayaient de repérer sa grotte. Un dragon avait toujours un trésor. Il était plus prudent de savoir où pour ne pas y aller et empêcher les fâcheux de s'en approcher. Il n'était pas bon de mettre un dragon en colère.
Chez Chountic, le malch noir coulait à flot. Pour une fois, elle avait fait un bébé qui ressemblait à quelque chose. Il n'était pas chétif, mais bien membré. Dans la brume de son ivresse, il le voyait déjà lui succéder. Ce n'est pas l'aîné, ce minus souffreteux qui pourrait tenir la maison, quant au deuxième, ce Brtanef, on ne savait même pas d'où il venait. Et puis, il ne se sentait pas à l'aise en sa présence. Chountic était tellement content qu'il avait même accordé à sa femme le droit de faire venir un sorcier pour faire les rites de protection à la maison. Quand il avait vu arriver le Maître Natckin, il avait été flatté. Tout le monde serait obligé de reconnaître sa valeur puisque les sorciers lui envoyaient leur maître pour officier. Chountic ne doutait pas que si le maître sorcier Kyll avait été là, c'est lui qui serait venu.
Sealminc était heureuse. Cet enfant était un rêve incarné. Depuis des lunes, elle était libérée de l'intimité de son mari. Elle n'avait aucune envie de reprendre des relations avec cet homme brutal et toujours plein de malch. Natckin, lui, était plein d'attention à son égard. Il était celui qui avait réveillé ses premiers émois de jeune fille. Après la vie les avait séparés, chacun avait suivi sa route. Ils étaient maintenant tous les deux dans la classe dominante de la ville. Leur situation restait quand même fragile. Sealminc devait donner une descendance à Chountic et Natckin suivre les règles des sorciers. Par eux-mêmes, ils ne possédaient rien. Depuis la fête des rencontres, ils étaient riches de leur relation mais fragiles de leur secret. Au temple, tout se passait bien. Les sorciers l'avaient adoptée, au point qu'elle avait le sentiment de leur soutien et de leur discrétion. Chez elle, la prudence était de mise. Son cœur s'était affolé quand elle avait vu Natckin arriver pour la cérémonie de protection. Elle n'avait pas osé en rêver. Malheureusement, cette visite était comme un glaive à double tranchant. Le bonheur de se voir était contrebalancé par la difficulté à cacher leurs émois. Après la visite du maître sorcier et sa rencontre avec Sealminc, les serviteurs ne doutèrent pas. C'est Miatisca qui pensa qu'elle avait peut-être un moyen de progresser dans la vie. Elle subissait le maître depuis le début de la grossesse. La tradition permettait au mari de prendre une servante de couche jusqu'au retour du sang chez sa femme. Mais parfois, le maître gardait la servante de couche pour en faire son épouse. Miatisca se voyait bien dans ce rôle.
Kalgar entendait annoncer les naissances autour de lui mais aussi parfois les déceptions d'un enfant mort-né, ou d'une grossesse qui n'aboutissait pas. Il tremblait intérieurement pour Talmab. Deux grossesses si rapprochées étaient une bénédiction des dieux mais une épreuve pour la mère. Il ne disait rien, ne montrait rien mais multipliait les offrandes devant son autel dans la forge pour que tout se passe bien. La grossesse lui semblait longue et Talmab bien fatiguée. Il avait pris une servante de la maison de Bartone pour aider sa femme et pour la sauver de la mendicité. Si la forge était son domaine, il était toujours un peu mal à l'aise dans la maison. Talmab sentait bien que son époux s'inquiétait, même si comme d'habitude, il ne disait rien. Elle multipliait les gestes de tendresse dans l'espoir de le rassurer. Bien que fatigante, la grossesse se passait bien. Et puis, Kalgar en engageant Cifalt l'avait bien soulagée. Efficace et douce, elle savait bien la décharger des travaux de la maison. Quand le travail commença, ce fut elle qui l'aida le plus efficacement en gérant le grand gaillard paniqué qu'était devenu Kalgar.
Chan notait au fur et à mesure les naissances. Il dessinait les symboles sur le mur pour que la mémoire en soit conservée. Chaque naissance donnait lieu à une petite réjouissance. Il savait bien que ce qu'on attendait maintenant, était la fête de la dernière neige. Quand toutes les rues seraient débarrassées de l'hiver, les sorciers prépareraient un grand rituel pour la nomination des enfants qui avaient survécu à leur premier hiver et qui étaient sevrés. 
82
Kyll serrait dans ses bras le crammplac. Celui-ci repartait vers les régions froides. S'il était le maître des terres glacées, sa trop chaude fourrure lui rendait déjà la vie difficile alors que Cotban n'était pas encore arrivé avec toute sa fougue sur les terres de la montagne.
- Tu me reverras au prochain hiver si cela est nécessaire, Kyllstatstat. Je suis déjà resté trop longtemps. La neige a déjà beaucoup fondu.
- Je sais, Stamscoïa. Il est toujours triste de quitter un ami. D'autant plus que je ne sais toujours pas pourquoi je suis venu ici. Ton arrivée m'a fait croire que la réponse allait m'être révélée, mais rien ne se passe comme je le pensais.
- Celui qui n'a pas de nom a demandé mon aide. Je la lui ai accordée. Maintenant, il me faut partir mais Rrling est là.
Rhinaphytia, Nomenjaari et Iarango regardaient les adieux. Avec le recul de la neige, ils avaient réussi à mieux se déplacer. Ils savaient atteindre l'entrée des grottes de machpes de ce côté-ci. Ils avaient envisagé d'aller jusqu'à la ville pour récupérer des provisions et rendre compte de ce qu'il se passait ici. Kyll n'avait pas jugé la démarche prudente et l'avait interdite. Iarango n'avait pas bien compris et se disait qu'il passerait peut-être outre les conseils de Kyll. Il rêvait surtout d'une nourriture un peu plus diversifiée et d'un peu de malch noir. Rhinaphytia lui donna un coup de coude et lui montra Kyll s'éloignant avec le Crammplac vers le col de l'homme mort.
- Il ferait mieux de ne pas passer par le col. Sinon, il va être vu des hommes de la ville et surtout des guerriers blancs.
- Je ne crois pas que Stamscoïa fasse cette erreur. Il est toujours passé par les bois et les barres rocheuses.
Kyll se retourna vers ses compagnons et leur fit un signe qui voulait dire qu'il allait revenir.
- Bon voilà qu'il lui fait un bout de conduite, dit Nomenjaari. Je crois que je peux laisser tomber les préparatifs du rite, il ne le fera pas tout de suite.

Les deux amis marchaient lentement en montant vers la crête. Kyll avait pensé accompagner son compagnon défenseur jusqu'au pied de la falaise. Bientôt, ils sortirent du bois. Devant eux, la prairie était encore enneigée, mais déjà les touffes d'herbes jaunies les plus hautes apparaissaient. Kyll ne fut pas surpris de voir une meute de loups noirs. La grande louve au regard de feu s'avança. Kyll n'entendit pas de son mais comprit la salutation qu'ils échangeaient. Ayant ainsi agi, elle et les siens repartirent en forêt. Le Crammplac les regarda un moment. Qaund le dernier loup eut disparu dans les bois, il donna un dernier petit coup de tête amical à Kyll et entreprit de gravir la falaise rocheuse. Kyll contempla toujours avec autant d'étonnement Stamscoïa en action. Déjà celui-ci atteignait la première plateforme. Il tourna la tête, fit un geste de la patte et d'un dernier coup de rein se hissa sur la prairie d'au-dessus.
Ce fut un chambardement. Il y eut des cris, des bruits de course, de sabots tapant sur des roches. Un clach apparut, courut quelques foulées en l'air comme s'il volait puis se mit à tomber. Kyll se jeta en arrière vers la falaise pour ne pas prendre le clach sur la tête. Il n'atteignit pas le sol. Une ombre immense semblant surgir de nulle part venait de le recouvrir. Ce que vit Kyll, le laissa sans voix.
C'est comme un rocher qui volait. C'était gros, noir, anguleux. En entendant le claquement d'une mâchoire, son esprit comprit que la bête qu'il voyait était encore plus grosse que Stamscoïa. Elle tenait sans effort un clach dans sa gueule, tout en volant. Il n'avait même pas peur, il était trop surpris. Il fit un geste. Aussitôt un œil jaune à la pupille fendue se fixa sur lui. L'énorme bête vint atterrir, presque avec grâce sur la prairie devant lui. Sans le quitter des yeux, elle entreprit de manger le clach. Kyll remarqua la taille des griffes, la longueur des dents. Il pensait avoir vu le maximum avec l'armement du crammplac poilu, mais il devait reconnaître que là, il ne devait pas exister sur terre de crocs plus gros ou de griffes plus acérées. Ces dernières avaient la taille d'une dague. Kyll resta appuyé sur la paroi. Il ne vit pas Stamscoïa regarder par-dessus le rebord, esquisser la grimace qui lui servait de sourire et repartir le cœur léger vers les siens.
- Tu es qui, être debout?
Dans son état de surprise, Kyll ne tiqua même pas d'entendre parler l'assemblage de crocs, de griffes et de carapace qu'il avait devant lui.
- Je suis Kyll.
- Qui est kyll?
- Je suis le maître sorcier de la ville.
- Est-ce pour cela que tes pensées sont claires?
- Je parle aux esprits.
- Je ne suis pas un esprit et pourtant tu me parles.
- Je parle aussi aux animaux. Stamscoïa me comprenait.
- Je ne suis pas un animal et pourtant tu me parles.
- Qui es-tu?
- Moi.
- C'est court pour te désigner.
- Pour le moment, cela me suffit. J'ai rencontré un être debout dont les pensées sont aussi claires que les tiennes. Il m'a dit qu'un jour, je désirerais avoir un nom. Mais pour le moment, je n'en ai pas, je suis moi et cela me suffit.
- Tu es un bon chasseur.
- Oui, j'ai vu le crammplac monter la falaise. Quand les quatre pattes qui broutent paniquent, ils font n'importe quoi. Il n'y a plus qu'à les attraper.
- Tu aimes le clach?
- Qu'est-ce qu'un clach?
- Ce que tu as mangé.
- Ah! Le quatre pattes qui broute avait un nom. C'était un des animaux à qui tu parles?
- Non.
- Je n'ai donc pas mangé ton ami. Tous les quatre pattes qui broutent ont un nom?
- Non, ceux qui sont comme moi, appelle les quatre pattes qui broutent des clachs.
- Alors celui que j'ai mangé n'avait pas de nom?
- Non, c'était juste un clach.
- Je comprends, être debout Kyll.
L'esprit de Kyll s'était remis à penser. « Moi » ne semblait pas vouloir le manger, ni le tuer. Cet être énorme ne se considérait pas comme un animal. Cette grandeur, ses griffes et ses crocs lui évoquaient un souvenir. Il ne se souvenait pas lequel. Cela avait à voir avec le temple. Il fit défiler dans sa mémoire tous les visages en commençant par son vieux maître. Comme un voile qui se déchire, le souvenir revint à sa conscience. Tasmi lui avait décrit « Moi » en lui parlant de l'esprit du Dieu Dragon. Manifestement, il n'avait pas un esprit en face de lui. « Moi » était un dragon en chair et en os, ou plutôt en griffes et en crocs.
- Es-tu un dragon? demanda Kyll.
- Oui, je le suis.
- Veux-tu que je te donne un nom?
- Non, être debout Kyll. Je ne le désire pas. Pour le moment je suis Moi et cela me suffit.
Le dragon détourna la tête, comme s'il avait entendu quelque chose. De deux puissants coups d'aile, il prit son envol. Kyll en fut plaqué contre la falaise. Le temps qu'il rouvre les yeux qu'il avait fermés sous la force du souffle, et qu'il se redresse, plus rien ne laissait penser qu'il avait vu un dragon. La neige devant lui était toute piétinée mais un troupeau de clachs aurait fait la même chose. Il pensa qu'il vivait des choses curieuses. Il regardait le ciel tout en avançant vers la grotte de la médiation. C'est pourquoi il ne les vit pas, les loups gris. Quand il s'en aperçut, il était cerné et au milieu de la partie dégagée. Prudents les loups n'avaient pas attaqué tout de suite, ils l'avaient d'abord entouré. La peur lui tordit les boyaux. Stamscoïa était loin maintenant et la grotte lui semblait hors de portée. Il n'avait que le bâton qu'il avait coupé pour s'aider à marcher. Il le prit à deux mains tout en tournant sur lui-même en se demandant d'où viendrait le premier assaut. Son cœur battait à tout rompre. Le temps semblait arrêté.
Les loups ne comprirent que trop tard l'origine de vent qui venait de se lever. Le dragon en avait écrasé deux et égorgé un troisième. Les autres préférèrent fuir que d'affronter un tel ennemi.
- Quand on a aussi peu de griffes que toi, la distraction peut coûter cher, être debout Kyll.
Le dragon avala le loup qu'il venait d'occire. Kyll regardait autour de lui sans comprendre. Il se voyait mourrir et tout était fini. Il y avait un côté irréel à la situation.
- Je n'aime pas cette chair. Elle n'a pas bon goût. Je préfère le clach.
- Merci de ton aide, dit Kyll
- Je ne t'ai pas aidé. J'avais encore une question à te poser.
- Parle, je t'écoute.
- Tu es curieux, être debout Kyll. Tu nommes les choses mais tu ne sais pas te défendre. Comment nommes-tu ces choses aigres que je mange.
- Des loups. Est-ce ta question?
- Non, mais tu me donnes envie de savoir le nom des choses. Peut-être me donneras-tu envie d'avoir un nom.
Kyll ne répondit rien. Le dragon mâchouillait le deuxième loup.
- Non, vraiment, je n'aime pas le goût des loups. Ils pourraient faire un effort pour avoir meilleur goût.
- Connais-tu le goût que tu as?
- Non.
- Eux, non plus.
- Ce que tu dis est vrai, être debout Kyll. Ton savoir est grand !
- Quelle est ta question?
- Tu sembles bien pressé, être debout Kyll. Les questions viennent en leur temps.
Le dragon tourna la tête vers les bois.
- Tes amis sont là. Je les sens derrière les arbres.
Kyll regarda vers la lisière de la forêt. Il ne vit rien.
- Je reviendrai te voir. Tout n'est pas dit entre nous. Garde ce bâton. Il sera notre relais.
Kyll se retrouva assis par terre quand le grand saurien décolla. Il était à peine parti, que Kyll vit ses amis sortir du bois, qui avec une massue, qui avec un couteau, qui avec une épée.
- Qu'est-ce que c'était? demanda Nomenjaari
- Je n'avais jamais vu cela! c'est énorme! déclara Rhinaphytia.
- Tu n'as rien? s'inquiéta Iaryango.
Kyll se releva, regarda le point noir qui s'éloignait dans le ciel.
- C'est un dragon. Un vrai dragon, pas un esprit. Tasmi m'a communiqué sa vision de l'esprit du Dieu Dragon. Je ne pensais pas rencontrer un tel être. S'il revient, et il reviendra n'essayez pas de vous battre, je pense que nous ne risquons rien.
En silence les quatre amis se dirigèrent vers la grotte de la médiation. 
83
Quiloma avait des ordres. Mais cela ne l'arrangeait pas tout en lui convenant. La guerre dans le monde blanc se passait mal. Le messager n'avait pas dit cela, mais c'est ce que Quiloma avait compris. Le peuple Gowaï ne rendait pas les armes. Le Prince Majeur, en cette saison du jour sans fin, ne pouvait pas mobiliser toutes les ressources du pays. Il devait aussi prévoir les artisans pour la chasse, les récoltes et toutes ces choses indispensables qui se faisaient en cette période. Les phalanges des princes dixièmes avaient été battues. C'est ce qui ressortait du premier ordre de renvoyer la moitié de la phalange pour « compléter la victoire », avait dit la Voix du Prince Majeur. Quiloma avait entendu « pour boucher les trous ». Qunienka allait devoir partir avec dix mains de guerriers. Quiloma avait ordre de rester là pour surveiller, et si possible apprivoiser le dragon pour le Prince Majeur. Cela le laissait en position de faiblesse. Avec les morts et les blessés, dont lui, il n'avait pas assez de force pour tenir le village face à une révolte, ou face à une attaque venue de l'extérieur. Il en avait discuté avec Qunienka. Celui-ci lui avait fait remarquer que vu le nombre de nouveaux-nés aux yeux allongés dans le village, il y avait peu à craindre. Bien sûr, ils restaient quelques exaltés prêts à se battre, mais même les prêtres ne demandaient plus le retour dans le temple. Ils avaient adapté la maison Andrysio à leurs rites. Leur panthéon local avait adopté le Dieu Dragon comme dieu des dieux. De plus le dragon vivant qui volait dans la région suffisait à renforcer cette idée. Quiloma en avait convenu. Homme prudent, il avait prévu de faire de l'ancien temple, une forteresse. Il fallait aussi qu'il adapte l'armement et les tenues des hommes à une vie sans neige. La question de l'apprivoisement du dragon le laissait dubitatif. Il avait fréquenté assez de marabouts pour savoir que les dragons, hé bien sont les dragons, des êtres libres par essence, à la force suffisante pour ne pas se laisser dicter leur conduite et à l'esprit différent des humains. Celui qui volait dans la région était jeune, voire très jeune. Peut-être pouvait-on le rendre docile ? Il fallait aussi qu'il ne soit pas un dragon lié. Quiloma ne pouvait s'empêcher de rapprocher les deux faits. L'enfant qui avait disparu ici, avait précédé de peu le dragon. Quant à l'anneau, il était dans la région. Et cela aussi intéressait le Prince Majeur. Il lui fallait cet anneau pour en finir avec le Gowaï. Quiloma avait quand même une petite idée. Ses hommes avaient vu le juvénile lors de l'explosion. Si le dragon avait l'anneau, le Prince Majeur aurait bien du mal à le récupérer. On ne touche pas au trésor d'un dragon. Tout le monde savait cela. Exceptionnellement, les dragons donnaient certains de leurs trésors, mais cela les liait au receveur. Peut-être qu'un juvénile serait plus influençable? Quiloma pouvait peut-être jouer sa propre partition. Si le dragon le laissait manipuler l'anneau-roi alors son rang dans la hiérarchie des princes le mettrait juste derrière le Prince Majeur. L'image de Jorohery s'imposa dans son esprit. Il grimaça. S'il avait l'anneau, il lui faudrait composer avec lui. Cela valait-il le coup?
Mais le plus important, même s'il ne se le reconnaissait pas, était la Solvette. Une telle femme ! Il n'avait jamais rencontré de femme comme elle. Dans son pays, les femmes étaient des mères potentielles, la plupart du temps discrètes pour ne pas dire soumises. Seuls les compagnes officielles des princes avaient du répondant, un peu de répondant si on les comparait à la Solvette. Elle était marabout, commandait aux charcs et aux éléments. Non vraiment Quiloma ne voyait pas à qui la comparer. Elle lui avait fait un enfant. Non, il ne pouvait pas dire cela. Elle l'avait choisi pour être le père de l'enfant qu'elle désirait. C'était une fille. Elle répondait au nom de Sabda, mais dans le village tout le monde l'appelait la petite Solvette. Si elle avait les yeux un peu allongés, elle avait le regard de sa mère. Quiloma se sentait interpellé par ce petit bout de fille, lui qui n'avait jamais prêté d'attention aux enfants qu'il avait essaimés ça et là. Même s'il ne le reconnaissait pas, il aimait être avec elles. Il ne savait pas que ses guerriers trouvaient la relation de leur prince fort satisfaisante. Si la discipline et l'entraînement ne s'étaient pas relâchés, ils trouvaient leur prince encore plus attentif à leur sort. Cela rendait l'éloignement du pays plus tolérable.
Quiloma fit la liste des partants avec Qunienka. Cela lui serra le cœur de se séparer de ses hommes. Il n'avait pas le choix. Ils devaient accompagner la voix du Prince Majeur. S'il y eut quelques larmes au départ des guerriers, il y eut beaucoup de sourires aussi. Avec neuf mains de guerriers, pourrait-il remplir sa mission? 
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Natckin et les siens avaient beaucoup de travail. Les parents défilaient à la maison Andrysio pour proposer ou chercher un nom. A chaque fois, il fallait accomplir le rite. Natckin ne s'occupait pas de tous les enfants. Il lui fallait organiser le tour de chaque voyant pour confirmer ou pour proposer un nouveau nom pour l'enfant qui avait fait tout un cycle de vie et était encore vivant. Nés après la fête des rencontres de l'année dernière, ils avaient montré leur force de vivre. Sevrés, ils méritaient un nom public. Ils abandonnaient leur premier nom, celui choisi par les parents, pour prendre celui de l'enfance. Ils allaient le garder jusqu'à l'adolescence. A ce moment-là, un autre cycle commencerait.
Quand Sealminc vint, Natckin l'entendit. Les bruits portaient bien dans la maison Andrysio. Dans sa cellule de repos, il eut de nouveau l'impression que son cœur allait se rompre à battre aussi fort. Elle n'était malheureusement pas seule. Chountic l'accompagnait. Il parlait avec le responsable de l'accueil.
- Brtanef est un nom qui ne lui va pas. Je voudrais un patronyme plus en accord avec cet enfant.
- Bien, Maître Chountic. Je préviens le Maître Sorcier Natckin.
Le portier prit l'air important de l'homme affairé et s'enfonça dans le couloir. Natckin profita du temps que lui laissait cette requête pour se calmer.
- Maître Sorcier Natckin, dit le portier en frappant à la porte. Le maître de la maison Chountic est là.
- Je viens.
Natckin apparut sur le seuil suivi de Tasmi. Il arriva près de la porte en évitant soigneusement le regard de Sealminc. Il se concentra sur Chountic. Il nota l'œil injecté, le teint bouffi de celui qui consommait trop de malch noir ou de sicha. Chountic avait le verbe haut et tonitruant. Il voulait s'imposer sans voir qu'il indisposait.
- Bonjour, Maître Chountic. C'est un honneur de vous recevoir.
- Bonjour, bonjour, qu'avez-vous comme nom pour cet enfant?
Natckin ne releva pas l'offense. L'homme en face de lui malgré l'heure précoce, exhalait des relents de malch noir mal digéré.
- Il va falloir faire un rite.
- Encore ! Le vieux maître sorcier était plus efficace.
Natckin se dirigea vers la grange devenue site divinatoire. En grommelant, Chountic lui emboîta le pas, Sealminc suivit avec Brtanef dans les bras. Tasmi fermait la marche.
Tonlen voyant le groupe, se joignit à la procession. Pendant ce temps là, les autres se répandirent en commentaires sur ce qu'il venait de se passer. Tasmi sentait ce qu'il se passait. Depuis sa rencontre avec le Maître Sorcier Kyll, qui plus que jamais était son inaccessible idole, Tasmi sentait ce que les autres ressentaient. Chountic suait le mépris, les sorciers exhalaient la colère. Sealminc et Natckin semblaient ne former qu'une entité. Seul l'enfant lui demeurait curieusement étranger, ou plutôt étrange et familier. Bien repu par sa dernière tétée, il dormait dans les bras de Sealminc, mais son esprit renfermait une part de mystère qui se refusait.
Bientôt, ils arrivèrent devant l'autel au pied du Bachkam. Le rite du fils de la maison de Stoun finissait. Natckin fit un signe discret à l'officiant pour lui dire qu'il prenait la suite. Les servants firent signe à Chountic et Sealminc de s'approcher. Pendant ce temps, l'officiant s'éloignait lentement. Natckin et Tasmi avait commencé les rites d'ablutions préliminaires. Ils se concentraient sur le rite à venir. C'était un des rites majeurs. Moins démonstratif que les grands rites, il était vital. Un mauvais nom pouvait se révéler une catastrophe. Natckin restait persuadé que le rite du nom d'adulte de Chountic avait été mal fait pour qu'il soit devenu ce qu'il était. L'enjeu dans le cas de Brtanef était majeur pour lui mais aussi pour la ville. Kyll avait été formel. Tasmi nota l'inhabituelle concentration du maître sorcier Natckin. Il en fut heureux. Pour une fois, peut-être pourrait-il rester en retrait sans intervenir pour servir d'intermédiaire à Natckin. Les gestes et les déplacements des uns et des autres s'enchaînaient dans une fluidité rassurante.
Chountic toujours grommelant, se retrouva avec l'enfant dans les bras. Celui-ci faisait des bulles en dormant. Sealminc en tant qu'épouse et mère se tenait derrière le chef de la maison qui présentait son descendant. Chountic s'impatientait et le faisait sentir. Natckin qui aspergeait l'autel, s'interrompit et vint vers lui.
- Maître Chountic, il y a un problème.
Ce dernier sursauta.
- Quel problème?
- Un totem aussi puissant que le vôtre risque d'être contrarié que vous ne soyez pas venu revêtu des habits de votre clan.
Natckin savait que ce n'était pas une nécessité pour le rite, mais l'attitude de Chountic l'exaspérait et imaginer comment il pouvait traiter sa chère Sealminc le mettait en colère.
Chountic avait pâli.
- Dois-je aller le chercher?
- Non, le mal est fait. Je vais intercéder pour vous et les vôtres.
Il se retourna, se retenant de sourire en voyant le changement de figure de Chountic.
Face au bachkam, il se concentra. Il lui fallait s'ouvrir aux esprits pour recevoir le nom, le nouveau nom de l'enfant. Ce patronyme l'accompagnerait sur les deux ou trois prochains cycles de saisons qui le conduiraient de bébé vagissant à jeune capable d'aider. Un homme vivait quinze ou vingt cycles de saisons, guère plus. Le premier cycle correspondait à la prime enfance. Le petit trop dépendant de sa mère, pas assuré de survivre ne recevait qu'un nom familier donné par les parents. Puis venait le temps de la communauté. S'il avait atteint le deuxième âge, il pouvait recevoir les connaissances qui lui seraient nécessaires pour après. Brtanef en était là. Natckin s'imprégna de l'histoire de l'enfant, de l'histoire réelle pas de l'histoire officielle. Les esprits l'avaient favorisé. Exposé, il avait survécu grâce au miracle de la chaleur de la pierre qui bouge, comme la fille hors saison de Kalgar qui avait reçu le nom de Miasti, celle qui réjouit le cœur. Cet enfant était un survivant au passé mystérieux, mais il était aussi celui qui avait été donné pour remplacer celui qui était mort. Natckin sentit un totem puissant. Tasmi à ses côtés frissonnait. Il murmura :
- Ils approchent...
- Qui ça ? demanda Natckin à mi-voix.
- Les totems...
Ce fut au tour de Natckin de frissonner. Les totems venaient, pas un, mais tous. Vraiment, ils se passaient des évènements extraordinaires. Il fut heureux que la plupart des extérieurs soient partis. Il était sûr que cet enfant avait à voir avec eux.
- Là ! dit Tasmi.
Natckin vit les ombres des formes sortant du bachkam. L'ours vint en premier, suivi du loup. Chountic et Sealminc, comme tous les assistants furent frappés par le changement qui arriva. L'air sembla plus lourd, plus chargé de présence, de puissance, comme un soir d'orage d'été juste avant la foudre. L'enfant avait ouvert les yeux et regardait. Voyait-il?
Tasmi mit sa main sur l'épaule de Natckin. Sa vue devint plus claire. Les totems se rangèrent en rond dans la salle. L'ours vint se placer devant Chountic et hurla à sa face. Chountic, insensible humain attaché à son plan de vie, n'entendit et ne vit rien. Natckin et Tasmi avaient compris. Chountic était maintenant rejeté de sa fonction par son totem. Le présage était funeste. Puis le totem Ours se retourna vers le bachkam, oscillant de droite et de gauche en grognant. Les autres totems faisaient de même, chacun dans son langage. C'est alors qu'un halo de lumière prit naissance. Le grand totem apparut : le Dragon encore une fois.
L'immense ombre lumineuse s'arrêta devant les sorciers. Son regard de feu se posa sur eux.
- Il est mien !
Puis tout disparut. Les deux sorciers s'entreregardèrent. Jamais ils n'avaient vécu cela. Jamais un totem n'avait revendiqué un enfant de cet âge.
- Tandrag est son nom. Ainsi en ont décidé les totems!
En entendant les paroles de Natckin, les participants semblèrent reprendre vie. Ceux qui avaient suspendu leur respiration, inspirèrent bruyamment. Les autres échangèrent des regards interrogateurs. Ce nom ne leur évoquait pas grand chose, une idée de choix et de force mais aucune périphrase ne pouvait traduire ce qu'évoquait ce nom.
La suite de la cérémonie se déroula sans autre interruption. Quand vint le moment du départ, Chountic remercia du bout des lèvres. Il semblait presque absent. Natckin y vit l'action du totem Ours. Au moment de la séparation, Chountic avait déjà fait trois pas hors de la maison Andrysio quand Sealminc arriva à la porte. Elle put sans risque échanger un long regard avec Natckin. 
85
Les travaux des champs battaient leur plein. Les hordes de Sioultac semblaient loin. Du haut de la tour, Eéri voyait les habitants se démener dans la campagne. Il fallait renforcer les terrasses, planter la première pousse. Il voyait des dos courbés partout. Le prince neuvième les avait ré-équipés. Il était maintenant habillé légèrement. Malgré cela, il trouvait qu'il faisait bien chaud. Il avait gardé ses armes. Il avait essayé les arcs longs et les lances locales, mais avait préféré conserver, comme tous les autres, ses deux lances courtes. Depuis qu'il était là, Eéri avait changé d'opinion. Il était arrivé sûr de sa force et de son bon droit. Il était toujours sûr de sa force, mais avait changé d'avis sur les villageois. Ils ne croyaient pas ce que lui croyait, leurs dieux et leurs croyances étaient différents mais au fond, il commençait à bien les aimer, surtout Cilfrat. Il se rappelait son premier sourire lors de cette grande fête un peu folle, comment elle l'avait entraîné dans un coin paisible. Il n'avait pas compris ce qu'elle disait, mais très bien ce qu'elle faisait. Il avait cru au départ à une exception dans sa vie. Puis il s'était mis à la rencontrer partout, chez le forgeron, chez les différents marchands, parfois simplement elle était là et le regardait. Un soir avec les quelques mots qu'il savait de la langue locale, il lui avait adressé la parole. Elle avait essayé de répondre avec les quelques mots qu'elle croyait savoir dans la langue des guerriers. Il avait été ému plus qu'il ne pensait par sa présence. Ils s'étaient vus plus souvent. Son konsyli l'avait vu et n'avait rien dit. Les gens du village ne semblaient pas hostiles à ce qu'il la voit. Quant au forgeron, il avait toujours un sourire quand il le voyait tourner autour de sa forge.
Eéri pensait à tout cela en guettant du haut de la tour. Il avait pris le troisième quart, quand la journée était la plus chaude. Cela lui libérerait la soirée pour sa promenade en ville vers la forge. C'est son instinct plus que son savoir qui lui fit remarquer ce nuage de poussière. La flèche à empennage rouge et blanc vint se planter à une main de la tête de Gara. Celui-ci la retira du bois et rentra dans le temple.
- Prince, des ennuis en perspective, dit-il en montrant la flèche à Quiloma. Eéri vient d'envoyer une flèche d'alerte.
Quiloma faisait des exercices avec les guerriers sur la place intérieure. Sstanch avait obtenu d'y participer une fois par semaine avec ses hommes. Il vit arriver Gara avec la flèche et comme toujours fut étonné de la promptitude de la réponse des guerriers. Deux mains d'hommes furent prêts dans l'instant et les deux Konzylis vinrent aux ordres. Quiloma les précéda au pas de course. Intérieurement, il sentit la colère monter en lui quand il dut ralentir avant d'arriver à la tour. Il se força à soutenir l'allure. Il monta à la tour, rejoignant Eéri.
- Mon prince, regardez !
Quiloma scruta l'horizon. Vers le village de Tichcou, une colonne de poussière s'élevait près du centre de la vallée.
- On dirait la trace d'une colonne en marche.
Quiloma se retourna pour voir qui avait parlé. Sstanch, la main en visière au-dessus des yeux, regardait au loin. Sa fréquentation des guerriers blancs lui avait permis d'apprendre les rudiments de la langue.
- Des soldats ? demanda le prince.
- Probablement avec des montures pour faire une telle poussière.
- Il faut des renseignements, dit Quiloma en redescendant.
Les mouvements des deux mains de guerriers prêts à partir n'étaient pas passés inaperçus et des habitants s'étaient approchés pour avoir des nouvelles.
Quiloma donna ses ordres et les deux groupes partirent en petite foulée. Se tournant vers Sstanch, il dit :
- Préviens ton chef que je veux le rencontrer. Qu'il vienne à l'heure où le soleil se couche.
Puis Quiloma suivi de ses gardes partit vers le bas du village.

Chan était inquiet. Sstanch lui avait rapporté ce qu'il avait vu.
- Cela fait des saisons et des saisons qu'on n'a vu personne monter de la plaine. La dernière fois, c'était mon père qui les avait reçus. Nous sortions d'un long hiver où les hordes de Sioultac nous avaient laminés. La troupe qui était arrivée, n'avait pas bien fière allure. Il faut dire qu'il pleuvait depuis des jours et des jours. Leur chef quand il a vu notre ville, n'est pas resté plus de trois jours. Nous avons eu du mal à leur donner de quoi refaire leurs réserves de route. Pour être précis, ils ne nous ont pas vraiment demandé, ils ont exigé et pris ce qui leur fallait. Nous avons été heureux de les voir partir. Il y a eu beaucoup de morts cette saison-là faute de nourriture.
Sstanch debout, écoutait le maître de ville qui buvait son malch dans la maison commune. Il était monté de la plaine, il y a bien des saisons, suivant en cela Hut le fondateur. Il avait été soldat et même sous-officier dans la plaine. Il avait eu son content de batailles et de morts. Lors d'un hiver alors qu'il rentrait dans ses foyers, il avait trouvé le village ravagé par la guerre. Beaucoup des siens étaient morts. Il avait compris que la paix ne serait pas pour eux avant longtemps. Il avait alors convaincu toute la maisonnée de partir aux premiers réchauffements avant que ne recommencent les campagnes guerrières. C'est ainsi qu'ils étaient arrivés à la ville. On ne pouvait aller plus loin. Le froid était encore trop intense. Les habitants avaient besoin de main d'œuvre. Ils étaient restés, avaient fait souche, adoptant les coutumes locales. Sstanch avait été remarqué pour sa capacité à manier les armes et à se battre. On l'avait recruté pour diriger les quatre hères qui servaient de milice. Ils avaient rechigné à se mettre sous les ordres d'un étranger, mais comme aucun d'eux ne savait le dixième de ce que savait Sstanch, ils s'étaient soumis.
Ce que Sstanch avait vu, lui rappelait trop les tours du guet en haut des donjons et les colonnes de poussières annonciatrices de malheur. Il en avait fait part à Chan. Celui-ci continuait son monologue.
- Il faut prévenir les maisons. II va falloir cacher les provisions et les bêtes. Heureusement Cotban nous est favorable cette année. Les pâturages éloignés sont dégagés. Ils suffiront pour nourrir les bêtes le temps qu'ils resteront. Qu'a dit le prince?
- Rien comme à son habitude. Il a envoyé une dizaine d'hommes. Il faut trois jours pour descendre, quatre pour remonter, plus le temps de voir sur place. Nous les reverrons dans dix jours.
- Il faut aussi voir avec les sorciers. Qu'est-ce que vont dire les esprits?


Quiloma arriva chez la Solvette. Il ressentait toujours cette émotion au moment où il était devant la porte. Il frappa. Ses gardes avait remarqué cette habitude chez leur prince qui autrement entrait partout sans attendre. La Solvette vient lui ouvrir. L'enfant dormait sur son ventre dans un repli de sa robe, à moins que ce ne soit dans un châle habilement noué.
- Bonsoir, Solvette.
- Tremba, Quiloma.
Quiloma appréciait quand elle lui parlait dans sa langue. Un sourire éclaira son visage.
- J'ai besoin de tes connaissances.
- Entre, je vais nous faire une infusion pour nous aider à voir clair.
Quiloma avait découvert que la Solvette connaissait des plantes qui l'aidaient à réfléchir et à prendre de bonnes décisions.
Bislac, les voyant se diriger vers la pièce du fond, prit sa béquille et se dirigea vers la porte, le jako sur ses talons. Il pensa qu'il allait faire un tour du côté de chez Kalgar. La forge et le métal fondu commençaient à lui manquer.
Assis de chaque côté de la table, il tenait leur bol fumant dans les mains.
- Eéri a vu. Votre homme de guerre a compris. Une armée vient vers nous.
- J'ai entendu la nature porter la nouvelle de cette perturbation. Ils ne respectent pas le pays qu'ils traversent.
- Sais-tu combien ils sont?
- Non, tu sais que mon savoir n'est pas de cet ordre. Ils se sentent forts. Ils veulent soumettre tout à leur volonté. La nature n'aime pas cela.
- Il va falloir faire la guerre et mon corps ne me donne plus satisfaction.
- Fais-tu les exercices que je t'ai conseillés.
- Oui, deux fois par jour. Je suis plus souple mais je ne suis plus capable de mener mes hommes comme avant.
- Je sens ta tristesse.
- Pire, suis-je encore digne d'être prince?

En apprenant la nouvelle Natckin avait convoqué Tonlen pour un rite divinatoire. A part Tasmi, et les maîtres sorciers, tous les autres avaient été mis à l'écart. Natckin ne voulait pas que des bruits affolants circulent. Il tenait le centre du dispositif. Comme toujours Tasmi était un pas derrière son épaule droite. Le rituel commença. Natckin ne pouvait ignorer la peur des uns et des autres. Encore des étrangers, peut-être moins étranges que les extérieurs. Lui-même ressentait la tension. Le spimjac brûla. Son odeur apaisante lui fit retrouver un peu de sérénité. Les piliers, comme on appelait les sorciers qui entouraient l'officiant, commencèrent la mélopée de la divination. Natckin et Tasmi utilisèrent leur souffle. Tonlen ne quittait pas la scène des yeux.
Natckin sentit sa perception se modifier. Le monde réel devint plus brumeux. Il eut le sentiment de flotter au-dessus de lui-même. Il se retourna. Tasmi flottait, brillante silhouette derrière lui. Il le vit s'éloigner guidé par un esprit encore plus brillant qu'il ne reconnut pas. Il pensa le prendre par l'épaule. Cela se fit. Il lui sembla voler au-dessus d'un monde qu'il entrevoyait. Les ombres des montagnes devenaient moins hautes. Ils se stabilisèrent au-dessus d'un groupe de points, rouge et jaune, qui oscillaient. Il pensa aux guerriers blancs dont Chan lui avait annoncé le départ vers Tichcou. Mais déjà leur voyage reprenait. De nouveau des ombres floues défilèrent sous les trois silhouettes lumineuses. Natckin ressentait un certain vertige à aller aussi vite. Bientôt ils furent à la verticale d'un ensemble de petites flammes multicolores. Il fut évident pour Natckin qu'il était à Tichcou. A travers Tasmi, il sut que la peur habitait ce lieu. De nouveau, il fut entraîné par ses compagnons. A travers la brume de son regard, il vit la forêt et une troupe en marche, dont les flammes vitales rouges et marron palpitaient au rythme des bêtes qui les portaient. La peur aussi les habitait. Il pouvait en sentir les palpitations. L'esprit guideur s'arrêta. Sa pensée s'imposa à Tasmi et Natckin.
- Si comme eux vous palpitez de peur, alors vous disparaîtrez !
La rupture du lien fut douloureuse. Natckin reprit conscience. Il était soutenu par deux personnes, Tasmi aussi. Il regarda vers Tonlen. Le voyant réveillé, celui-ci s'approcha :
- La peur vous a accompagnés, mais les esprits ont révélé qu'elle ne doit pas être notre compagne.
- Qu'ont-ils révélé de plus?
- Malheureusement rien. 
86
Les habitants avaient emmené les troupeaux vers les pâturages extérieurs. Sous la direction du prince extérieur, ils s'étaient mis à renforcer la palissade par endroit. Ils ne comprenaient pas pourquoi à tel endroit ou à tel autre mais Sstanch approuvait, donc Chan approuvait. Les sorciers avaient dit de ne pas avoir peur et de suivre les instructions. Les habitants râlaient, un peu mais s’exécutaient. Les premiers jours, tout se passa calmement. Puis il y eut la première attaque. Un gardien de tiburs revint affolé. Il était à une journée de marche de la ville. Il raconta comment le dragon avait emporté un des tiburs et dispersé les autres. Il y eut des discussions sans fin entre les chefs de maisons. Fallait-il prendre le risque de les laisser dans les pâturages ou le risque de les ramener dans la ville ? Chacun y alla de ses arguments et de ses raisonnements. Ce fut le prince des extérieurs qui trancha. Il fit venir le gardien. Avec Muoucht, il l'interrogea. Il ne fut pas satisfait. Il avait bien senti la peur de l'homme. Plus il l'interrogeait et plus l'homme paniquait. Ses réponses devenaient confuses et sans valeur de témoignage. Sstanch qui était présent, lui conseilla de demander à la Solvette pour que l'homme soit moins effrayé.

- L'as-tu interrogé?
- Même pas, il avait trop besoin de raconter sa rencontre.
La Solvette avait servi une tasse d'infusion à Quiloma.
- Tu as mauvaise mine. Tu te fatigues trop, dit-elle.
- Si une armée arrive, il faut que nous soyons prêts. Mais parle-moi du dragon.
- Le gardien de tiburs était sur la pâture de la combe verte. Il faut une journée de marche vers le soleil couchant pour l'atteindre. Non loin de là, il y a la cascade de la rivière Sianpô qui débouche d'une gorge inaccessible. Il a cru que la montagne bougeait. En fait c'était le dragon. Celui-ci volait assez haut. Pourtant le dragon a piqué vers lui dès qu'il l'a vu. Le gardien s'est précipité à terre, croyant sa dernière heure arrivée. Le dragon l'a survolé mais s'est attaqué à un tibur, un jeune et l'a emporté dans les airs.
- Il a vu vers où il est reparti?
- Il pense qu'il volait vers les gorges de la Sianpô. Il avait trop peur pour bien regarder, mais c'est par là qu'allait le dragon.
- Il a peut-être son refuge par là. Il faut que j'y envoie des hommes, dès que sera réglé ce qui nous vient.
- Ce dragon est-il aussi important que cela?
- Plus que cela. Il n'y a plus de dragon depuis des saisons. Un dragon... Un dragon c'est la présence du dieu Dragon sur terre. Si le dieu Dragon revient...
Les yeux de Quiloma brillaient de toute la force de leur espérance. Il n'avait pas les mots pour décrire ce qu'il attendait d'un tel avènement. La Solvette n'avait pas besoin des mots pour comprendre ce qu'il ressentait. Elle vibrait en résonance du frisson qui le parcourait.
- Veux-tu que je demande aux charcs d'aller voir ce qui se passe dans cette vallée?
- Tu pourrais?

Le konsyli déploya ses hommes autour du village de Tichcou. La bourgade était plus grande que celle d'où il venait. Il avait repéré l'autre groupe sur l'autre versant de la vallée. Ils avaient découvert un village qu'ils jugèrent indéfendable. Les remparts n'étaient pas assez hauts, ni en bon état. Méfiants, les groupes restèrent à l'affût à l'extérieur. Ce n'est pas avec dix hommes qu'ils pouvaient investir une ville et ils ne connaissaient pas les forces propres de la milice qui ne devait pas manquer d'exister.
Une première nuit était passée. Une agitation certaine régnait dans ce gros village. On montait des arcs de fleurs coupées et de branches de résineux. Les guetteurs étaient inattentifs à tout ce qui n'était pas sur la route. Les guerriers blancs purent ainsi améliorer leur entraînement dans ce milieu qui ne leur était pas habituel. Mlaqui était tout près de la route quand il vit arriver le détachement de cavaliers. Ils étaient richement vêtus. Mlaqui surplombait la route. Il était allongé sur la mousse, sur le talus, la tête sous des fougères. Les bêtes renâclèrent un peu en passant sous sa position. Les cavaliers jetèrent des regards tout autour mais comme leurs montures ne semblaient pas très inquiètes, ils restèrent en posture de repos. Mlaqui compta les ennemis potentiels et examina leur équipement, épée longue, lance longue, arcs longs mais des flèches mal empennées, des sacoches posées sur la monture mais rien sur leur dos. Il attendit que la colonne ait disparu après le tournant du chemin pour bouger. Toujours aussi discrètement que possible, il regagna le reste de son groupe.
- Alors Mlaqui ?
- Deux fois dix mains de cavaliers. Ils sont négligents. Les harnachements ne sont pas tous complets. Ils sont avachis sur leurs montures, trop confiants. Ils doivent avoir l'habitude de la plaine où leurs bêtes sont des avantages, en forêt, ce sera une autre histoire.
Ivoho prit la parole :
- Je les ai vus entrer dans le village. Ils étaient sur le qui-vive. Je n'aimerais pas les combattre.
- On observe encore un jour et on rentre faire un rapport.
Sur ces mots du Konsyli, chacun regagna son poste d'observation.

La catastrophe eut lieu le lendemain.
Zothom s'était trop approché du village. Il observait le camp des cavaliers quand il entendit le cri. Un des guetteurs du village tendait le doigt dans sa direction en hurlant. Immédiatement un autre guetteur banda son arc et tira. Zothom dégagea à toute vitesse. La flèche se planta à l'endroit qu'il venait de quitter. Deux cavaliers émergèrent sous l'arc de fleurs et de branches en hurlant. Zothom n'avait pas besoin de connaître la langue pour savoir qu'ils hurlaient sus à l'ennemi. Il courait en sachant qu'il ne pourrait pas distancer les rapides animaux. Des yeux, il cherchait la zone la plus dense du bois. Malheureusement, il savait que derrière ce bois, il y avait des champs et là il n'avait aucune chance. Bientôt, il entendit se rapprocher le piétinement des sabots derrière lui. Une flèche passa en sifflant à quelques coudées de sa tête. Une autre flèche siffla. Un galop stoppa. Zothom se retourna et fit face. Un des cavaliers tenait son cou. Un empennage en sortait, deux écorces noires, une blanche. Zothom comprit, un guerrier de l'autre groupe était dans le bois. L'autre cavalier baissa sa lance et chargea. Zothom bougea comme face à un gowaï chargeant. Il ne fut pas tout à fait assez rapide, la lance longue lui transperça le flanc, mais son épée coupa les jarrets de la monture. Le cavalier fit un roulé boulé et se releva en dégainant son épée. Une flèche noire et blanche vint se planter dans sa cuisse. Il hésita mais en cassa le bois et attaqua quand même. Zothom était tombé à terre,coincé par la lance fichée dans le sol. Voyant l'autre hésiter, il coupa la hampe. Il eut juste le temps de se mettre debout avant la première attaque. Il para sans difficulté. Les deux adversaires se firent face. Zothom dit :
- Bon cavalier mais mauvais guerrier !
L'autre lui répondit quelque chose qu'il ne comprit pas. Levant son épée longue, il attaqua. La flèche le cueillit en pleine course. Entrant par un œil, elle le bloqua dans son élan. Il fit un dernier pas et s'effondra à genoux.
- Viens, on n'a de temps à perdre ! D'autres vont arriver!
Zothom se retourna pour voir Ivoho descendre d'un arbre. Passant son bras sous celui de Zothom, ils reprirent la direction des champs. En arrivant près d'un fossé dans lequel courait un ruisseau, ils entendirent des cris et des piétinements assez loin derrière eux.
- Ils ont trouvé les corps, murmura Ivoho.
- Ils vont se mettre en chasse.
- Oui, mais la nuit va bientôt arriver. Ce ruisseau va leur faire perdre nos traces.
Ils repartirent en silence. Non loin de là, ils pouvaient voir des paysans debout s'interrogeant sur les bruits qui agitaient le bois. 
87
Les deux groupes avaient fait leur jonction. Zothom était pâle mais tenait debout. Les deux konsylis tinrent conseil. Avec un blessé, ils ne pourraient aller aussi vite qu'ils le désiraient. Ils décidèrent d'envoyer Mlaqui en avance pour prévenir le prince. Deux hommes partiraient avec Zothom par la voie des crêtes, où les montures ne pouvaient pas aller. Les sept autres allaient retarder la traque autant que possible. Tout dépendait du nombre d'ennemis derrière eux. Profitant de la nuit assez claire, ils se mirent en marche. Zothom fut bientôt hors de vue.Endurant et rapide, si tout allait bien, il serait près du prince dans trois jours. Ils avaient le temps de préparer les pièges. Prudents, ils avaient reconnu les chemins en descendant.

L'officier ne décolérait pas. Deux morts, il avait eu deux morts et pas un ennemi de tué. Des traces de sang laissaient penser qu'il y avait eu un blessé. Le pisteur avait parlé de deux traces. Ses cavaliers mis à mal par des piétons. Cela le mettait en rage. Il ne pouvait laisser cela comme ça. Ses ordres étaient clairs. Il était là pour faire régner l'ordre du roi Yas. Après des années de guerres, il avait pacifié la plaine sous son autorité. Maintenant, il avait décidé d'envoyer ses troupes explorer et sécuriser les marges du royaume. Tzenk avait été détaché avec deux cents hommes pour reconnaître cette vallée. Pauvre et peuplée de paysans, plus préoccupés de survivre que de se battre, ils avaient remonté la vallée sans rencontrer la moindre résistance. Il avait entendu parler de Tichcou à plusieurs jours de marche comme étant la capitale de la région. Il y a deux jours, ils avaient rencontré des émissaires de ce gros bourg. Avec force courbettes, ils avaient invité les guerriers du grand roi à venir dans leur humble village pour s'y reposer. Tzenk avait souri devant tant d'obséquiosité. Accompagné de cent cavaliers, il avait fait route vers cette bourgade. Il devait juger si elle se prêtait mieux que le plateau qu'il avait repéré pour mettre un fort. Pendant son absence, les hommes restant devaient commencer les travaux pour un fort. Il avait renvoyé le chef du village qui n'arrêtait pas de s'excuser et de se disculper. Il avait failli le gifler. Il était évident que l'attaque ne venait pas de ces mous. Ce n'est pas avec leur ridicule milice de quinze hommes mal armés qu'ils auraient fait cela. Non, il avait en face de lui des guerriers, des vrais, entraînés, rapides et bien armés. Leurs flèches étaient curieuses. Des empennages en écorce, alors que partout dans la plaine et ici à Tichcou, ils utilisaient des plumes. Les légendes parlaient d'hommes étranges venus du froid. Guerriers redoutables, aux armes inhabituelles, ils avaient été surnommés les barbares blancs. Il regardait pensivement les plumes en écorce noire et blanche, un code de reconnaissance probablement. Leur forme vrillée était curieuse. Il n'avait jamais vu cela. La pointe était triangulaire, faite dans une matière noire et brillante. Les bords tranchaient mieux que les meilleures pointes des armuriers du royaume.
- Ils ne doivent pas être grands.
Tzenk se retourna pour regarder celui qui avait parlé.
- Non, sergent, l'allonge est courte, trop courte pour les gens d'ici et leurs grands arcs.
- Que fait-on? On part les traquer ?
- Oui, sergent. Les ordres du roi sont formels. Il faut sécuriser la zone. Faites-moi venir quelqu'un qui connaît bien la région. On va avoir ces barbares et leur faire payer cher. Dites aussi aux hommes que nous partirons demain à l'aube, cinq jours de vivre. On laisse vingt hommes ici.
Le sergent fit demi-tour après avoir salué.
- Ah ! Sergent, envoyez aussi un émissaire prévenir le reste de la troupe.

Une odeur chatouillait les narines du dragon. Qu'elle était agréable cette odeur! Plus, c'était un appel impérieux. Il se mit en vol. Sortant de la vallée, il trouva les courants du vent. Il repéra la direction d'où venait cet effluve merveilleux. Se laissant planer pour retarder le moment de la rencontre, il contempla le paysage en dessous de lui. Il repéra l'être debout Kyll. Celui-ci était assis sur un rocher semblant dormir. Malgré l'envie pressante qui sollicitait son odorat, il descendit.
Quand il se posa, Kyll lui jeta un regard curieux.
- Ton esprit est là mais ton corps est ailleurs, être debout Kyll.
- Je te vois aussi nettement. Je te croyais dans le monde réel.
- J'y suis aussi.
- Ainsi un dragon est entre les deux mondes.
- Non, être debout Kyll, je suis pas entre les deux mondes, je suis dans les deux mondes. Où est ton corps?
- Dans la caverne où j'habite, gardé par mes amis.
- C'est une bonne chose, être debout Kyll, comme cela tu ne risques rien avec les loups.
- As-tu toujours ta question?
- Oui, être debout Kyll. Dans la ville d'où tu viens, y a-t-il eu des faits inhabituels?
- Un dragon est arrivé.
Kyll sursauta en entendant rire le dragon.
- Tu dis de drôles de vérités, être debout Kyll. Maintenant je sais, dit le dragon en prenant son envol.
- Que sais-tu ? hurla Kyll.
- Qu'il est chez vous, lui répondit le dragon sans se retourner.

Mazoména et Ivoho venaient de finir le piège. Ils étaient assez contents d'eux. Ils repartirent en petite foulée. Le reste du groupe était plus loin en train de préparer d'autres pièges. Ils avaient mis les tomcats. Ils n'avaient aucun désir d'être pris pour des ennemis.

Tzenk et son détachement étaient partis en chasse à l'ennemi. Les attaquants avaient dû venir de la ville à trois jours de marche plus loin. Le maître de ville de Tichcou lui avait décrit cette bourgade comme une ville pauvre à la limite des terres désolées et froides. Elle avait un nom imprononçable.
Les habitants y vivaient dans une quasie autarcie d'élevage, d'un peu d'agriculture et de mapche ou de quelque chose qui se prononçait comme cela. Il n'y avait pas d'échanges avec eux ou très peu. En échange de quelques têtes de bétails, ou de peaux de trappeurs, ils récupéraient ce qu'ils ne pouvaient pas faire. Depuis des générations, à Tichcou, on considérait que cette ville était un cul-de-sac pour ceux qui fuyaient la vie.
Le chemin était assez bien tracé, mais difficile pour les bêtes. Parfois étroit, il obligeait les cavaliers à avancer un par un. Un premier groupe faisait office d'éclaireurs. Tzenk et un sergent réglaient les détails de la marche en tête du détachement principal quand il vit arriver un cavalier
- Commandant ! Commandant ! Venez voir.
Tzenk éperonna sa monture. L'homme avait fait volte-face et galopait dans l'autre sens. Après un millier de pas environ, Tzenk vit ses hommes, l'arc bandé ou l'épée à la main, en position de défense. Il démonta et l'arme à la main, courut les rejoindre.
- Que se passe-t-il sergent ?
Celui-ci pour toute réponse lui montra l'avant de la colonne. Il vit deux corps littéralement empalés, suspendus au-dessus du chemin.
- Qu'est-ce...
- Nous avancions, mon commandant, avec les précautions d'usage. Après un passage étroit, comme vous avez vu, nous reprenions le petit trot dans cet espace plus large quand c'est arrivé. Les pièges sont terriblement efficaces. Viant pistait et ce n'est pas, enfin ce n'était pas un débutant. Il n'a rien signalé avant de prendre l'épieu en travers du corps. Le sergent se releva doucement.
- Les éclaireurs reviennent. Ils font signe qu'il n'y a plus de danger.
Tzenk se releva en jurant. Il rengaina son arme et alla voir le lieu du drame. Il observa en connaisseur le piège.
- Ces salauds s'y connaissent, jura-t-il entre ses dents.
Deux hommes de moins, quatre depuis leur arrivée à Tichcou, alors qu'il n'y avait eu qu'un blessé par chute avant ça. La chasse allait être beaucoup plus dangereuse qu'il ne le pensait. Dans cet environnement, les montures n'étaient pas vraiment un atout.
Il ordonna d'enterrer les hommes et de continuer à pied. Il répartit les hommes en différents groupes pour une avancée en ordre dispersé pour éviter d'autres pièges.
- Ils ne doivent pas être très nombreux. Ils nous affaiblissent en évitant la confrontation. Sergent, dès que vous avez réparti vos hommes, reprenez la progression. Il nous les faut !

Le reste de la journée ne vit pas d'autre victime mais plusieurs alertes. Une seule fut vraie. Sur le chemin, personne n'avait rien remarqué. Ce furent les éclaireurs qui marchaient dans les buissons du bord de la route qui mirent en évidence les lianes du mécanisme. Le sergent laissa un homme et continua. Le regroupement se fit le soir. Une clairière accueillit hommes et bêtes. Tzenk doubla les sentinelles et imposa des postes de garde. Les soldats pour une fois ne manifestèrent pas leur mécontentement et allèrent couper les branches d'épineux pour faire des sortes de guérites pour les gardes. Quand il y eut un sifflement caractéristique d'une flèche, tout le camp fut en alerte.
A la lueur de la lune, tout le monde se mit en position de défense. On essaya de voir d'où venait l'attaque. Des flèches partirent en direction de bruits plus ou moins furtifs dans le sous-bois environnant. Tzenk comme les autres, chercha l'ennemi. Le reste de la nuit fut long mais calme. Quand le jour se leva, Tzenk fit le tour du camp. On lui signala deux blessés par des flèches amies et on lui montra la flèche à empennage en écorce plantée dans une de ses sacoches. De nouveau il jura. Les légendes avaient raison. Ces barbares étaient des diables.
La colonne reprit sa progression, les hommes toujours à l'affût malgré la fatigue, découvrirent assez facilement deux pièges. Le troisième fut fatal au pied d'un éclaireur. Occupé à chercher les pièges pour cavaliers, il ne vit pas la fosse remplie de petits pieux acérés...
Tzenk sentit la tension monter encore d'un cran dans son détachement. Il entendait certains décrire les tortures qu'ils prévoyaient pour leur faire payer ça. Durant la journée, ils détectèrent une dizaine de chausses-trappes. Le soir tomba sans qu'il trouve un bon endroit pour s'arrêter. Avec la nuit, la peur augmenta d'un cran. Pour le pisteur, les ennemis ne devaient pas avoir beaucoup d'avance sur eux. Préparer des traquenards demandait du temps. Cela voulait dire aussi, qu'ils ne fuyaient pas mais se repliaient en bon ordre. Tzenk avait conscience de ce fait. Les traces ne montraient pas une grosse troupe, une dizaine tout au plus. Il était sûr de pouvoir en venir à bout. Une question restait. Cela pouvait être une simple bande en razzia, mais cela pouvait être aussi les éclaireurs d'une armée. Il en discutait avec le lieutenant quand une des bêtes s'effondra dans un bruit sourd. Une flèche vibrait encore entre ses deux yeux. Tous les feux furent couverts, toutes les lumières éteintes. Dans le silence, on entendit distinctement le sifflement de la flèche et le râle sourd de l'homme quand il la reçut. Tzenk entendit plusieurs de ses hommes tirer dans la direction d'où venait le trait. Rien ne se passa. Une autre flèche vola. Il y eut un autre blessé.
- Ce n'est pas possible, mon commandant ! Il voit la nuit !
- Qu'on envoie une flèche enflammée !
Un des hommes fit ce que demandait le commandant. Le trait de lumière partit et alla se planter dans un tronc à cinquante pas de là. Alors qu'il volait, une autre flèche vint en retour pour se planter dans le bras de l'archer.
- Là, dans l'arbre, une silhouette !
Aussitôt une dizaine de flèches partirent dans cette direction. On entendit les chocs d'impact. Il y eut des bruits de branches cassées, de feuillages remués. D'autres flèches partirent mais l'obscurité avait englouti l'ombre entrevue. D'autres flèches enflammées furent tirées, bientôt un cercle de lumière vacillante entoura le bivouac.
- Heureusement que la forêt est humide, continuez à tirer qu'il ne puisse pas recommencer.
Quand une flèche s'éteignait, une autre était tirée. Tzenk fit un tour de quart pour les hommes. Lui-même alla se reposer pendant que le lieutenant prenait la première veille. Il entendit les cordes vibrer au départ des flèches. C'est le cri qui le réveilla. Se levant d'un bond, il regarda autour de lui. Le cercle de lumière était complet et pourtant un de ses hommes venait de s'écrouler. Tzenk jura. Non seulement, ils semblaient ne pas être gênés par le noir, mais en plus leurs arcs dépassaient ceux de son armée. Tout le monde s'était mis à couvert. Derrière le cercle de lumière, les feuillages bougèrent, puis le silence se fit. Tous les cavaliers étaient aux aguets. Le reste de la nuit fut long, très long.

Ivoho rejoignit le groupe sur le petit matin.
- Ils n'auront pas beaucoup dormi cette nuit.
- Toi non plus, dit son konsyli. Pars en avant, va jusqu'à la barrière rocheuse, là repose-toi. Nous allons les occuper pendant ce temps.
Ivoho partit au petit trot.
- Ils vont être fatigués, dit un konsyli.
- Oui, mais nous arrivons sur le premier plateau et là nous sommes désavantagés.
Le groupe avait repris sa progression. La vallée s'élargissait en un espace presque plat. On avait là les plus lointains pâturages du village. L'herbe y était belle. Des vastes terrasses aménageaient l'espace. Les cavaliers retrouveraient l'avantage des montures rapides. Pour les piétons qu'ils étaient, la zone était dangereuse. Ils traversèrent une série de plateformes. Il n'y avait pas beaucoup de possibilité d'arrêter une charge, de nombreux passages joignaient chaque niveau.
Courant toujours, ils traversèrent un bois et atteignirent une zone plus raide aux terrasses plus étroites. Les murs étaient beaucoup plus hauts et ne pouvaient être franchis par les cavaliers que par des rampes qui alternaient d'un côté et de l'autre. Pour les marcheurs qu'ils étaient, des échelles de pierre leur permettaient de gagner du temps. Ils décidèrent de piéger les rampes du haut...

- Cette forêt ne finira-t-elle jamais?
En posant cette question le sergent résumait l'état d'esprit des soldats. Obligés de marcher à pied, fatigués par les veilles nocturnes, l'humeur de la troupe n'était pas bonne. Il fallait progresser lentement pour éviter les pièges. La moitié de la matinée était passée sans que le moindre piège ne soit trouvé. Les éclaireurs signalèrent le changement de topographie. Tzenk arriva au bord de la forêt. Manifestement, ils arrivaient à proximité de la ville du haut. Ces terrasses n'étaient pas naturelles. En pente douce avec des petits murets de soutènement, elles devaient servir de pâtures ou de champs. Il n'y avait pas de trace d'utilisation récente, mais à cette altitude, la neige persistait encore en de nombreux endroits. Les paysans du coin n'avaient pas dû encore venir ici. L'espace dégagé, l'absence de possibilité de piège fit remonter le moral. Tzenk envoya des éclaireurs vers le bois visible au loin. Lui-même attendit le gros de la troupe.
Les cavaliers se remettaient en selle quand un messager arriva.
- Ils sont là ! Ils sont là ! criait-il.
Tzenk sentit l'adrénaline monter dans ses veines. Les éclaireurs avaient vu un petit groupe, cinq personnes, sur l'autre groupe de terrasses. Ils semblaient en train de creuser une fosse dans une des pentes de jonction.
- Allons-y mais en silence !
Le groupe avança rapidement. Les bêtes et les hommes piaffaient. Ils arrivèrent au bois. Tzenk fit installer sa troupe en ordre d'attaque. Il vit avec plaisir que malgré la fatigue, ils n'avaient perdu ni leurs habitudes, ni leur combativité. A travers les branchages, il voyait les cinq hommes creusant le sol. Il vit dans leur dos les arcs courts, il vit le faisceau des lances un peu en retrait.
Un éclaireur s'approcha de lui et murmura:
- Je n'ai vu aucun autre ennemi...mais on ne voit pas après la quatrième terrasse.
- Faites passer : que trente hommes nous nettoient cette racaille.
Les trente premiers cavaliers se préparèrent.
En entendant le bruit sourd des sabots battant le sol, les cinq guerriers ennemis se redressèrent. Tzenk admira l'entraînement. Il n'y eut aucune hésitation. D'un même mouvement, ils prirent chacun leurs deux lances courtes et se précipitèrent vers le mur de la terrasse suivante et... l'escaladèrent.
C'est à ce moment qu'il repéra les escaliers faits de pierres en saillie.
- Les archers, tirez !
Le groupe de vingt archers qui avait pris position à l'orée du bois, tira une volée de flèches. Aucune n'atteignit son but. Une deuxième volée suivit la première pendant que les cavaliers se rapprochaient au galop. Le dernier à prendre pied sur la terrasse supérieure trébucha sous l'impact et s'étala une flèche dans la cuisse. Les quatre autres se mirent en position et tirèrent sur le détachement qui passait en dessous de leur position. Tzenk jura quand il vit trois hommes blessés et une bête qui s'effondra entraînant son cavalier. Les guerriers ennemis n'avaient pas attendu. Repartant vers la terrasse suivante, ils escaladèrent les marches de pierre, aidant leur blessé qui continua vers l'amont. La charge ne s'arrêta pas au bout de la terrasse, mais prenant la pente, les bêtes lancées au galop continuèrent leur progression dans l'autre sens sur la terrasse supérieure. Pendant ce temps, les archers envoyaient volée de flèches sur volée de flèches, mais la distance les rendait très imprécises. De nouveau, il y eut quatre cavaliers mis hors de combat, un blessé et trois chutes. Le scénario se reproduisit. Tzenk voyait le blessé monter de terrasse en terrasse pendant que les quatre autres tiraient sur les cavaliers. Au troisième passage, un des cavaliers, avait délaissé sa lance et pris son arc. Il blessa un ennemi. Tzenk cria sa joie. On voyait l'homme, une flèche dans le flanc, tenter de rejoindre l'escalier suivant. La charge le cueillit alors qu'il avait gravi deux marches. Tzenk entendit son cri d'agonie, et il vit disparaître les autres. Au-dessus qu'y avait-il?
- A tous les hommes, chargez !
Tous les hommes éperonnèrent leurs montures. Tzenk compta sept terrasses. Le premier groupe était sur la quatrième quand lui était sur la première. Trop près des murs, il ne voyait pas ce qu'il se passait au-dessus. Il poussait sa monture au maximum de ses possibilités. Arrivé sur l'avant dernier degré, il tira sur les rênes de toutes ses forces en voyant le premier groupe d'attaque redescendant avec des blessés. Des hampes de flèches sortaient des corps effondrés sur les encolures. Tzenk compta une quinzaine de cavaliers. Il démonta quasiment au vol et saisissant son arc, il escalada les marches de pierres saillantes pour voir au-dessus. Les autres soldats firent de même sur les différents escaliers répartis le long du mur des terrasses. Ils découvrirent un long espace vide, au milieu duquel des montures erraient sans cavaliers. Quelques corps étaient allongés par terre hérissés de flèches. Il y avait trop de flèches pour quatre hommes ou même pour dix.
C'est alors qu'il les vit.

Quiloma était heureux d'être arrivé à temps. Dès que Mlaqui lui avait fait son rapport, il était parti avec tous les hommes disponibles. C'est au pas de course avec une double charge qu'ils avaient couvert le chemin qui descendait vers Tichcou. Arrivés à la première barrière rocheuse, ils avaient découvert les terrasses en contre-bas. Le chemin était abrupt et les cavaliers ne pourraient pas le monter facilement. C'était un endroit idéal pour installer une défense. Il commençait à faire les préparatifs quand il vit arriver Ivoho. Avec ces nouvelles informations, il changea de stratégie. Il laissa deux mains de guerriers pour couvrir leur retraite éventuelle et avec le reste descendit se positionner en bas de la barre rocheuse. Dans les touffes de végétation basse, ils étaient quasiment invisibles. Il vit arriver le blessé, il boitait bas avec une flèche dans la cuisse. Puis ce furent trois de ses hommes, deux konsylis et Mazoména courant à perdre haleine. La terrasse était large, très large, trop large pour qu'ils distancent les montures qui venaient de faire leur apparition à une des extrémités de la terrasse. Quiloma prit son arc, immédiatement imité par les vingt guerriers. La charge fut stoppée par une grêle de flèches aux pointes acérées avant qu'elle ne puisse atteindre les trois fuyards. A la première volée, ils s'étaient même arrêtés pour tirer à bout portant sur les cavaliers surpris. Mazoména évita de peu une lance ennemie. D'un même geste, il avait lâché son arc, tiré ses épées courtes et coupé les jarrets de la bête. Dans le combat au corps à corps qui l'opposa au cavalier tombé, il prit le dessus. Il l'achevait quand Quiloma et une partie des guerriers sortirent pour pousser le cri de guerre des guerriers du royaume du Dieu Dragon.
Quiloma vit les archers monter sur le mur de la terrasse. En voyant Tzenk, il fut certain de voir leur chef. L'uniforme chamarré se détachait du lot. A sa ceinture la longue épée reflétait trop bien les rayons du soleil. La garde en était manifestement ouvragée et décorée. Pour ses ennemis, Quiloma ne présentait pas de signe visible. Son anneau au doigt et les quelques traits de couleurs sur son uniforme couleur de forêt, le rendait semblable aux autres. La situation était pour le moment bloquée. Les arcs ne portaient pas assez loin, des piétons contre des cavaliers n'avaient aucune chance, d'autant plus qu'ils n'étaient que quatre mains de guerriers alors que Mlaqui avait parlé de deux fois dix mains de cavaliers. Il fit un geste et tous regagnèrent l'abri des arbustes.

Tzenk vit le mouvement. Ce petit homme devait être le chef de la bande. Pour le moment la situation était bloquée. Tzenk se doutait qu'il n'avait pas vu tous les hommes cachés dans les buissons de l'autre côté de la terrasse. Il lui fallait avancer mais vu la puissance de tir et la précision des archers, il allait y avoir beaucoup de victimes. Il fit faire un essai à ses archers. Des flèches furent tirées le plus loin possible. Elles se plantèrent plus de vingt pas avant les buissons. Tzenk vit un des guerriers d'en face sortir de son abri pour venir chercher la flèche et la ramener à son chef. Bientôt, il vit un archer s'avancer de vingt pas sur la terrasse herbeuse. Il visa soigneusement, leva son arc et tira. La flèche vint se planter à moins d'un pas devant lui.
- Nous défie-t-il, mon Commandant?
- Je ne sais pas, lieutenant. Mais leurs arcs sont plus puissants que les nôtres. Nous ne pourrons pas faire partir la charge de cette terrasse, il faudra commencer la course dans la pente. Nous devrions pouvoir les charger avant la nuit et nettoyer cette racaille. Je pense qu'ils se croient à l'abri dans leurs buissons, mais nous allons leur montrer comment les tracks chargent. Ils n'auront pas le temps de tirer plus de deux flèches que nous serons sur eux. Faites préparer les hommes.

Quiloma vit l'officier disparaître dans les escaliers vers la terrasse inférieure. Il fit le geste de rassemblement. Les konsylis arrivèrent.
- S'ils tentent quelque chose, c'est maintenant. Après la nuit sera trop proche. Leurs montures semblent rapides. Il faudra tirer plus vite que d'habitude. Nous sommes quatre mains, ils sont deux fois dix mains. Avec ceux que vous avez éliminés nous allons nous battre à quatre contre un. Préparez-vous.
Se tournant vers le chemin, il fit signe à Zothom.
- Préviens les deux mains restées au-dessus. Si nous sommes vaincus, il leur faudra tenir le plus longtemps possible et envoyer un message au Prince Majeur.
Il regarda Zothom, escalader le chemin en boîtant. Ils n'avaient pas eu le temps de retirer la pointe de la flèche de sa cuisse. Quiloma pensa à la Solvette. Il aurait bien aimé continuer un bout de chemin avec elle. A quatre contre un, la chance était faible. Reprenant sa place, il cria et tous les guerriers reprirent en chœur:
- Pour la gloire du Dieu Dragon, qu'il nous vienne en aide.

Tzenk entendit leur cri pendant qu'il ajustait la selle de son tracks.
- Entendez comme ils tentent de cacher leur peur. Sa majesté le roi Yas compte sur nous pour nettoyer cette contrée. Faites-lui honneur!
Cent bouches crièrent leur envie de tuer. Les tracks s'énervaient de l'ambiance. Ils allaient pouvoir galoper et c'est tout ce qui comptait pour eux. Quand ces lourdes bêtes se mettaient en action, la terre tremblait sous leurs sabots. Tzenk savait qu'ils seraient à leur pleine vitesse avant d'avoir parcouru la moitié de la terrasse. Il ajusta son armure, ses jambières puis monta en selle. Dégainant son épée, il fit un signe à sa troupe. Tous les hommes furent en selle en un instant. Ils se rangèrent cinq par cinq pour se lancer dans la pente. Ils savaient qu'ils se déploieraient pendant la charge. Quand Tzenk abaissa son épée en hurlant l'ordre de charger, un grondement sourd prit naissance.

Quiloma sut avant de les voir qu'une charge arrivait. Il avait senti les vibrations du sol. Ce fut comme un flot qui jaillit de la pente. Une première volée de flèches fut tirée, pour aller loin. Elle ne fit pas beaucoup de dégâts. Les archers n'attendirent pas de savoir ce qu'elle avait fait pour envoyer la deuxième. La troisième serait en tir tendu pour stopper le plus de bêtes. Avec un peu de chance il y aurait une quatrième salve, et puis ce serait le combat rapproché.
Attrapant sa troisième flèche, Quiloma l'encocha et arma. Son bras retomba.

L'odeur, la merveilleuse odeur se rapprochait. Volant assez haut pour en suivre les effluves, le dragon, de son œil perçant en vit l'origine. Un troupeau de clachs comme disait l'être debout Kyll. Il plongea. Son arrivée sur la pâture provoqua la panique dans le troupeau. Non, ce n'était pas des clachs, ou alors des clachs des plaines. Il fut étonné de les voir montés par des êtres debout. Lancées au galop, les lourdes bêtes ne pensèrent qu'à une chose en voyant et en sentant le dragon : fuir, fuir le plus vite et le plus loin possible. Le dragon vit les hommes tenter de maintenir leur monture sans y parvenir. Déjà la moitié des cavaliers était à terre, et les autres avaient fui. Seul restait en selle celui qui tenait ce qui l'avait attiré. Le dragon vit l'or de l'épée ainsi que la pierre qui l'ornait. Il ne les vit pas vraiment, car l'être debout tenait la chose à deux mains. Il en vit l'aura de son désir. D'un coup de patte, il désarçonna le cavalier. Ce dernier fit un roulé-boulé et se mit hors de portée. Le dragon, tout occupé par sa recherche, ne prêta pas attention aux hommes qui arrivaient la lance à la main pour défendre leur officier. Quand la première lance s'enfonça dans son aile le dragon poussa un cri. Il tourna la tête et vit ces êtres debout, tout de rouge auréolés, voulant sa mort. Il hurla sa colère vis-à-vis d'eux. Ils insistèrent d'autres lances se plantèrent. Bougeant frénétiquement les ailes, il déstabilisa la majorité de ses agresseurs. L'homme à l'épée s'était remis debout. L'odeur, l'odeur était là, à portée de lui. Le dragon sentit la rage monter en lui. Il en fit son souffle brûlant. Ce fut sa première flamme. Lui-même en fut surpris. Cette nuée ardente ne laissa aucune chance aux hommes qui l'attaquaient. Il n'y eut plus sur la terrasse que des morts, un dragon et un officier debout. Ce dernier avait récupéré un des lourds boucliers de bois sur un tracks mort. Il faisait face. Il savait qu'il n'avait aucune chance mais il faisait face. Tous ses hommes étaient morts ou en fuite, en face de lui un monstre de légende plein de rage. Il allait mourir mais pas sans combattre. Il se précipita en avant en se disant qu'il risquait moins le feu en étant contre la bête. Son épée s'abattit sur un des doigts du dragon. Sous le choc, le dragon rentra une griffe, mais explosa une partie du bouclier. L'autre partie disparut dans sa gueule quand l'homme s'en servit pour se protéger. Un coup de griffe le déchira dans le dos descendant jusqu'à sa cuisse. Tombant à genoux, il leva une dernière fois son épée mais le dragon de son autre patte le cloua au sol. Détachant l'épée de la main, il jouit de la possession de ce nouveau trésor. Cette chose avait moins de puissance que son anneau précieux, mais son odeur en était plus qu'agréable. Il pensa que ces êtres debout qui avaient de l'or et des pierres étaient peut-être une source pour compléter son trésor. La douleur commença à se réveiller. Lui revint en mémoire la douleur quand il avait conquis l'anneau. Trouver des trésors devait-il être toujours douloureux? C'est à se moment qu'il les remarqua. D'autres êtres debout sortaient des buissons, armés eux aussi.
Le dragon gronda. Un être debout s'avança. Il mit un genou en terre et levant les bras montra un bâton rouge. Le dragon sentit un bâton de pouvoir. Manifestement, il n'était pas entier et manquait de puissance, mais celui qui l'avait fait savait ce qu'il faisait.
- Qui es-tu, être debout?
- Quiloma, prince neuvième du Grand Royaume, détenteur d'un des fragments du Maître Bâton.
- Viens-tu du pays de l'être debout Mandihi?
- Le marabout Mandihi est un grand maître dans le Grand Royaume.
- Tu ne sens pas l'or, être debout Quiloma. Pourtant j'en sens encore.
- Les hommes qui t'ont attaqué, maître Dragon, en possèdent. Ils s'en servent comme monnaie.
- Ne recherches-tu pas l'or, être debout Quiloma?
- Non, maître Dragon, mon peuple est pauvre d'or mais riche du service auprès de ceux qui sont comme toi. Désires-tu que nous soignons tes blessures?
- Sais-tu soigner les dragons?
- Notre peuple a cette connaissance et il me l'a enseignée.
- Alors, être debout Quiloma, j'accepte.
Quiloma s'approcha du dragon, il admira sa couleur. Du rouge se glissait dans sa robe juvénile. Les flammes qu'il avait produites, devaient être récentes. Le dragon n'était pas mature mais il avait maintenant ses capacités d'adulte. Quiloma fit signe à ses hommes de ramasser l'or qui pouvait rester sur les combattants morts, ainsi que ce qui pouvait être utile. Pendant qu'ils s'éloignaient avec quelques guerriers, il débarrassa les ailes du dragon des pointes de lance qui y étaient fichées. L'œil jaune les fixait. Sortant un baume de son sac à dos, Mlaqui entreprit de masser les plaies. En entendant le sourd ronflement qui sortait de la gorge du dragon, il s'arrêta. Quiloma lui fit un geste impérieux. Mlaqui reprit son ouvrage en jetant des regards pas très confiants vers le dragon qui fermait à moitié les yeux. A voix basse, Quiloma lui dit :
- Il est content, il ronronne.
Cela ne dura pas, levant brusquement la tête, il gronda :
- Je sens l'or et certains y touchent !
- Oui, maître Dragon, nous servons les dragons depuis des générations. C'est pour cela qu'il n'y a pas d'or chez nous, il vous est réservé. Comme le dit notre Règle, nous allons collecter ce qui est trop petit pour le maître Dragon. Vois celui qui tisse le panier qui te permettra de l'emporter jusqu'à ton domaine.
- J'espère pour toi, être debout Quiloma, sinon mon courroux sera grand.
- T'ai-je menti, maître Dragon?
- Pas encore, être debout Quiloma, mais je reconnais que tes soins sont forts appréciables.
Le dragon se laissa faire sans pour autant quitter des yeux, ceux qui récupéraient armes, bagages et or sur les dépouilles.
- Là-bas, des êtres debout nous regardent, dit le dragon.
Quiloma regarda vers l'extrémité de la terrasse. Des têtes semblaient surgir du mur pour redisparaître.
- Ils ne reviendront pas, maître Dragon. Pas tant que tu es là.
Les premiers guerriers revinrent déposer des pièces d'or sous le museau du dragon. Celui-ci ne les quittait pas des yeux. Sa haute stature dominait toute la terrasse. Pendant que Mlaqui et Quiloma prenaient soin de ses ailes, les autres rassemblaient les corps des morts en un seul tas.
- Nous avons fini, maître Dragon. Notre Règle dit que les dragons brûlent le corps des ennemis morts. Veux-tu procéder ainsi?
- N'y a-t-il plus d'or à récupérer ?
- Tout est dans le panier. Veux-tu que je mette l'épée avec?
- Fais ce que tu dis, être debout Quiloma, je vais me restaurer, ces clachs des plaines semblent appétissants.
Sous le regard effaré du lieutenant de Tzenk qui regardait, le dragon engloutit l'une après l'autre plusieurs carcasses de tracks. Il le vit revenir vers les corps de ses compagnons que les barbares avaient mis en tas. Il ne put retenir un cri quand il vit que le souffle brûlant du monstre consumait les dépouilles. Ne pouvant en supporter davantage, il donna l'ordre de repli aux survivants. C'est de leur récit que les vieilles légendes purent se nourrir pour reprendre force. Le roi Yas fit même venir le lieutenant à sa cour pour avoir le rapport d'un témoin oculaire. Ayant d'autres priorités qu'une vallée perdue, il n'envoya qu'une petite troupe avec pour mission d'ériger un mur pour couper la route aux barbares. C'est à cette époque que surgit à nouveau la légende qui promettait gloire, puissance et royaume à celui qui serait vainqueur du dragon. Dans la tête de nombreux chevaliers de la cour du roi Yas, naquit le désir d'aller occire ce monstre.

 88
Le temps était passé. La végétation avait beaucoup poussé. En bas de la plus basse des terrasses, un fort avait jailli. Les habitants de Tichcou, réquisitionnés pour l'occasion, avaient peiné en charriant de la terre sous la garde des soldats du roi. Une motte haute comme plusieurs hommes s'élevait au pied des terrasses.
A deux portées de flèches, à peine visibles dans la végétation, des guerriers du Grand Royaume, observaient la scène. Portant des panières, les paysans avaient construit une rampe de terre pour que les tracks puissent manœuvrer rapidement. Cachés derrière les épineux, Mlaqui et Ivoho avaient pour mission de planter ces arbustes que la Solvette avait montrés au Prince, des stifcacs à épines géantes. Ces plantes robustes et peu exigeantes quant au sol qui les accueillait étaient aussi efficaces que des remparts. Le chemin, au-dessus des terrasses était devenu depuis la bataille du dragon un labyrinthe composé de tiges aussi dures que le métal et aux pointes acérées qu'aucune charge ne pourrait passer. Ils n'étaient jamais plus de deux mains de guerriers, observant les troupes ennemies, composées d'une dizaine de mains de cavaliers et de leurs montures. Le chemin de Tichcou avait été agrandi, balisé, maintenant un tracks pouvait le parcourir en moins d'une demi-journée.
Mlaqui tapa sur l'épaule d'Ivoho et lui fit signe de regarder. Une charge de deux mains de cavaliers venait de partir du fort. Utilisant les rampes construites, elle atteignit la terrasse supérieure avec un maximum de vitesse. Arrivés à proximité de la montée rocheuse recouverte de stifacs, les cavaliers lancèrent leurs javelots et repartirent aussi vite que possible. Une flèche vola. Un homme tomba. Mlaqui et Ivoho entendirent pleuvoir les javelots autour d'eux sans qu'un seul ne traverse la barrière épineuse. Ils se replièrent. Le prince ne voulait pas avoir de perte. Le scénario qu'ils venaient de voir était bien connu. Quand le guetteur en haut de sa tour pensait voir quelque chose, une charge partait, lançait les javelots et repartait à bride abattue. Toujours attentif à ces moments-là, un archer se faisait un devoir de répondre. Si aucun guerrier du Grand Royaume n'avait été blessé, on ne comptait plus les cavaliers touchés. Mlaqui s'immobilisa, d'un geste, il intima à Ivoho d'écouter. Il y eut un sifflement et, à quelques pas devant eux, un « tchac » puissant, trop puissant pour un arc. Courant jusque là, ils découvrirent une flèche géante. Interloqués ils s'entreregardèrent. Un sifflement leur fit reprendre la marche. C'est le tronc qui encaissa le deuxième choc. Il se fendit en deux sous l'impact. A l'abri derrière un rocher, ils observèrent la tour. Tout en haut, ils virent un arc géant sur un support. Ils virent les hommes le bander à l'aide de leviers.
- Il faut prévenir le prince !

Quiloma après avoir écouté le rapport, s'était déplacé jusqu'à la vallée. Du haut d'un promontoire, il observait le fort. On voyait la forme arrondie de l'arc géant. Le guetteur s'agita. Quiloma était trop loin pour comprendre ce qu'il disait. Il n'en avait pas besoin. Il savait. Mlaqui était parti dans les haies d'épineux pour provoquer une réaction. Il vit les tireurs s'affairer autour de l'arme. La flèche fila vers le haut. Il en apprécia la vitesse et nota la courbe de vol. Il la vit se planter. Il vit aussi la deuxième flèche partir. Les cinq soldats qui servaient l'arc géant, savaient parfaitement ce qu'ils avaient à faire. Il la vit se planter dangereusement près de Mlaqui. Il siffla l'ordre de repli. Le guetteur fit alors des grands gestes pour montrer sa direction. Aussitôt, l'arme pivota pour se placer face à lui. Le trait jaillit. Quiloma regarda la flèche arriver. Il était très loin, pourtant il la vit atteindre l'éboulis dans lequel il se cachait. Lui-même se replia. Une ombre lui cacha le soleil. Le dragon...
Il leva les yeux pour suivre la silhouette qui volait assez haut. Il resta un moment à contempler le vol gracieux, toujours aussi fascinant pour lui. C'est en baissant le regard qu'il vit la flèche monter droit vers le dragon. Il eut peur, juste un instant. Le dragon était trop haut, il ne pouvait être atteint. La lourde flèche ralentit, bascula et retomba. Le grand saurien ne sembla même pas s'en apercevoir, il continua son chemin vers la plaine.

Chan réglait des problèmes de voisinage, comme chaque année. Il fallait arbitrer les droits de pâturages et de culture des différentes terrasses. Le prince étranger lui avait fait savoir par Sstanch que les zones les plus basses leur étaient interdites. Il n'avait pas posé de questions, mais devait faire face au mécontentement des uns et des autres. Même si elles étaient loin, ces terres fertiles allaient manquer. Le début de la saison était un peu trop chaud et surtout sans pluie. Si la sécheresse arrivait, on allait manquer de fourrage. Comme toujours Rinca râlait appuyé par Chountic. C'était toujours la même chose. Le maître de ville en favorisait certains et en oubliait d'autres. Leurs tiburs valaient bien ceux des autres et avaient besoin d'autant d'herbe. Sstanch les vit s'éloigner en critiquant ouvertement. Il venait annoncer à Chan un nouveau passage du dragon pas loin de la ville. Il semblait aller vers Tichcou. Ni Chountic, ni Rinca ne se rappelèrent qui avait eu l'idée en premier, mais c'était une bonne idée. Un homme bien entraîné pouvait conduire un petit troupeau de tiburs vers Tichcou. La qualité de leurs bêtes était bien connue des habitants. Cela permettrait d'avoir des nouvelles et de l'argent. Ils rencontrèrent Bistasio, qui depuis la mort de Bartone, n'avait plus de maître et vivait de petits travaux à droite ou à gauche. Il fut rapidement d'accord pour emmener une dizaine de tiburs par le chemin des crêtes pour les vendre au marché de Tichcou et ramener argent et information.

Sans rien dire à personne, Bistasio prit le chemin des pâtures orientales, où il réunit un petit troupeau de tiburs en choisissant avec soins les bêtes qui allaient pouvoir faire le voyage. Le tibur, bien qu'habitué à la montagne, n'avait pas l'agilité des clachs. Le chemin qu'allait suivre Bistasio portait le nom de chemin des crêtes. Un clach y aurait été à l'aise, un homme devait faire attention et un tibur encore plus. Bistasio avait pris sa décision quand Rinca lui avait laissé entrevoir qu'il l'adouberait dans son clan s'il réussissait la mission. Les bruits de la ville racontaient une bataille entre les guerriers blancs et les gens venus de Tichcou. Le dragon y aurait joué un rôle. Bistasio concevait le dragon un peu comme un loup, un prédateur plus gros, plus fort mais un animal pas si différent du tibur. Bistasio avait pris son meilleur snaff. Cette bête qu'il avait dressé lui-même était le meilleur snaff de la région. Il était capable de rassembler un troupeau de tiburs presque sans ordre. Agé de deux hivers, il ne craignait pas de se confronter avec les loups. Bistasio le siffla.
- Tsin, on y va.
Le snaff se mit à courir autour des tiburs pour les mettre en marche. Bistasio voulait arriver au col du passage avant la nuit. Une petite pâture pourrait l'accueillir avec ses bêtes. Il avait déjà fait trois fois le trajet vers Tichcou par la route des crêtes. Bartone avait parfois eu des besoins qu'il n'aurait pu satisfaire à la ville et Tichcou lui avait offert un choix plus intéressant. L'après-midi se passa sans souci. Le soir tomba doucement. Il vit au loin la ville s'enfoncer dans la nuit. Il préféra ne pas faire de feu. Il remit des mousses dans son pot pour ne pas risquer de se trouver en panne de braise, mais il mangea froid.
Quand le jour se leva, il regarda la vallée suivante qui s'ouvrait devant lui. Encaissée, bordée de falaises aux parois raides, elle était la première vraie difficulté pour son troupeau. Le snaff dut insister en mordillant les jarrets de tiburs pour qu'ils s'engagent sur le chemin en corniche. Bistasio ouvrait la marche, tâtant le terrain quand il le trouvait trop instable. En fait il progressa sans réelle difficulté à part le vertige. Le bruit de l'eau bondissant dans la gorge sous ses pieds, l'accompagnait. Lentement le chemin remonta vers les sommets. Il atteignit en milieu de journée une plateforme à cheval sur une crête. Arrivé là, Bistasio s'arrêta. Le chemin s'interrompait presque. Il ne faisait plus qu'un demi-pied de large. Jamais un tibur ne pourrait passer par là. Il siffla son snaff. Lui caressant la tête, il lui donna l'ordre de garder le troupeau en l'empêchant de repartir en arrière. Lui-même s'accrochant à la paroi, passa en faisant rouler des cailloux dans le vide. Le bruit des pierres tombant se répercuta longtemps en dessous de lui. Il marcha un millier de pas avant de se retrouver dans un bois. Il sourit. S'emparant de sa hache, il s'attaqua à un arbre. Quand il eut coupé assez de branchages, il repartit en arrière tirant derrière lui les branches. Il sua sang et eau pour les mettre en place. Il n'eut fini qu'à la nuit. Il bivouaqua sur la plateforme à côté des tiburs, préférant attendre le jour pour se lancer dans la traversée. Sa nuit fut peuplée de cauchemars de tiburs chutant dans le vide. Le soleil le réveilla, il tremblait dans le froid du matin. Quand Tsin s'aperçut de son réveil, il vint chercher sa ration de caresses. Tout en mangeant son gruau, Bistasio regarda les tiburs d'un air songeur. Son rafistolage allait-il tenir sous le poids d'un tibur? Il passa un lien de cuir autour du cou du premier tibur. Il avait choisi le plus lourd, se disant que si celui-ci passait, tous les autres pourraient suivre. Il siffla son snaff, lui donnant l'ordre de le suivre. Il passa la partie qu'il avait réparée. Le lien de cuir se tendit. Le tibur renâclait, se refusant à mettre les sabots sur cet empilage de branches. Tsin gronda derrière lui sans le faire bouger. Bistasio siffla des ordres. Tsin s'attaqua aux jarrets du tibur. Ce dernier beugla et passa au galop. Bistasio prit peur en le voyant arriver si vite. Il se colla contre la montagne pour le laisser passer. Il n'essaya pas de le freiner courant derrière lui. Il ne put le contrôler qu'à son entrée sous la futaie. Le sentant se calmer, il le laissa là, repartant pour recommencer la manœuvre. La journée passa comme cela. Les autres bêtes voyant que le mâle dominant était passé, firent moins de difficulté pour s'engager sur le pont de bois. Il revint pour la dernière fois, réfléchissant à la manière de s'y prendre pour rassembler les tiburs qui s'étaient dispersés dans le bois. Si une horde de loups traînait par là, il allait perdre toutes ses bêtes. Il attacha la dernière femelle. De nouveau, comme les autres, elle marqua un temps d'arrêt devant l'enchevêtrement de branches et de feuillage. Tsin qui avait bien compris la manœuvre gronda en lui mordillant le jarret droit. Elle beugla un coup et s'élança sur les troncs. Glissant sur une bouse, elle perdit son appui antérieur. Elle se récupéra en partie en s'agitant posant les pattes d'une manière de plus en plus désordonnée. Bistasio la vit perdre l'équilibre, glisser, et chuter. Il n'eut même pas le temps de lacher le lien avant d'être attiré vers le vide. Il tomba à son tour. S'étalant de tout son long sur le chemin, il se cogna le menton sur le sol. Il perdit connaissance. C'est Tsin qui le réveilla en le léchant. Se frottant le menton, Bistasio regarda la gorge en dessous de lui. Il ne vit rien qui ressemble à une carcasse de tibur. Jurant tout bas, il descendit le chemin vers le bois accompagné de son snaff. Arrivé à l'orée de la forêt, il le lança à la chasse aux tiburs pour les rassembler. Il profita du temps libre qu'il avait pour faire du feu. Ce soir, il mangerait chaud. Bon chasseur, il avait préparé des collets qu'il avait posés plus tôt dans la journée. Il fut heureux de voir qu'il y avait du gibier qui l'y attendait.
Au troisième jour, il traversa des zones boisées entrecoupées d'éboulis où les tiburs renâclaient. Vu sa vitesse, il se dit qu'il lui faudrait encore au moins deux fois ce temps pour arriver à Tichcou. Il apprécia cette journée plus calme. La nuit le surprit dans une petite combe. Il entrava ses bêtes pour qu'elles ne se dispersent pas. Il entendit un hululement qui le mit mal à l'aise. Si les loups se mêlaient à son voyage, l'issue en devenait incertaine. Il repassa dans sa mémoire, le reste du parcours. Après cette combe, il lui fallait remonter sur la crête suivante, passer sur la pente nue du mont pelé et redescendre dans la vallée de Tichcou en empruntant une trace plus qu'un chemin qui descendait brutalement vers le fond de la vallée. Il dormit mal encore une fois, se réveillant plusieurs fois. Il alimenta régulièrement son feu. La nuit fut calme malgré ses craintes. Avec le jour, il remonta vers la crête qui conduisait au mont pelé. Il n'y avait pas vraiment de chemin mais les arbres assez espacés à cet endroit lui permettaient de ne pas perdre ses repères et d'aller dans la bonne direction. Il remarqua que les tiburs devenaient nerveux et que Tsin devait les ramener de plus en plus souvent dans la bonne direction. Il siffla des ordres à son snaff et partit en avant. L'autre côté de la crête avait cet aspect pelé qui avait donné son nom à la montagne. Le soleil y était brûlant. Il observa longuement. Rien ne semblait bouger. Le vent venait face à lui. Il se dit que c'était un signe favorable. S'il y avait une meute de loups, elle ne les sentirait pas.
Au loin, il vit un mouvement. Il plissa les yeux. Un troupeau, ça devait être un troupeau de clachs. Il grimaça. Des loups chassaient-ils les clachs? L'idée ne l'arrangeait pas. Il observa encore un moment. Le déplacement des bêtes ne semblait pas hâtif. Il entendit les tiburs arriver derrière lui. Leur souffle puissant signalait l'effort qu'ils faisaient pour grimper. Bistasio les laissa un peu se reposer avant d'entamer la traversée de la pente du mont pelé. Il en profita pour sortir de ses musettes de quoi se restaurer. Il contempla le paysage. Il n'était pas à l'aise. Le mont pelé avait mauvaise réputation. Les légendes disaient qu'il avait existé une époque où le mont pelé n'était pas désertique comme cela. Cela remontait à l'époque des combats entre Cotban et Sioultac quand Wortra se mêlait encore de ce qui se passait à la surface. Le mont pelé avait été le lieu de la dernière grande bataille. La région ne ressemblait pas à ce que Bistasio voyait devant ses yeux. Les légendes parlaient d'un plateau boisé. Cotban chauffait de plus en plus la région, jaunissant les feuilles avant leur temps. Les arbres en avaient alors appelé à Sioultac. Celui-ci comme à son habitude, avait répondu avec colère, lançant ses forces de nuages et de froid contre les hommes noirs de Cotban qui colonisaient la région petit à petit. La vague de froid avait fait beaucoup de morts. Les charcs eux-même, n'arrivaient pas à faire disparaître tous ces corps. Cotban avait répondu par un ouragan géant, Sioultac avait hurlé son blizzard. La vie sur la terre devenait infernale. Wortra s'en mêla. Poussant la terre devant lui, il fit monts et vallées coupant vents et blizzards. La légende dit que c'est sur le mont pelé que se concentrèrent ouragans et blizzards, lui arrachant sa couverture d'arbres sans pour autant le réduire à néant. Il ne restait du sol que cet amas de cailloux gris, chauffés à blanc face au soleil, glacés comme la mort sur l'autre face.
Bistrasio rangea ses affaires, se leva du tronc d'arbre tombé qui lui avait servi de siège et s'orienta vers la pente chaude du mont pelé. Il resta en alerte en entendant les tiburs renâcler à repartir dans cette direction. L'image des loups lui traversa l'esprit. Il ne voyait rien d'anormal devant lui. Le vent faible portait-il une odeur qu'il ne sentait pas mais à laquelle les bêtes étaient sensibles? Tsin faisait son travail en poussant les tiburs devant lui. Ils s'engagèrent avec peine sur la pente de cailloux roulant qui composaient le flanc du mont pelé. Ils gagnèrent une trace plus nette que les autres qui offrait une place plus sure pour poser leur sabot. En ce début d'après-midi, la chaleur était forte. Bistasio s'arrêta un instant, le temps de quitter sa pelisse et de l'attacher sur ses musettes. Ce furent les cris de Tsin qui lui firent lever la tête. Les tiburs refusaient d'aller plus loin. Le grand mâle faisait face au snaff et baissait la tête en tapant les pierres de ses antérieurs. Bistasio regarda derrière eux sans rien voir d'anormal. La pente caillouteuse abrupte filait en bas vers un quelconque précipice et prenait naissance en haut au pied d'une falaise de roche friable percée de cavernes. Y avait-il quelque chose là-haut? Bistasio se dirigea vers le troupeau pour aller aider son snaff. Il avait à grand peine passé un licol au grand mâle quand un bruit de cailloux roulant dans la pente le fit se retourner. Des loups ! Il lâcha le licol pour prendre son solide bâton pointu dans une main et son couteau dans l'autre. Les tiburs, eux aussi, avaient repéré la meute. Faisant demi-tour dans un grand bruit de cailloux ébranlés, ils partirent au galop. Le snaff vint se ranger contre la jambe de son maître en découvrant ses crocs.
- Non, Tsin, les tiburs, garde les tiburs!
Le snaff lui jeta un coup d'œil et partit à la suite du troupeau, laissant Bistasio faire face aux loups. Ceux-ci avançaient avec précaution. La proie était à leur portée. Il ne fallait pas se presser. Les cailloux pouvaient être de redoutables ennemis. Bistasio recula. Se retournant parfois pour voir le chemin qu'il suivait en marche arrière. Il avait fait ainsi deux bonnes dizaines de pas en arrière quand il vit le grand loup qui s'approchait de lui, s'arrêter et humer l'air. Il y eut un moment de flottement dans la meute. Bistasio le mit à profit pour continuer à s'éloigner, il se retourna même pour courir. Dans la pente au-dessus de lui deux loups se mirent en mouvement pour l'attraper. Les pierres se mirent à bouger. Le bruit s'amplifia au fur et à mesure que plus de cailloux dévalaient la pente. Bistasio entendant la cataracte de pierres se rapprocher de lui, sut qu'il ne pourrait pas se sauver. Il planta ses deux pieds dans le sol et fit face levant bien haut son bâton. Ce qu'il vit le laissa sans voix. Les deux loups qui le pourchassaient étaient en flamme. Hurlant, ils se roulèrent par terre, déclenchant une véritable avalanche. Le pierrier se mit en mouvement. Bistasio fut entraîné vers le bas. Tombant face contre terre, il tenta de planter son bâton et son couteau. Le bâton ne résista pas et se cassa. Les pierres autour de son couteau furent animées du même mouvement que les autres et partirent dans la pente. Bistasio se sentit prendre de la vitesse. Au loin, il vit les tiburs et Tsin parvenus à la limite de la forêt. Un bref sentiment de soulagement le saisit en pensant à son snaff qu'il avait recueilli tout petit pour l'élever. Bébé surnuméraire et chétif, il n'aurait pas survécu sans son aide. Bistasio l'avait nourri lui-même et lui avait appris tout ce qui en faisait le snaff exceptionnel qu'il était aujourd'hui. Il revint à la réalité, toujours allongé, il était transporté comme un frêle esquif sur une mer de pierres en furie. Le bruit était assourdissant. Il pensa à la barre rocheuse en dessous. Il allait aller s'écraser en bas. La peur lui tenailla le ventre. Toujours plus vite, il se sentit voler. Sentiment étrange qui lui aurait plu s'il ne signifiait sa mort prochaine. Il ferma les yeux.
Une main géante le saisit. Ouvrant les yeux, il vit l'ombre gigantesque au-dessus de lui. Ce qu'il avait pris pour une main était en fait une serre gigantesque. Bistasio vit le paysage d'en haut. Le mont pelé étendait ses pentes désolées sous ses yeux. Les griffes qui l'entouraient, le pressaient sans exagération. Il regarda cette patte couverte d'écailles rouges qui semblaient aussi brillantes et dures que les pointes des flèches des guerriers du froid. Le battement puissant des ailes du dragon les emmena vers le haut du mont. Le dragon avec sa charge, atterrit avec légèreté devant une grotte au-dessus du chemin que Bistasio et ses tiburs avaient suivi. Bistasio se retrouva debout à l'entrée d'une grande grotte.
- Je n'aime pas le goût des loups.
Bistasio regarda, sidéré, le dragon qui nettoyait ses griffes. Sa voix était aussi douce que lui était gros.
- As-tu un nom être debout?
- Je m'appelle Bistasio.
- Tous les êtres debout ont-ils un nom, être debout Bistasio?
- Oui, enfin je crois, je n'ai connu personne sans nom.
- Ta réponse est intéressante, être debout Bistasio. Toutes les choses et tous les êtres ont-ils un nom?
- Non, par exemple, mon snaff a un nom, les tiburs ont un nom, mais les clachs de la montagne, les loups, les arbres n'ont pas de nom propre.
- Et moi, alors, être debout Bistasio, quel nom me donnes-tu?
- Vous êtes un dragon.
- Est-ce un nom propre, être debout Bistasio?
- Non.
- Alors pour toi, je suis comme un loup ou un tibur.
- NON!
- Je sens ta peur, être debout Bistasio. Dans le lieu où tu habites, tout le monde a-t-il un nom?
- Oui, dans la ville, tout le monde a un nom.
- Des gens étrangers sont arrivés avec la neige là où tu habites. Avaient-ils un nom?
- Oui, mais je ne le connaissais pas. Le prince étranger le connaissait.
- Alors je pourrais avoir un nom que tu ne connaîtrais pas.
- Oui, Maître dragon.
- Tu m'appelles maître, être debout Bistasio. Est-ce un nom?
- Non, c'est parce que vous êtes au moins aussi fort et aussi puissant que le maître de ville qui nous dirige.
- L'enfant des étrangers avait-il un nom?
- L'enfant est mort, Maître dragon.
- Ta parole est vraie et pourtant elle contient le mensonge, être debout Bistasio.
Le dragon qui avait la tête à hauteur du visage de Bistasio, se releva brusquement. Il se tourna vers l'extérieur et souffla brutalement le feu dans la pente. Bistasio sursauta et se mit à trembler. A discuter avec le dragon, il en avait presque oublié le danger.
- Je n'aime vraiment pas ces loups, dit le dragon en se retournant vers Bistasio. On parlait de mensonge, être debout Bistasio.
Bistasio se sentit se liquéfier sous l'œil couleur or du grand saurien. Il lui raconta tout ce qu'il savait sur tout et tous. 
89
Le roi Yas n'était pas content du tout. Non seulement les pirates des grandes îles de la mer bleue continuaient leur razzia dans la province sans que ses troupes puissent les arrêter, non seulement son palais n'avançait pas en raison de l'incompétence de l'architecte, mais voilà qu'on venait lui rapporter des histoires de vols d'or et de pierres précieuses dans la plaine de Shoufsi. Il marchait à grand pas dans la boue qui aurait dû être un jardin devant un bâtiment à la façade effondrée.
- Grand Roi, ce n'est pas de ma faute si les pluies ont tout détrempé. Le mortier ne tient pas.
Plus habitué à vivre sous une tente et à changer de lieu tous les jours, le roi Yas contemplait le chantier.
- J'ai fait une erreur... Je t'ai fait confiance.
Dégainant son épée, il le décapita. Il y eut un mouvement de recul parmi certains courtisans qui le suivaient. Le roi Yas avait annexé cette province, il y a peu. Le roi local n'avait pas survécu aux combats, par contre beaucoup de ses courtisans avaient trouvé toutes les qualités au roi vainqueur. Seulement, ils déchantaient. Le roi Yas était violent, irascible et ses proches fonctionnaient sur le même mode. Le petit royaume de Tienne avait été englouti par la vague des armées du roi Tas. Devant le choix de se soumettre ou de mourir, le choix avait été souvent rapide. Seulement, les anciens courtisans de Tienne découvraient qu'il ne suffisait pas de se soumettre pour survivre. Le roi Yas avait décidé d'y faire sa capitale. Sa situation centrale et la beauté de ses maisons l'avaient séduit.
Avec son armure de cuir renforcé, il tranchait sur les nobles locaux en habits beaucoup moins martiaux.
- Toi, dit le roi Yas, en désignant un des tailleurs de pierre.
L'homme se leva. Il ne salua pas, ne baissa pas les yeux.
Un aide de camp se précipita pour le soumettre, le roi Yas leva la main, l'arrêtant dans son élan.
- Tu me sembles bien fier, pour un tailleur de pierre.
- Je viens du Karatkan.
Yas connaissait, cette ville royaume de réputation. Un homme, une vie aurait pu être leur devise. Tous y vivaient sur un pied d'égalité. Seule leur capacité dans la maîtrise de leur art les distinguait les uns des autres. Fiers et farouches, ils ne baissaient la tête devant personne
- Que penses-tu de cette construction?
- On ne fait pas un château dans une mare.
- Qu'aurais-tu fait?
- Il y a, là-bas, à une demi-journée de marche un bel endroit pour la pierre. J'aurais construit là.
- Alors, va et ne me déçois pas!
Le regard de l'homme brilla.
- Tu auras le château que tu mérites, roi Yas.
Sans rien ajouter, il fit demi-tour. Faisant signe à ses compagnons, ils ramassèrent leurs outils.
Le roi se tourna vers son grand conseiller.
- Qu'on lui donne ce qu'il demande!
Quittant le chantier sans se retourner, le roi Yas vit un cheval au galop qui arrivait. Il s'arrêta de marcher le temps que le cavalier démonte.
Celui-ci se jeta aux pieds du roi.
- Relève-toi et parle. Que dit le général?
Le messager se releva.
- Les pirates ont attaqué Toutkat, la ville aux cent fontaines. Ils remontent vers le nord. Sans bateau, nous ne pourrons jamais les combattre efficacement. Ils vont plus vite que nous. Le général Lujàn vous demande des troupes pour tenir la côte face à ces pirates de malheur.
- Pars et sois ma parole : dis-lui : ton roi vient à ton aide.
Le messager salua, sauta à cheval et au grand galop s'éloigna.
- Tïan, je pars avec la troupe. Fais préparer mes affaires.
Le grand conseiller salua et s'éloigna vers le camp du roi. Tout en marchant, le roi continua à recevoir les différents ambassadeurs des peuples soumis. Il écouta les compliments convenus des uns et des autres, accepta les tributs. Son regard fut attiré par un hobereau, un petit chef à voir sa tenue, à l'agitation contenue. Il pensa à un non-familier de la cour qui voulait lui parler, ou à un assassin cherchant un moment favorable, ce qui ne serait pas la première fois. Le dernier ambassadeur partait quand l'homme s'approcha. D'un geste qui semblait naturel, le roi mit la main sur la garde de son épée. Son geste déclencha la mise en alerte de toute sa garde. L'homme continua à s'avancer sans avoir l'air de remarquer ce qui se passait autour de lui. Voyant le roi qui semblait partir, il s'élança. Il n'avait pas fait deux pas qu'il fut plaqué au sol. Brutalement retourné, il fut désarmé et se retrouva avec une épée sur la gorge.
- Qui t'envoie?
Le roi avait fait demi-tour et regardait l'homme à terre
- C'est le lieutenant Hongüo qui m'a dit que votre oreille serait attentive.
Le roi revit le visage ravagé du lieutenant Hongüo quand celui-ci lui avait parlé de la fin de son officier devant le dragon. Il fit un geste et ses gardes relevèrent l'homme.
- Qui es-tu? demanda le roi.
- Je suis Aguege, maître de la terre des eaux dormantes. Mon fief est à une semaine de marche de Tichcou, où l'officier Tzenk rencontra le dragon. J'ai fait soumission à votre majesté quand la plaine de Shoufsi résistait encore.
Un conseiller du roi lui glissa un mot à l'oreille.
- Ah! C'est donc toi qui relèves les tributs de la plaine.
- Oui, Majesté, dit Aguege soulagé de se voir reconnu.
- Quelle est ta supplique?
- Je viens supplier votre majesté. Par la faute du dragon, nous ne pourrons payer le tribut prévu.
- Parle !
- Nous avions rassemblé l'or promis. Vous avez ma parole, Roi Yas. Le chariot était prêt à partir quand le monstre nous a attaqués. Il a soufflé son feu sur les hommes et les bêtes qui se sont enfuis. Les trois cavaliers de ta garde qui venaient surveiller le transfert ont tenté d'empêcher ce vol. Ils ont péri en combattant, l'épée à la main. J'ai ramené leurs dépouilles jusqu'ici.
En disant cela, Aguege montra un chariot plus loin sur le chemin. Le roi Yas fit un signe à un lieutenant qui partit inspecter le chargement.
- Continue ton récit !
- Quand je suis arrivé sur les lieux, le monstre s'était envolé avec le coffre dans ses griffes. Il repartait vers la montagne. Je vous jure, Majesté que mon récit est véridique, dit Aguege en s'agenouillant et en baissant la tête.
Le lieutenant revenait de son inspection. Le roi lui fit signe.
- Ce sont bien des soldats de la garde. Enfin ce qu'il en reste. Ils ont été salement brûlés. Leurs épées ont disparu.
Sans lever la tête, le maître de la terre des eaux dormantes reprit la parole.
- Le monstre les a prises. Il avait commencé à battre des ailes quand il s'est mis à renifler comme un chien sur une piste. Un archer a voulu tirer. La flèche ne l'a même pas fait sursauter, mais lui a mis le feu à la maison d'où venait le tir. Je l'ai vu gratter le sol pour récupérer les trois armes. Il les a prises dans sa gueule et les a plantées dans le coffre. C'est ce que m'a raconté mon régisseur qui a tout vu. Il tremblait encore quand je l'ai interrogé.
- Ton récit concorde avec les autres. Ce dragon devient une menace. Il est bon de s'en débarrasser.
Se tournant vers la cour, il cria :
- Jianme !
Un lieutenant sortit des rangs de la garde royale. Il s'inclina devant le roi.
- A tes ordres, Mon Roi !
- Prends une compagnie et va, ramène-moi la dépouille de ce dragon et l'or qu'il m'a pris. Venge ceux qui furent tués.
Plantant là les deux hommes, le roi Yas partit vers son campement.
90
Quiloma écoutait Ivoho lui faire son rapport. Ils avaient bien travaillé. Toute la vallée était devenue un piège après la barrière des épineux. Il savait que cela ne suffirait pas à arrêter une armée. Il décida de piéger efficacement la gorge de Cantichcou. C'était le seul endroit possible pour le passage d'une armée. Quiloma avait envoyé une main de guerriers faire la reconnaissance de la région. Ils avaient cherché toutes les routes possibles pour descendre dans la vallée. Jamais une armée ne pourrait passer par les chemins qu'ils avaient découverts. Le chemin principal passait par la gorge de Cantichcou. Les bêtes de somme pouvaient emprunter ce chemin à condition d'avoir un pied assez sûr. La route des crêtes était certes difficile, mais possible. Tous les autres chemins comportaient des difficultés quasi insurmontables pour un petit groupe. Jamais une armée ne passerait par ces endroits-là.
Quiloma savait que si l'attaque ne venait pas rapidement, une partie des pièges ne serait plus fonctionnelle. Il ne pouvait maintenir ses hommes dans une pression constante pour les vérifier tous les jours. Il lui fallait quelque chose de permanent qui résiste à une armée ou qui lui impose des restrictions de passage suffisantes pour qu'il puisse contrôler l'ennemi. Il ne pouvait compter sur le dragon. Celui-ci vivait sa vie. Si son peuple était au service des dragons, les dragons n'étaient pas à leur service. Il avait envoyé un konsyli et son groupe chercher sa grotte refuge. Il leur avait donné les indications reçues de la Solvette. Les charcs avaient rapporté avoir vu le dragon dans la vallée sombre. C'était une série de gorges profondes inaccessibles aux parois abruptes. Les guerriers de Quiloma avaient essayé de pénétrer dedans sans y parvenir. Par contre, ils avaient vu le dragon aller et venir en volant. La gorge était trop sinueuse pour qu'on voie l'entrée de la grotte. Ils avaient donc prospecté le haut des parois. La roche trop friable, leur avait interdit de s'approcher assez pour voir dans la vallée. Mlaqui était le responsable nommé par Quiloma pour s'occuper du dragon. Il avait exploré tous les trous, toutes les cavités s'ouvrant au sommet des parois. Il avait un doute sur une cheminée naturelle qu'il avait explorée. Il avait dû arrêter son exploration car elle devenait trop étroite. Pourtant un courant d'air ascendant lui avait fait sentir une odeur qu'il connaissait, celle du dragon. La grotte devait être en dessous pas très loin. Il n'avait pas insisté. Il n'est jamais bon de déranger un dragon chez lui.
La gorge de la Cantichcou ressemblait à cela avec des parois abruptes creusées de cavités et une roche assez friable qui en interdisait l'escalade. Seulement le fond en était plus large. Un chemin longeait la rivière. Assez sinueuse, elle se prêtait à une embuscade. Il fallait la préparer. Pour Quiloma, il y avait une certaine urgence puisque la Solvette lui avait confié sentir des forces de violence à l'œuvre contre la région. Elle ne comprenait pas pourquoi. Quiloma lui avait alors expliqué que les dragons avaient des rites bien à eux. Quand un dragon prend la livrée qu'il gardera adulte, c'est-à-dire sa couleur, avait-il précisé à la Solvette, il devait commencer à amasser un trésor. Un dragon sans trésor ne trouvait jamais de femelle. Quiloma pensait que les gens de la plaine ne supportaient pas les raids du dragon et qu'ils avaient sûrement l'intention d'intervenir pour les faire cesser, voire pour récupérer leurs biens.
Quiloma réquisitionna des hommes de la ville pour faire le travail. Dans les grottes à deux hauteurs d'hommes, il avait fait installer des tas de charbon de bois qu'il avait fait mélanger avec de la roche couleur herbe sèche. Il avait fait des essais. Cela produisait beaucoup de fumée âcre et lourde. Les vents soufflant le plus souvent vers la plaine, il pensait que cela ferait fuir les ennemis. Il fit faire une chaîne avec les brancards à machpes. Les gens de la ville de nouveau récriminèrent. Deux jours aller, deux jours retour, cela faisait beaucoup de jours perdus. Chan qui avait vu le massacre de la maison Andrysio, n'avait qu'une peur : que cela recommence. Il s'appuyait sur les dires des sorciers pour imposer d'obéir. Il organisa ainsi un tour de rôle pour que personne ne soit trop lésé. Ce qui n'empêcha pas Rinca et Chountic de venir se plaindre.
La première attaque vint avant que tout ne soit prêt. Aidés par l'arc géant, des fantassins allèrent jusqu'à la barrière d'épineux. Ils n'allèrent pas bien loin. Le groupe de cinq qui montait la garde avait réagit rapidement en faisant tomber des fagots de branches épineuses en travers des passages. Dans leur rapport, ils insistèrent auprès du prince. Ils n'avaient pas été très brillants. Heureusement que le bois de stijcac était dur et qu'il avait émoussé les lames des fantassins. Ils avaient pu tirer quelques flèches. L'arc géant était une menace mortelle. Il était servi par des hommes compétents qui savaient bien le régler. A chaque flèche à pointe noire tirée répondait une flèche géante ce qui empêchait d'être efficace en protection de la barrière naturelle.
- Combien? demanda Quiloma.
- Une main de jours, mon prince. Ce sera le temps qu'il leur faudra pour passer la haie.
Quiloma grimaça. Le temps que le konsyli vienne lui faire son rapport, il se passait dejà deux jours, le temps de réagir et cela ferait deux jours de plus. Il envoya tous les guerriers disponibles pour retarder l'avancée des troupes ennemies et descendit voir le maître de ville pour qu'il réquisitionne tous les hommes et les brancards pour emmener le charbon de bois et la pierre jaune dans les grottes de la gorge de Cantichcou.
Les hommes renâclèrent quand en rentrant de leur journée de labeur, ils durent descendre dans les grottes de machpes pour récupérer les brancards encore sales des autres labeurs. Éclairés par des torches, Quiloma leur fit prendre la route sans attendre. Les femmes furent elles-même réquisitionnées pour porter les provisions. Ce fut une étrange procession. Le dragon qui volait assez haut, descendit un peu pour voir cela. Dans la nuit noire personne ne le remarqua. Tous regardaient où ils mettaient les pieds. Un jour et demi fut nécessaire pour mener à bien la descente. Même ivres de fatigue, ils travaillèrent à installer leur charge dans les grottes selon les ordres. Quiloma les fit se retirer juste à temps. Ses guerriers se repliaient en bon ordre. Chaque Konsyli qui arrivait dans la gorge venait lui faire un rapport. Quiloma était nerveux. Il avait préparé ses meilleurs archers, des feux pour les flèches, mais se demandait si son piège serait suffisant. Les rapports faisaient état de soldats aguerris qui ne reculaient pas malgré les pertes. Aidés par l'arc géant, ils avaient remporté leur première victoire en obligeant les guerriers blancs à reculer. La troupe ennemie avançait lentement mais avançait. Quelques hommes avaient été mis hors de combat par les pièges mais globalement, ils n'avaient pas bien rempli leur rôle. Les pisteurs de la plaine arrivaient souvent à les déjouer. Quatre mains de guerriers avaient pris position derrière les grottes piégées. Quiloma tenait la crête avec les autres hommes. Les flèches se mirent à pleuvoir quand l'avant-garde ennemie arriva. Ils reculèrent prestement.

- Lieutenant ! Lieutenant !
- Ici ! répondit Jianme.
L'homme se dirigea au pas de course vers l'officier.
- Je pense que nous les avons fixés. Nous venons d'essuyer une volée de flèches.
- Combien?
- Je dirais entre trente et quarante.
- Que disent les pisteurs?
- L'endroit est idéal pour un piège. Les parois sont verticales et ils tiennent les crêtes. Il existe des grottes qui pourraient nous servir si nous les atteignons, mais il y a un groupe un peu plus haut dans la gorge.
Le lieutenant Jianme avait fait mouvement vers l'entrée de la gorge. Il regarda le terrain devant lui. La vallée assez large, se resserrait brutalement. Les pentes devenaient parois et des barres rocheuses coupaient la vue vers le haut.
- Continuez à les exciter. Qu'ils gâchent un maximum de flèches.
Ayant donné ses ordres, il repartit vers l'arrière. Le terrain n'était pas facile mais avec une compagnie, il devait pouvoir en venir à bout. La barrière d'épineux avait demandé surtout du temps pour se frayer un chemin. L'arc géant avait bien rempli son office. Ils avaient essuyé assez peu de tir et le corps transpercé qu'ils avaient trouvé en haut du passage avait prouvé son efficacité. La suite de la progression avait été assez facile. De nombreuses escarmouches entre l'avant-garde et des groupes de quatre-cinq soldats mais rien de bien sérieux. Jianme avait surtout peur d'une intervention du dragon. Il l'avait vu passer au-dessus d'eux plusieurs fois sans que celui-ci ne fasse mine de s'intéresser à ce qui se passait en bas. Le troisième jour, il commençait à penser que Tzenk était mort par hasard. Le dragon voulait de l'or et il en avait. Son épée était célèbre pour sa garde et ses incrustations de pierres. Jianme avait obligé ses hommes à poser leur or et comme personne n'avait de pierre précieuse, il s'espérait à l'abri du monstre volant. Ses pisteurs avaient bien joué leur rôle pour déjouer les pièges. Deux morts seulement, c'était peu. Les traces de sang trouvé ça et là étaient le signe que leurs flèches valaient bien celles de leur ennemi. Tout blessé en face rendrait la tâche plus aisée.
Arrivé près du gros de la troupe, il appela un sergent.
- Où est-il ?
- Les tracks ne sont pas des bêtes de somme, ils n'aiment pas tirer les charges. Ils ont pris du retard.
- Quand arriveront-ils?
- Demain dans la journée!
- Trop long, je les veux à pied d'œuvre demain matin. Pars et transmets mon ordre, qu'ils marchent toute la nuit mais qu'ils soient là au lever du jour.
Le sergent salua, sauta sur son tracks et partit au galop.
En attendant, Jianme donna l'ordre de bivouaquer.

Quiloma avait donné l'ordre de ne tirer qu'à coup sûr. Il voulait donner l'impression qu'ils allaient manquer de flèches. Ce n'était pas le cas. Il avait obtenu de Kalgar des pointes de métal de bonne qualité. Ses hommes ne les aimaient pas car elles ne réagissaient pas comme leurs pointes habituelles. Il avait intensifié leur entraînement au tir pour compenser. Quand tomba la nuit, on comptait quelques blessés chez les assaillants mais pas chez les défenseurs. La nuit était avancée quand on le réveilla.
- Mon prince! Venez voir.
Quiloma vit les lueurs des torches dans la nuit. Il entendit les bruits dans le camp adverse. Il grimaça en pensant qu'ils avaient reçu des renforts. La bataille était loin d'être gagnée, pensa-t-il. Il fallut attendre le petit matin pour voir ce qu'il se passait.
L'arc géant trônait au milieu de la vallée. Il était loin, trop loin pour les tireurs de la vallée. Pour ceux des crêtes, avec l'aide de la différence de hauteur, ils avaient une chance d'être à portée de tir.
-Ivoho, essaie!
Ivoho regarda longuement les positions ennemies. Il vit les soldats décharger les lourdes flèches de l'arc géant. Prenant son arc, il s'avança au bord de la falaise. Encochant une flèche à bout de métal, il banda son arc. Il resta indifférent aux bruits venant du camp ennemi. On l'avait vu. On s'affairait pour viser avec l'arc géant. Ivoho décocha sa flèche quelques instants avant que l'arc géant ne tire. Les deux traits se croisèrent en vol. La lourde flèche fila droit sur le tireur qui se replia . Elle se planta dans un tronc non loin de Quiloma. On entendit un bruit évoquant le beuglement du macoca blessé. Quiloma se précipita pour voir une de leurs bêtes de trait s'enfuir en boitant. Bousculant des ennemis, Quiloma eut l'espoir un instant qu'elle renverse l'arc géant. Malheureusement pour lui, un soldat la détourna en la piquant avec une des grandes flèches. Il jura entre ses dents. Ivoho avait bien visé mais la portée était insuffisante. La bataille pour les gorges allait commencer.
Quiloma donna ses ordres et les informations sur les positions ennemies par code gestuel. La première attaque fut précédée par une pluie de flèches géantes sur la falaise. Ils avaient choisi un tir parabolique qui ne permettait pas de se mettre à l'abri. Quel que soit l'endroit du camp, on risquait de recevoir un projectile. Le guetteur fut touché. Le tir tomba à côté de lui. La lourde pointe de métal explosa la roche. Les éclats le blessèrent au front et à l'oeil. Quiloma dut le faire remplacer. Il ne voyait plus assez. Avant que son successeur ne soit en place, ils entendirent les cris de ceux qui chargeaient. Tout se précipita. Chacun connaissait son rôle. Protégés par de lourds boucliers de bois, les ennemis s'avançaient sur le chemin. Les guerriers blancs les plus en avant, posèrent leurs arcs et se préparèrent au corps à corps en sortant leurs deux épées courtes. Du haut de la falaise, les flèches se mirent à pleuvoir.
Jianme avait envoyé quelques dizaines d'hommes pour voir le dispositif de défense de cette gorge. Passer par la falaise était impossible. La roche en était pourrie. Il lui fallait passer en force. Il était content d'avoir fait venir le grand arc. Sa puissance allait être précieuse. La situation lui évoquait un siège quand la première brèche est ouverte. Il ne doutait pas de sa victoire. Il vit les archers, d'ailleurs pas très nombreux, de chaque côté. Il nota la position du premier groupe des défenseurs dans la gorge. Ils étaient derrière les rochers, probablement dans une de ces grottes. Il vit les premiers combats et la qualité des combattants. Il donna l'ordre de repli.
Quiloma fut étonné du retrait des ennemis. Il avait pensé qu'ils passeraient en force. Ils avaient sûrement une autre stratégie. Il fit le point, en haut, un blessé qui pouvait se battre, en bas, un konsyli plus sérieusement touché était hors de combat, ainsi que quelques autres moins atteints. Il n'y avait pas de morts, pas encore. Le reste de la journée se passa à attendre. Quiloma fit améliorer les défenses. Les ennemis n'allaient pas attaquer avec le soleil de face. Il fit préparer ses hommes pour le lever du jour.
La première grande flèche qui arriva, ne surprit personne. Elles se mirent à tomber régulièrement. Tout le monde se prépara au combat.
Jianme avait estimé le nombre de ses ennemis à quelques dizaines. Sans remparts, ils ne pouvaient pas tenir très longtemps. Le grand arc prépara le terrain.
Le premier groupe s'avança dans la gorge. Les lourds boucliers devant et au-dessus les protégeaient des flèches. Jianme avait fait préparer trente hommes. Comme un long serpent cuirassé, il avançait vers sa proie. Le grand arc tirait beaucoup mais pas assez vite pour empêcher l'action des jeteurs de pierres. Heureusement pour les attaquants les parois de la gorge n'étaient pas des remparts. De nombreuses pierres rebondissaient mal et s'écrasaient dans le ruisseau sans toucher personne. Jianme fit partir le deuxième groupe. Dès qu'ils se trouvèrent à l'entrée de la gorge, ils posèrent des échelles pour atteindre le premier niveau des grottes. Les défenseurs furent obligés de séparer leurs forces en deux.
Quiloma jura en voyant ces espèces de tiampos à plaques. On rencontrait ces animaux cuirassés dans le désert de glace. Ornés de lourdes plaques résistantes, les tiampos ne craignaient pas les épées. Accrochés à la glace, seul le feu pouvait les arrêter. Avec deux groupes d'ennemis progressant en bas, ses hommes ne tiendraient pas sans aide. Il décida d'enflammer le premier bûcher. Il fit signe à deux archers sur l'autre berge. Les deux hommes, côte à côte, tirèrent des flèches enflammées. Les premières furent inefficaces. Ils recommencèrent. Tout occupés à leur mission. Ils ne virent pas arriver la lourde flèche. Quiloma vit ses hommes se faire embrocher. Ils restèrent un instant comme figés puis lentement, ils basculèrent vers l'avant. Leur chute se fit sans un cri pendant que le bruit des premiers combats montait du fond de la gorge. Sans attendre, deux autres archers prirent leur place, décochèrent et se replièrent avant l'arrivée de la grande flèche. Le feu prit dans les branchages. Au départ, c'est à peine si on voyait la fumée. Le deuxième groupe des attaquants progressait juste en dessous. Quiloma ne voyant rien des foyers qui débutaient, fit préparer les cordes de lianes pour venir en aide à ceux qui combattaient en bas. Alors qu'on jetait la première, l'odeur caractéristique de pourri se fit sentir. Bientôt, Quiloma vit les volutes jaune-vert prendre du volume. Le bruit des combats cessa. Les guetteurs signalèrent le repli des ennemis. Le vent était favorable. Un gentil zéphyr courait dans la gorge. Quiloma eut un rictus de satisfaction. Bientôt c'est tout le camp ennemi qui allait être touché. Ses guerriers avaient comme ordre de se replier dès que viendrait la fumée. Ils avaient confectionné des masques en fibres végétales pour filtrer l'air.
Jianme enrageait. Il pleurait et toussait depuis un bon moment. Cette fumée était un mystère. Il y voyait la marque du dragon. Seul un souffle de ce monstre pouvait exhaler une telle puanteur. Elle était sortie d'une grotte juste au-dessus du deuxième groupe d'assaut. L'attaque se passait comme prévue. Le premier groupe avait établi le contact. Les combats étaient violents. Les longues épées et les boucliers avaient des avantages mais rendaient la manœuvre difficile dans cette gorge étroite. Les ennemis, ces infâmes serviteurs du démon, avec leurs deux épées courtes et leur petite taille avaient l'avantage de la mobilité. Alors que le deuxième groupe allait intervenir, les forces infernales s'étaient manifestées. Jianme avait fait reculer ses troupes jusqu'à avoir de l'air respirable. Il décida de préparer un rite pour contrer cela.
Quiloma avait aussi fait reculer ses hommes. Seul un guetteur restait pour surveiller l'ennemi. D'où il était, Quiloma voyait que le feu ne s'épuisait pas comme il avait pensé. Dans cet espace confiné qu'était la gorge de Cantichcou, la chaleur augmentait. Les autres bûchers étaient trop près. Pendant qu'il soignait les blessés, il vit un deuxième feu prendre puis celui d'au-dessus. Bientôt toute la paroi fut couverte de flammes. Ce qu'il se passa ensuite lui fut incompréhensible. Les légendes racontèrent que dans les flammes était apparu le dieu Dragon. Celui-ci avait alors fait exploser la roche provoquant le comblement de la gorge.
Quiloma n'en croyait pas ses yeux. La montagne avait ondulé comme si une main gigantesque l'avait modelée. Une épaisse fumée noire s'échappait du tas de roches qui obstruait la gorge. Le bruit, gigantesque, les avait quasiment rendus sourds. Le guetteur revint plus vite que prévu. De ses oreilles coulait du sang.
Dans le camp de Jianme, tout le monde était à terre. Les fumées jaune-vert irrespirables avaient fait exploser la falaise. Un vent de panique soufflait. Ils avaient vu voler des roches qu'aucun humain n'aurait pu soulever. L'une d'elles avait écrasé le grand arc comme s'il n'était que brindilles. Les animaux avaient rompu leurs liens et avaient fui. Les hommes se relevaient lentement, regardant autour d'eux comme s'ils voyaient le monde pour la première fois. Jianme regardait la gorge de Cantichcou. Une fumée épaisse et noire comme la nuit continuait à s'échapper de l'éboulis. Le passage avait disparu. La rivière s'asséchait. 
91
Quiloma était allongé nu sur les fourrures. La Solvette lui massait le dos à la lueur du feu. Dans la grande pièce à côté, toutes les alcôves étaient occupées. Les travaux des champs fournissaient quelques accidentés, mais la grosse majorité était occupée par les guerriers blancs blessés au combat. Le retour de la petite troupe s'était fait dans la discrétion. Les deux brancards avaient directement pris la direction de chez la Solvette. Quiloma avait sollicité ses services comme il avait vu faire les gens de la ville. Elle avait souri à cette marque de respect en songeant qu'il avait bien changé depuis son arrivée. Le konsyli était mal en point. Plusieurs coups d'épée l'avaient atteint. S'il s'en sortait, il ne pourrait plus marcher normalement. Le deuxième homme avait presque perdu un bras. Devant la grimace de la Solvette, Quiloma avait compris que l'amputation serait nécessaire. La Solvette exigea de voir tous les blessés. Malgré leurs armures de cuir renforcé de plaques de métal, tout le groupe qui était au fond de la gorge était blessé. Le guetteur aux tympans crevés intéressa beaucoup la Solvette. Quiloma attendit le lendemain pour venir voir ses hommes. Le konsyli dormait. L'autre blessé grave avait été amputé. Quant aux autres, les divers pansements montraient que la Solvette avait beaucoup travaillé.
- Viens boire quelque chose. Tu vas me raconter ce qu'il s'est passé.
Ils étaient passés dans la pièce privée. La Solvette alla voir que l'enfant dormait. Quiloma s'était assis lourdement sur le tabouret. Elle prit de l'eau chaude et revint vers lui. Elle prépara le mélange de plantes et versa l'eau dans les bois.
- Va-t-elle bien? demanda Quiloma en désignant sa fille d'un geste de tête.
- Elle grandit vite et elle sait ce qu'elle veut. Comment ton guetteur est-il devenu sourd?
Quiloma raconta le combat, ses incertitudes, les raisons de déclencher le feu, son erreur d'avoir cru qu'il pourrait contrôler les allumages des bûchers séparément. Il parla du dieu Dragon qui avait dû intervenir pour boucher la vallée. Pour lui c'était la seule explication. Il connaissait bien ce mélange des deux pierres, la noire et la jaune. Il utilisait régulièrement ce mélange soit en combat pour asphyxier un ennemi dans un tunnel, soit pour repousser certaines bêtes sauvages. Jamais, il n'avait vu cela.
La conversation se poursuivit un moment. À un moment alors qu'il parlait de toutes les possibilités d'actions pour l'avenir, il prit conscience d'un corps contre le sien et d'une bouche qui le faisait taire.

Stanch rapportait à Chan ce qu'il avait entendu. Ce dernier avait bien rencontré le prince à son retour. Il ne lui avait pas dit grand chose. Stanch en avait su plus en parlant avec les guerriers blancs.
- Leur nombre diminue. Si cela continue, il n'y aura plus d'occupants.
- Oui, peut-être, mais que ferons-nous si l'armée de la plaine monte jusqu'ici?
- On pourra leur expliquer.
- Non, le maître Sorcier est formel. Il a eu une vision. Les soldats de la plaine massacrent d'abord et s'expliquent après. Notre sort est lié aux guerriers blancs maintenant. J'espère juste que le prince a raison quand il dit que le chemin est fermé.
92
Jianme examinait la situation. Il ne pouvait pas retourner voir le roi sur un échec. La paroi qu'il avait devant lui demanderait des mois de travaux pour y faire un chemin, sans compter le risque de réveiller les esprits mauvais. De plus il avait entrevu des mouvements en haut. Il se doutait que son ennemi avait laissé des hommes pour surveiller. Il envoya plusieurs patrouilles pour chercher une autre route. Lui-même décida d'aller explorer le lieu d'effondrement. Il s'approcha avec son groupe en prenant toutes les précautions possibles, mais rien ne se passa. Si des yeux les observaient, personne ne se manifesta. Il découvrit ce qu'il restait de la vallée. Une grande dalle était venue comme une porte barrer la vallée, des rochers de la taille d'une maison bloquaient les espaces restants. De l'eau coulait un peu par en dessous mais pas autant qu'à leur arrivée. Par contre de nouvelles sources étaient apparues en hauteur. Jianme comprit que l'eau allait s'accumuler derrière la paroi. Jusqu'à quand?
- Lieutenant ! Lieutenant !
Jianme se retourna. Un messager arrivait au galop. Il démonta avant que sa bête ne fut arrêtée. Il s'inclina et sans attendre se redressa :
- On a fait une prise, un homme du village de là-haut.
- Raconte.
- Il est arrivé sans se faire remarquer. Il conduisait un petit troupeau de bêtes de somme. C'est le chef de Tichcou qui est venu nous prévenir.
- Mon tracks !
Les deux cavaliers repartirent au galop.

Bistasio se demandait s'il avait bien fait de se lancer dans cette aventure. Les évènements ne se déroulaient pas comme prévus. Il était arrivé sans plus d'encombres à Tichcou mais son interlocuteur n'avait pas joué le jeu de la discrétion. Ses tiburs avaient été saisis et lui-même était retenu sous bonne garde en attendant l'officier qui commandait. De plus, ils parlaient une langue qu'il ne comprenait pas. Habitué au parlé rocailleux des gens de la montagne, il n'arrivait pas à suivre le phrasé chantant des hommes des plaines. Quelques mots lui étaient compréhensibles mais cela ne suffisait pas à suivre les conversations. Alors qu'il ressassait pour la centième fois ces questions, un homme entra. Il était grand. Son costume chamarré, son port hautain et les réactions du garde qui s'était mis au garde-à-vous le désignaient comme le chef.
- Vous pouvez me détacher. Je ne vais pas m'enfuir. Je suis là pour coopérer.
Le coup qu'il prit dans le ventre le plia en deux et il tomba à genoux, le souffle coupé.
- Chanti...(Tu parleras quand on te le dira.).
- Simati...(Vous n'auriez pas dû le frapper, il était prêt à vous aider).
Celui qui venait de parler était le chef de la ville de Tichcou.
- Cimap...(ça le rendra plus souple!) dit le Lieutenant Jianme. Sialt...(Vous allez traduire).
Le chef de ville fronça les sourcils mais n'ajouta rien. Il fit l'interprète pour l'interrogatoire. Il sentit la haine de Jianme pour cet homme et tout ce qu'il représentait. Les questions étaient courtes, incisives, orientées. Les réponses de Bistasio étaient plus vagues, plus descriptives. Petit à petit le lieutenant sembla prendre conscience des forces en présence. Les guerriers blancs devinrent une réalité différente des gens de la ville. Tout le monde n'était peut-être pas à mettre dans le même panier. Les noms de Rinca et de Chountic vinrent se mêler à la conversation. Puis les questions s'orientèrent sur le chemin. Des tiburs avaient réussi le voyage, donc des tracks pourraient passer. Bistasio expliqua que s'il avait pu passer avec quelques bêtes, il n'en serait pas de même pour un corps d'armée avec armes et bagages. Sur le chemin du haut, un seul homme pouvait bloquer une colonne pendant des jours.
Jianme réfléchissait à tout ce qu'il avait appris. Les guerriers du froid n'étaient pas nombreux. S'il avait compris le bouseux, il n'y en avait qu'une cinquantaine tout au plus. Avec sa compagnie, il était largement mieux doté. Il fallait en savoir plus, mais il n'avait aucune confiance en Bisatsio. A moins que celui-ci ne soit vraiment ce qu'il disait être, c'est-à-dire un résistant à l'envahisseur venu du froid. Il décida de monter une expédition par le chemin des crêtes.
93
La Solvette parcourait les champs et les bois pour recueillir des plantes. Elle ne partait pas longtemps laissant sa fille à la garde des animaux de la maison. La petite poussait bien. En une saison, elle passait du statut de bébé dépendant de sa mère à petit être presque autonome. Si tout se passait bien, elle pouvait espérer connaître une vingtaine de cycles de saison. La Solvette avait déjà connu sept cycles. Sa mère lui avait dit qu'alors ce serait bon pour elle d'avoir une descendance. Elle ne s'était pas posé la question d'un partenaire avant cette saison. Et Quiloma était arrivé. Elle savait que les réponses arrivaient en leur temps et qu'il ne servait à rien à vouloir savoir avant. Elle différait des autres habitants qui se tournaient vers les sorciers pour avoir des prédictions. Elle se trouvait dans une clairière qu'elle aimait bien. Elle y trouvait ces plantes rares dont les fleurs avaient des vertus guérisseuses. Elle était à genoux en train de ramasser délicatement fleurs et feuilles quand un grand vent se leva pour s'arrêter presque aussitôt. Sans se presser elle se retourna.
- Bonjour, jeune dragon.
- Bonjour, être debout.
La Solvette garda le silence. Elle regardait le dragon dans les yeux. Celui-ci la dominait de toute sa taille.
- Ton aura est étrange, être debout.
- Mon nom est Solvette.
- Je sais ce nom mais il n'est pas tien, être debout.
- Le mien fut oublié avec mon jeune temps.
- Tu dis vrai, être debout. Dis-tu toujours vrai?
- Si je répondais : « oui », tu ne me croirais pas.
Le rire du dragon fit rire la Solvette.
- Ta langue est agile être debout Solvette. Tu es la seule à rire quand je suis là.
- Tu as parlé de mon aura, jeune dragon. Que voulais-tu dire?
- Tu ressembles à l'être debout Mandihi. Lui aussi irradiait cette couleur. Lui aussi était un marabout. Il connaissait les secrets qui font guérir.
- T'a-t-il guéri?
- En quelque sorte, il m'a guéri d'une partie de mon ignorance. C'est pour cela que je suis venu te voir.
- Qu'ignores-tu, jeune dragon?
- Encore trop de choses, être debout Solvette, mais pour l'instant parle-moi des enfants qui ont été sous la pierre qui bouge.
- Je suis étonnée que tu connaisses cette histoire. Elle s'est passée avant que tu n'arrives. Qui te l'a contée?
- J'ai rencontré l'être debout Bistasio qui avait bien du souci avec les loups. Il m'a raconté beaucoup de choses.
- Il y a peu à dire. Les sorciers ont imposé la cérémonie de l'exposition et les enfants ont été exposés.
- Je sais cela, être debout Solvette. Mais qu'as-tu fait?
La Solvette vit la prunelle du dragon virer au jaune brillant. « L'or fondu n'a pas de plus belle couleur », pensa-t-elle.
- Mon savoir m'a permis d'aider les enfants à ne pas avoir froid, enfin pour la fille. Je n'ai pas pu faire grand chose pour le garçon.
- La pierre a-t-elle beaucoup chauffé?
- La neige avait fondu sur plusieurs pas autour. Une meute de loups noirs en avait profité pour passer la nuit au chaud.
- Des loups noirs, voilà une nouvelle intéressante. Ressemblent-ils aux loups gris?
- Non, jeune dragon. Le loup noir est plus grand, plus fort, plus rapide, il ne vit qu'en meute.
- Tes paroles sont pleines d'enseignement pour moi. Sois remerciée, être debout Solvette.
Le dragon commença à bouger pour partir.
- Attends, jeune dragon. Moi aussi j'ai des questions pour toi.
Le dragon s'immobilisa, reposa ses pattes avant, replia ses ailes et se retourna vers la Solvette.
- Tu es un être débout extraordinaire, être debout Solvette. Tu sais rire quand je suis là et tu oses poser des questions. Quelle est ta question?
- On dit dans les légendes que les dragons sont Maîtres du feu.
- Les légendes disent vrai...
- Nous ne savons pas faire naître le feu. Le prince venu du froid le sait. Il a juré de ne le révéler à personne, pas même moi. Pourrais-tu m'enseigner?
- Je ne t'enseignerai pas ce que sait le prince. Ce savoir est leur savoir.
La déception envahit le visage de la Solvette. Elle regardait le grand saurien et elle eut l'impression d'une moquerie dans son œil.
- Mais, mais, mais, n'es-tu pas maître dans la connaissance des plantes ? reprit le dragon. As-tu déjà regardé ce champignon qui pousse au pied des clams?
- Oui, je connais ce champignon, il gâche le clams, n'est pas mangeable et donne des coliques aux bêtes qui en consomment.
- Ah! Je reconnais là quelqu'un qui a la connaissance, mais pas toute. Cueille-le, découpe-le en lamelles et laisse-le tremper avec la poudre blanche de vos grottes. Quand il sera bien sec, fais une étincelle avec un couteau et cette pierre dure et sombre qu'on trouve à côté de ta maison, tu verras naître ce que tu cherches.
- Sois remercié, jeune dragon. Puis-je encore te demander un service?
- Parle être debout Solvette. Si cela est en mon pouvoir j'y accéderai.
- J'aimerais que tu allumes un feu pour moi dans cette clairière.
- Qu'il soit fait comme tu le souhaites, être debout Solvette. Rassemble les pierres du foyer et le bois, je mettrai la flamme en son sein.
La Solvette rassembla des pierres et des branches comme l'avait demandé le dragon. Puis elle s'éloigna un peu. Le grand saurien pencha la tête presque jusqu'à toucher le sol et d'un tout petit jet de flammes, mit le feu au bois.
- Que tes jours soient heureux, être debout Solvette.
- Que les tiens soient fructueux, jeune dragon.
S'étant ainsi salués, ils se quittèrent. La Solvette regarda le dragon s'éloigner vers la plaine. Quiloma lui avait expliqué que le dragon, qui aimait l'or et les pierres précieuses comme tous ceux de sa race, partait en chasse dans la plaine pour en trouver. Elle pensa que cela ne le rendrait pas heureux toute sa vie.
Elle sourit. Le dragon l'avait bien aidée sans le vouloir. Elle était devenue dépositaire du secret du feu comme Quiloma, mais elle avait maintenant un feu à sa disposition. Elle était assez loin de la ville et elle allait pouvoir faire ses expériences en paix.
Elle sortit de sa musette un peu de cette pierre noire qu'elle avait demandée à Quiloma, elle y mélangea un peu de la pierre jaune réduite en poudre qu'elle avait déjà préparée. Elle les pétrit bien.
Faisant une petite cuvette dans le sol sablonneux de la clairière, elle y déposa son mélange et y mit le feu. Une fumée vert jaune âcre et piquante s'éleva du mélange qui brûlait. Quiloma avait raison. L'odeur en était insupportable.
Elle recommença son essai en y ajoutant de la poudre blanche qu'elle avait récupéré sur les plateaux des brancards qu'utilisaient les ouvriers dans les grottes. Cette poudre semblait naître des parois, elles-mêmes. On l'enlevait régulièrement. Avec son pilon, elle malaxa longuement le mélange. De nouveau, elle creusa une cuvette et y déposa un peu de sa préparation. Elle eut à peine le temps de poser le brandon enflammé dessus que tout avait brûlé avec un grand bruit et une fumée blanche. Elle sursauta. C'était tellement violent qu'effectivement cela pouvait être la cause de l'effondrement de la montagne. Décidée à en avoir le cœur net, elle prépara une nouvelle cuvette, remit de la poudre dedans, en répandit un peu autour et boucha le tout avec une pierre. Saisissant une branche de résineux, elle l'enflamma et la jeta sur le trou. Le bruit fut plus violent, la pierre vola au loin. La Solvette regarda le résultat, abasourdie. Elle n'aurait jamais imaginé une telle violence contenue dans d'aussi petites choses. Quiloma avait raison de penser qu'il y avait de la puissance des dieux dans ce mélange. Elle pensa qu'il valait mieux garder cela secret. Les hommes étaient trop fous pour un tel savoir. Elle pensa au dragon. Un tel maître du feu, connaissait-il ce secret? Elle pensa que oui. Il lui avait conseillé de mélanger le champignon avec la poudre des grottes, il devait savoir pour les autres pierres.
Profitant du feu, elle se fit cuire son repas, tout en réfléchissant à tout ce qu'elle venait d'apprendre.
94
Bistasio guidait un groupe sur le chemin des crêtes. Il n'était pas très rassuré par la tournure que prenaient les évènements. Il n'avait pas eu le choix. Son arrivée à Tichcou n'avait pas été aussi simple qu'il l'avait espéré. Son contact sur place au lieu de garder le silence sur sa présence, avait alerté les soldats. On lui avait confisqué ses tiburs et il s'était retrouvé prisonnier. Il s'était fait frapper sans en comprendre les raisons. Les soldats qu'il avait vus, parlaient une langue chantante qu'il ne comprenait pas. Le maître de la ville de Tichcou était arrivé avec le chef des troupes. On l'avait interrogé longuement et pas toujours avec douceur. Il avait raconté l'arrivée des soldats du froid, leur nombre, les divisions dans la ville, il avait cité Chountic et Rinca et leur désir de se venger des occupants. L'attitude du chef des soldats avait changé à partir de ce moment-là. Les questions étaient devenues plus techniques sur le chemin et la topographie du terrain. Après il y avait une longue discussion dans la pièce d'à côté entre le militaire en chef et ses sous-fifres. Quand il était revenu, on lui avait traduit les ordres. Il allait conduire des soldats dans la ville pour espionner et ils redescendraient rendre compte. Bistasio avait dit l'impossibilité d'une telle chose. Les abords étaient trop surveillés. Les soldats du froid ne seraient pas dupes. Il fallait que la présence des soldats de la plaine soit naturelle pour que tout se passe bien, c'est-à-dire qu'ils aient l'air de serviteurs de Bistasio portant les marchandises qu'il avait eues en échange de ses tiburs. La négociation avait été serrée, le chef de ville ne voulait pas perdre les tiburs qu'il avait confisqués, ni donner des produits en échange. C'est le militaire qui avait tranché. Bistasio aurait ses marchandises. Le chef de ville avait fait grise mine mais avait cédé. C'est ainsi que Bistasio guidait cinq hommes sur le chemin des crêtes. Ils portaient tous une charge de tissus, de métal ou d'objets qui manquaient dans la ville. Rinca et Chountic seraient contents d'avoir cela à vendre. Les soldats qui l'accompagnaient parlaient un peu la langue du cru, et avaient été habillés comme les locaux. La seule différence était les armes qu'ils portaient sous leurs habits. Le chemin fut rude avec les charges. Bistasio les guida avec beaucoup de précautions si bien qu'ils ne virent pas âme qui vive avant d'arriver sur les pâtures orientales. La réparation du chemin de la gorge avait tenu. Les soldats de la plaine parlaient entre eux dans leur langue. Bistasio les fit taire. Ils étaient trop près de la ville pour prendre le risque. Ils s'arrêtèrent avant le dernier col. La nuit serait assez claire pour qu'ils puissent atteindre la ville sans se faire remarquer. Bistasio leur avait expliqué qu'il allait les conduire dans des grottes, où ils pourraient se cacher. Ils pénétrèrent dans la ville par la porte près de la maison de la Solvette. Ils étaient tous nerveux. Bistasio espérait qu'ils ne paniqueraient pas. Si l'un d'entre eux sortait une arme, ce serait le massacre. Les premières ruelles étaient vides. Avant de s'engager dans une autre voie, Bistasio jetait un coup d'œil devant lui. Ils passèrent devant la maison de la Solvette, sous le regard intéressé des charcs qui, comme toujours, étaient posés sur les murs. Encore deux, trois rues et ils seraient dans les grottes. Encore un tournant...
- Bonsoir Bistasio.
- Bonsoir Cifralt, tu sors bien tard ce soir.
- Oui, il me faut aller chez la Solvette, les enfants de Kalgar en ont besoin.
- Je vois que tu es bien tombée chez eux.
- Cela me change de la maison Andrysio. Mais toi, que deviens-tu? Tu es avec des étrangers.
- J'ai fait une expédition jusqu'à Tichcou et l'acheteur m'a prêté des serviteurs pour ramener les marchandises. D'ailleurs je passerai voir Kalgar, j'ai du métal.
- Fais attention avec le bruit des combats, les étrangers pourraient être mal vus.
- Ils repartent demain à la première heure. Ce soir il est trop tard.
- A bientôt Bistasio.
- Au revoir Cifralt.
Il la regarda tourner au coin de la rue. Il entendit alors les armes qui glissaient dans leurs fourreaux.
- Venez, leur dit-il.
Il les guida jusqu'à la zone des grottes de l'ancienne maison Andrysio. Mal ventilées, elles avaient été délaissées. Bistasio savait qu'ils y seraient tranquilles. 
95
La pluie arriva. Il faisait chaud et humide. Les lourds nuages noirs se vidaient sur les pentes, noyant hommes et bêtes.
- Knam, knam, knam...
- Ne jure pas comme cela, Chountic, tu vas indisposer les esprits.
- On voit bien que ce ne sont pas tes terres qui sont sous l'eau.
- Attends, je suis comme les autres, mes récoltes ne vont pas tenir leurs promesses. La saison des pluies est en avance cette année et les esprits l'ont voulu abondante.
- Oui, mais être obligé de rentrer les récoltes dans les grottes pour les faire sécher, on n'avait jamais vu ça.
La discussion se poursuivit entre les deux hommes qui descendaient la grande rue pour aller vers les grottes. Tout encapuchonnés et recouverts de leur cape de pluie, Chountic et son voisin baissaient la tête pour éviter la nouvelle averse. Comme les autres, ils ne prêtèrent pas attention aux deux hommes qu'ils croisèrent. Équipés comme eux, ils longeaient l'autre bord de la rue pour éviter de patauger dans la boue. Cette pluie arrangeait bien, Schtenkel et ses hommes. Elle avait commencé le lendemain de leur arrivée dans la ville. Tombant par averses violentes qui duraient la moitié de la journée, la pluie obligeait tout le monde à se terrer. Schtenkel jubilait. Après la peur lors de la rencontre de la femme le premier soir, ils avaient pu grâce à la pluie, passer inaperçus. Il avait maintenant un plan de la ville et de ses remparts. Il avait une idée exacte des forces dont disposait le chef ennemi. Il avait même réussi à apprendre son nom. C'était le prince Quiloma. Une ou deux fois, il avait craint pour sa sécurité et celle de ses hommes. Les soldats du prince étaient manifestement surentraînés. C'est la pluie qui en redoublant les avait à chaque fois sauvés. Il faisait avec Bistasio une dernière reconnaissance pour aller voir la vallée d'où viendrait le dragon. Ils se dirigèrent vers la clairière de la dislocation. C'est là qu'ils retrouvèrent les autres. Tous les six se dirigèrent vers la rivière en gardant la même altitude. Bistasio avait cru comprendre qu'une patrouille surveillait systématiquement le repaire du dragon, mais il n'en était pas sûr. Schtenkel faisait avancer ses hommes avec précaution. Il ne voulait pas risquer la confrontation avec les soldats du froid. Ce furent deux longues journées, s'arrêtant souvent pour essayer de repérer des ennemis. La nuit avait été calme. Ils avaient repris leur progression. Bistasio fit signe qu'ils approchaient de la vallée. Schtenkel fit monter son groupe sur la ligne de crête. C'est là qu'ils aperçurent le groupe de cinq à l'abri d'un auvent rocheux. Ils avaient fait un feu et ne semblaient pas en alerte. Schtenkel remarqua quand même que l'un d'eux guettait les environs. Il fit signe à ses hommes de reculer. Ils firent demi-tour pour gagner l'autre côté de la crête. Ils arrivaient en haut quand le soleil se démasqua derrière les nuages. La lumière fut tout de suite très violente. Bistasio jura. Ils étaient complètement éclairés. Si les hommes de Quiloma étaient dans le coin, ils étaient des cibles trop faciles. Ils se mirent à courir jusqu'à un bois voisin. Cachés derrière les fûts des arbres, ils regardèrent le panorama. Au loin un grand oiseau volait. Le dragon ! pensa Bistasio. Effectivement peu après, ils virent passer en dessous d'eux le grand animal. Schtenkel donna tout de suite l'ordre de départ. L'occasion était trop belle de découvrir le repaire du monstre. Il devait y avoir des courants porteurs car le dragon se mouvait lentement sans battre des ailes. Ils purent ainsi le suivre pendant un bon moment. Le souffle devenait court et les muscles durs quand ils le virent disparaître à leur vue.
- Le repaire doit être quelque part là dessous, dit Schtenkel. On va s'approcher discrètement pour en voir plus.
Pendant que ses quatre compères reprenaient leur souffle, Schtenkel et Bistasio s'approchèrent du bord. Malheureusement, ils ne purent que constater qu'une corniche quelques pieds plus bas cachait la vue. Si la grotte était là, il faudrait être sur l'autre rive de la vallée pour la voir. Schtenkel jugea qu'il en savait assez. Il ne se voyait pas faire encore tout un détour de plusieurs jours pour atteindre la berge opposée. Il rampa en arrière pour ne pas tomber et se redressa. Bistasio fit de même. Ils avaient à peine fait quelques pas qu'un violent coup de vent les renversa. En tombant Bistasio se fit la remarque que les soldats de la plaine faisaient vraiment une drôle de tête.
Une voix venue de très haut les interpella:
- Alors, êtres debout, que faites-vous si près de chez moi ?
Schtenkel se retourna et tenta de fuir à quatre pattes sur le dos. Cela fit rire le dragon.
- Tu n'es pas un être debout, tu es juste un petit homme.
Un des soldats se rua sur le dragon en hurlant, l'épée au point. Déployant le cou, celui-ci le happa et l'envoya voler dans le vide de la vallée. Son cri se répercuta longtemps avant de s'éteindre.
- Je reconnais votre odeur... Vous êtes des petits hommes de la plaine. Votre odeur ressemble à celle des loups gris et je n'aime pas les loups gris.
Les survivants étaient tétanisés. Plus personne ne bougeait.
- Mais ça sent aussi l'or...
Le mufle du dragon s'approcha des hommes.
- Toi, petit homme, tu possèdes de l'or.
- Mais non, j'ai tout laissé à Tichcou.
- Ah! Tu viens de ce village. Je sens que je vais aller y faire un tour. Mais tu sens l'or... petit homme.
Tu as intérêt à trouver où tu le caches...ou je vais perdre patience et aller le chercher moi-même.
En disant cela le grand saurien s'était approché de Schtenkel. Celui-ci fouillait frénétiquement ses poches sans rien trouver. La peur le faisait trembler. Ses pensées tournaient en rond à toute vitesse. Ce n'était pas possible. Ce qu'il vivait ne pouvait exister. Juste au moment où il allait perdre espoir, ses doigts sentirent un corps dur dans la tunique.
- Là, là il y a une pièce dans la doublure...
Schtenkel disait cela en tendant le vêtement. Avant qu'il ait compris quoi que ce soit, le dragon avec arraché le morceau d'un coup de crocs.
Schtenkel regarda sa tunique déchirée et son bras, quelque chose n'allait pas. Et puis la douleur arriva et le sang gicla. Sa main avait disparu. Il hurla. Bistasio qui était à côté se retourna pour vomir. Un des hommes se précipita pour faire un pansement.
- Je vais vous faire cadeau de votre vie pour cette fois, petits hommes, mais ne revenez jamais. Quant à toi, être debout Bistasio, évite ces gens-là.
Le dragon déploya ses ailes et dans un déchaînement de bourrasques, prit son envol.
- Viens, Schtenkel, ne restons pas là. Les guerriers du froid vont arriver.
Soutenant leur chef, les trois hommes et Bistasio s'enfuirent vers les bois proches.
Le retour fut pénible. Schtenkel délirait à moitié avec la fièvre qui l'habitait. Bistasio les avaient laissés après le premier col. Il refusait d'aller plus loin. Le passage du dragon au-dessus de leur tête avait renforcé sa détermination. La pluie avait rendu les passages quasiment infranchissables. Le chemin de la gorge fut un calvaire, aucun des trois rescapés n'en sortit valide. C'est épuisés qu'ils arrivèrent à Tichcou, couverts de plaies, de miasmes. Ils pensaient pourvoir se reposer et se refaire une santé mais ils arrivèrent dans une bourgade qui semblait avoir connu la guerre. Ils reconnurent à peine Jianme qui n'avait plus de cheveux et dont le visage était brûlé. Tichcou avait connu la fureur du dragon. Seules les pluies diluviennes avaient sauvé les habitations et leurs occupants. 
96
L'été tirait à sa fin, les pluies avaient gonflé les rivières, rempli les lacs et il y avait eu assez de soleil pour que les mijnas poussent bien. Si la salemje avait trop pris d'eau, cette bonne récolte de mijnas balayait les inquiétudes du début de saison. Il fallait rentrer les bottes, séparer les grains. L'hiver s'annonçait moins mauvais que le cycle précédent. On pourrait tenir jusqu'à la saison des machpes. Quelques esprits chagrins évoquaient diverses catastrophes mais les sorciers étaient rassurants. Tout n'était pas parfait mais pour l'instant les esprits semblaient satisfaits. Les guerriers du froid s'acclimataient et pour beaucoup entretenaient des relations fort amicales avec les habitants. Les guerriers de la plaine étaient bloqués à Tichcou. La contre-partie en était la fermeture de la route de Tichcou et sa disparition sous le lac. Le dieu Dragon en avait décidé ainsi avait dit le prince. Une routine s'installait doucement.
C'est alors qu'on signala des étrangers. Un serviteur de la maison Sabosti, qui rentrait des champs lointains, les avait vus. Eux aussi l'avaient repéré. Ils avaient fui dans le bois proche. Ce fut le branle-bas de combat. Quiloma mit ses hommes en alerte maximum. Quatre patrouilles partirent immédiatement. Il convoqua Sstanch pour faire mettre la milice en alerte. Calt se retrouva sur la tour de guet avec le cor, prêt à donner l'alarme. Tous les hommes de la milice mirent leur équipement à côté d'eux tout en continuant leurs activités.
- On a trouvé les traces, mon Prince. Mais elles ont disparu dans le ruisseau. Une main de nos guerriers est partie vers le bas et deux vers le haut dont celle avec Mlaqui. Nous n'avons trouvé aucune trace.
- Mlaqui est-il rentré ?
- Non. Il a envoyé un signal, peut-être est-il sur une piste?
Les jours suivants, les patrouilles revinrent sans autre nouvelle. Au troisième jour, Mlaqui et sa main de guerriers arriva. Mettant genou à terre devant le prince, il fit son rapport :
- ... J'ai poussé vers le domaine du dragon. Pour moi, soit les étrangers sont venus pour espionner la ville, car ils ne sont que trois, soit ils sont venus pour le dragon. Nous n'avons retrouvé aucune trace depuis la ville, par contre, j'ai retrouvé quelque chose plus loin dans la gorge où coule le ruisseau qu'ils ont emprunté. Leur pisteur est bon, mais je pense que leurs pas les emmènent vers la gorge du dragon.
- Pourquoi es-tu rentré alors? Il fallait poursuivre.
- Je sais, Mon Prince, mais nous n'avions pas assez de vivres et j'ai pensé qu'il valait mieux que vous soyez au courant. Le dragon est grand maintenant, il saura faire face.
- J'entends, Mlaqui, mais ce dragon est encore un juvénile même s'il a commencé à amasser son trésor. Il manque d'expérience et peut encore succomber. Tu vas repartir avec trois autres mains de guerriers pour faire la chasse à ces intrus.
Le lendemain, avant même que le soleil soit levé, vingt guerriers partaient au petit trot vers l'antre du dragon.

- Je crois que nous avons été repérés, mon lieutenant.
Jianme regarda autour de lui.
- Par qui ?
- Là-bas sur le versant éclairé, j'ai cru voir un homme.
- Gagnons la combe. Il y a un ruisseau plus bas. Sthenkel, passe devant.
Les trois hommes se glissèrent sans bruit dans le sous bois. Jianme sur le rapport de Sthenkel avait compris que jamais une armée ne passerait. Quelques hommes bien armés, bien entraînés avaient plus de chance d'en finir avec le dragon qu'une escouade qui aurait à se battre contre les guerriers du froid. Il avait divisé son groupe en deux après le passage du chemin de la gorge. Avec les pluies, il était encore plus abîmé que dans les souvenirs des éclaireurs. Sthenkel avait été difficile à convaincre de retourner là où il avait perdu sa main. Jianme ne lui avait pas vraiment laissé le choix. Soit il se pliait aux ordres, soit les tortures l'attendaient comme tout rebelle au roi. Quatre hommes se dirigeaient en suivant le premier itinéraire de Sthenkel vers la gorge du dragon. Jianme, Sthenkel et Torétaro, le pisteur devaient tenter une autre approche en passant sur l'autre berge. C'est en traversant une pâture qu'ils s'étaient fait repérer. En tout cas telle était la conviction de Torétaro. Jianme le croyait sans peine. Sa réputation de pisteur était une légende. Il était capable d'effacer une trace, de perdre des poursuivants aussi bien qu'il savait retrouver les signes infimes que pouvait avoir laissé la proie qu'il traquait. Son sens du terrain était merveilleux. Juste avant le dernier col, ils avaient bifurqué. Le groupe de quatre avait pris un chemin longeant la rivière et Torétaro avait conduit Jianme vers l'endroit qu'il sentait comme le plus favorable.

Mlaqui jurait. La pluie était revenue. Elle n'avait pas duré, elle avait juste effacé ou brouillé les pistes. Après avoir couru pendant une demi-journée, ils avaient coupé la piste des intrus. Enfin, ce qu'il en restait. Mlaqui et Eéri étaient penchés sur le quelques signes qui restaient.
-Par là, dit Eéri qui déjà s'élançait. Il s'arrêta voyant que Mlaqui ne le suivait pas.
- Il y a quelque chose qui ne va pas?
- Je ne sais pas, dit Mlaqui. Quelque chose cloche mais je ne vois pas quoi. Avançons, on fera le point plus tard.
Ils se remirent en chasse. En sous-bois, la piste n'était pas meilleure, les résineux ne facilitaient pas la lecture. Il y avait trop d'aiguilles par terre et pas assez de lumière. Ils arrivèrent à une bauge.
- Regarde-là Mlaqui, c'est net.
Mlaqui se pencha et examina les traces avec attention, puis il fit le tour de la plaque de boue. Il se baissa pour ramasser un champignon.
- Regarde ! dit-il en le brandissant. Il a été cassé par un pied. Voilà ce qui me gêne, il y a quatre traces et pas trois. La piste que j'ai suivie la première fois n'indiquait que trois hommes. Il y a deux groupes...
Tous les hommes s'étaient rapprochés pour mieux entendre la discussion des konsylis.
Mlaqui que Quiloma avait désigné pour s'occuper du dragon, reprit la parole.
- On a deux attaques contre le juvénile. Quatre hommes ici et les trois du ruisseau. Ceux-là ont plus d'avance, il faut les poursuivre. Je vais rebrousser chemin et reprendre la piste dans le ruisseau avec ma main de guerriers. Vous, allez à leur poursuite et tuez-les.
Eéri rajouta :
- Je vais envoyer un message au prince.
- Très bonne idée!
Les guerriers se séparèrent. Trois mains d'hommes partirent sur les traces des quatre intrus et Mlaqui avec son groupe alla vers le ruisseau.

Jianme suivait Torétaro, Schtenkel ouvrait la marche. Il hésitait souvent. Ce n'était pas le chemin qu'il avait emprunté. Il avait besoin de se repérer. Régulièrement, avec l'aide de Torétaro, il montait en hauteur sur un de ces grands arbres fréquents dans cette région et dont les branches régulières lui permettaient de monter malgré l'absence de sa main. Torétaro comprenait de mieux en mieux où ils devaient aller. Jianme l'avait fait venir exprès pour cette expédition. Même s'il était en guerre loin d'ici le roi Yas prenait à cœur cette histoire et avait envoyé son meilleur pisteur pour traquer le dragon. Même avec son aide, le voyage allait être plus long que prévu. Régulièrement Torétaro leur faisait faire des détours ou effaçait les traces. Jianme aurait aimé aller plus vite. Ce dragon l'obsédait. Il rêvait de le tailler en pièces. Les vieilles légendes parlaient d'un endroit près d'une plaque ventrale comme du seul endroit possible pour tuer un tel animal. Il ne doutait pas de réussir.

Eéri menait le train tambour battant. Ils avaient quatre intrus à éliminer, sans compter peut-être sur ceux que poursuivait Mlaqui. Il était incertain quant à leur existence. Il ne comprenait pas pourquoi ils seraient venus en deux groupes. Ceux qu'ils poursuivaient avaient trois jours de marche d'avance, mais ils ne connaissaient pas le terrain. Les traces prouvaient leurs erreurs. Ils avaient perdu une demi-journée dans une combe qui finissait en cul-de-sac. A la vitesse à laquelle ils allaient, Eéri pensa qu'ils pouvaient les rejoindre en moins de deux jours.

Les quatre hommes bivouaquaient.
- Tu te vois affronter un dragon, demanda l'un.
- Pas vraiment, quand on voit ce qu'il a fait à Tichcou, on n'a pas trop envie.
- Oui, mais on n'a pas le choix...
- Les autres, tu crois...
- Oui, ils sont derrière, Jianme est formel. On va les avoir sur le dos. Il reste à savoir à quelle distance.
- Alors, on ferait mieux de repartir.
Dans la forêt sans chemin, ils avaient choisi de suivre le cours d'eau. Selon Sthenkel, ils allaient arriver à l'entrée d'une gorge et là, le chemin quitterait le bord de l'eau pour aller vers le couchant et monter. Après en longeant le bord, il leur faudrait trouver l'antre du dragon et le tuer.
Les quatre hommes marchaient vite mais sans courir. Ils avaient conscience que leurs poursuivants gagneraient du terrain car ils ne pouvaient pas effacer toutes leurs traces. Eux ne cherchaient pas le chemin.
Les renseignements de Sthenkel étaient exacts. Ils arrivèrent à l'entrée de la gorge. Ils commencèrent la montée.
- Là, chuchota un des hommes en montrant une direction derrière eux.
Les trois autres se retournèrent. Ils virent des silhouettes courant au loin à travers une trouée dans la végétation. Cela ne dura pas.
- J'ai compté plus d'une dizaine d'hommes. Ils sont au plus à une pause de nous. Bon maintenant, on sait où ils sont. Il va falloir se battre.
Dans une journée de marche des guerriers de la plaine, on faisait quatre pauses régulièrement réparties. Ils n'avaient pas beaucoup de temps pour se préparer et le lieu n'était pas bon pour une embuscade. Ils reprirent leur course en avant.
En arrivant en haut de la falaise, ils repérèrent un passage qui leur sembla favorable. Ils n'avaient pas beaucoup de temps pour se préparer, mais ils allaient tendre une embuscade.

Kyll cherchait des baies et des fruits. Comme toujours, il était assez distrait et ne faisait pas trop attention à ce qui se passait autour de lui. Heureusement il y avait Rhinaphytia qui l'accompagnait. Lui, avait une solide dague à la ceinture et un épieu à la main. Kyll n'avait pris que son bâton. Il se moquait gentiment de Rhinaphytia.
- Les esprits m'ont promis que je vivrai jusqu'aux grands âges.
- Oui, je sais, Kyll mais un peu de prudence est toujours une bonne chose. Rappelle-toi les loups!
- Cela m'a permis de rencontrer le dragon. Ne t'inquiète pas tant Rhina, nous sommes en sécurité, je ne sens pas de danger autour de moi.
Leur récolte progressait bien. La pluie avait fait mûrir les fruits. Une courte averse, toujours très drue en cette saison, leur imposa de se mettre à l'abri d'un surplomb rocheux. Quand le soleil réapparut, ils reprirent leurs paniers et quittèrent leur abri.
- Bonjour, être debout Kyll.
- Bonjour, jeune dragon.
Rhinaphytia avait sursauté en entendant la voix. Il eut un mouvement de recul en voyant l'énorme masse du dragon assise sur le surplomb qui les avait abrités.
- Je vois que tu n'as pas oublié le bâton que je t'ai confié.
- J'ai commencé à le sculpter. Il me plaît bien.
- Que graves-tu dessus?
- Je dessine dans le bois ce qui me vient à l'esprit.
- Je vois, être debout Kyll. Cela lui va bien.
- Est-il comme tu le désires?
- Le plus important, être debout Kyll, est qu'il soit ce qu'il doit être.
- Tu ne m'as pas dit ce que tu voulais que j'en fasse.
- Ton esprit est ouvert et tes pensées sont claires. Tu fais ce qui doit être fait.
Rhinaphytia regardait Kyll et le dragon alternativement. Il n'en croyait pas ses yeux. Tout cela le dépassait complètement.
- Ton ami a raison d'être prudent, être debout Kyll, dit le dragon en tournant la tête.
- Tu ressens quelque chose, jeune dragon.
- Oui, être debout Kyll, le monde des esprits est perturbé par la violence pas loin.
Le dragon se dressa sur ses pattes arrière. Ainsi levé, il était immense. Il resta ainsi un moment tournant la tête de droite et de gauche. Il se laissa retomber en amortissant sa descente d'un coup de ses larges ailes.
- Je dois te quitter, être debout Kyll. Je sens la violence près de ma caverne. Cela me déplaît.
- Va et fais, toi aussi, ce qui doit être fait.
- Je reviendrai voir le bâton, être debout Kyll. Garde-le bien.
Kyll tint à peine debout sous les bourrasques créées par le décollage. Rhinaphytia se retrouva assis par terre. Les deux hommes regardèrent le grand saurien s'élever dans les airs.
- Je n'en reviens pas, Kyll ! Il est énorme !
- Il est inquiet. Les esprits aussi. Tout n'est pas écrit, Rhinaphytia. De son avenir dépend le nôtre. Viens, rentrons.

L'embuscade avait réussi. Quatre flèches, quatre guerriers hors de combat. Les autres avaient cherché refuge un peu plus bas derrière des troncs d'arbres déracinés. C'est alors que les soldats de la plaine avait fait tomber le grand litmel qu'ils avaient trouvé en équilibre instable. Dans sa chute le litmel avait entraîné d'autres arbres. Enchevêtrés dans des branches, tous les guerriers du froid étaient morts ou blessés. Les quatre hommes entonnèrent alors le chant de la victoire. Ils n'avaient plus qu'à achever ceux qui bougeaient encore pour être tranquilles à moins qu'ils les abandonnent comme cela.
Eéri entendit l'hymne chanté à tue-tête par ses ennemis. Une jambe coincée sous un arbre, il pensa qu'il allait mourir écrasé. Il n'osa pas appeler pour voir qui était encore vivant. Curieusement, il n'avait pas mal. Il entendit les ennemis parler entre eux. Raté, il avait échoué. Il pensa à son prince qu'il avait trahi par ses actes. Ils auraient dû être sur leurs gardes plus que cela. Un voile passa devant ses yeux. Sa dernière pensée consciente fut pour Cilfrat. Dans un éclair de lucidité, il comprit. Elle était enceinte. Avant de sombrer, il pensa que jamais, il ne verrait...

Jianme, Schtenkel et Torétaro se figèrent. Le chant qu'ils entendaient, était le chant de victoire. Auraient-ils tué le dragon? A moins que ce ne soit des ennemis.
- Non, là, dit Jianme sur un air de triomphe.
Les deux autres regardèrent. Au loin, ils virent le dragon en vol.
- Ils ont battu les hommes du froid. Allons, il nous faut arriver avant eux à l'antre de la bête.
Torétaro regarda Schtenkel en entendant cela. Y aurait-il un peu de folie dans la tête de Jianme?
Ils étaient sur la berge opposée à l'autre groupe. Jianme avait fait le pari que le chemin serait plus facile par là. Schtenkel qui avait vu depuis le surplomb au-dessus de la grotte, le relief de la gorge en doutait. Il gardait son avis pour lui. Jianme n'aimait pas la contradiction.

- Je serais vous, petits hommes, j'aurais chanté moins fort.
Comme un seul homme, ils se retournèrent en entendant cette voix douce. Ils ne virent que la bouche ouverte du dragon et ses grands yeux qui brillaient comme de l'or fondu.
Le dragon regarda les quatre corps qui achevaient de se consumer.
- C'est comme les loups gris, je n'aime pas le goût de leurs pensées, dit-il à voix haute. Tu peux sortir, être debout du froid. Toi et les tiens ne risquez rien.
Un guerrier se dégagea des branches du litmel. Il portait des traces de griffure sur le visage et les bras, ses vêtements étaient déchirés et il boîtait bas, mais il était vivant.
- Quel est ton nom, être debout?
- Je suis Stamleb, de la phalange du prince neuvième Quiloma, Seigneur Dragon.
- Je connais cet être debout. Tu n'étais là lors du combat avec ceux qui montent des animaux.
- Non, j'étais de garde dans la ville.
- Bien, être debout Stamleb. Je pense qu'il nous faut dégager ceux qui sont comme toi.
- Oui, Seigneur Dragon. Parle et j'obéirai.

Quiloma sortait de chez la Solvette quand un charc arriva en piaillant autant qu'il pouvait.
Il n'aimait toujours pas ces oiseaux que la Solvette accueillait sans sourciller.
- Que dit-il?
- Il parle d'un immense charc qui vient par ici.
- De quoi...?
- Je pense que le dragon vient nous voir.
Tout le monde leva la tête et regarda dans la direction d'où était venu le charc. Au loin un oiseau immense battait des ailes. Il tenait dans ses serres quelque chose qui ressemblait à une branche d'arbre.
- Il ne peut pas atterrir ici, dit Quiloma. Vite à la porte du bas.
Tous les guerriers présents se mirent à courir vers le pont qui enjambait le cours d'eau.
Plus le dragon se rapprochait et plus il était évident qu'il transportait un arbre. La Solvette fut admirative de sa puissance. Sabda se colla contre elle. Elle ouvrait des grands yeux en pointant du doigt la masse sombre qui volait.
- Dagon ! Bôôô.
La Solvette lui passa la main dans les cheveux en souriant.
- Oui, le dragon, il est beau. Quand il sera adulte, il sera magnifique.
Battant des ailes en les cambrant, le dragon posa son fardeau doucement dans le pré au pied de la porte du bas. Puis il se posa derrière.
Dès que les bourrasques de son atterrissage eurent cessé, les soldats de Quiloma se précipitèrent.
Quiloma se dirigea vers le dragon.
- Bonjour, Seigneur dragon. Tu nous ramènes un bel arbre.
- Oui, être debout Quiloma. Il fut beau, mais ses fruits seront amers pour toi. J'ai vengé les tiens mais je vais aller me venger maintenant.
Ayant dit cela le dragon reprit son envol.
Quiloma se protégea du vent. Voyant que le dragon donnait de puissants coups d'ailes, il se retourna pour voir ce qu'il avait déposé.
Un homme sortait des branchages, il en aida d'autres qui comme lui s'étaient accrochés aux branches. Quiloma reconnut ses guerriers. Ainsi c'était cela les fruits dont le dragon parlait, des blessés. Se rapprochant rapidement, il demanda :
- Que s'est-il passé?
Tombant genou à terre, le guerrier baissa la tête, frappa sa poitrine et dit
- Nous avons failli, Mon Prince.
- Fais ton rapport, Stamleb.
L'homme raconta ce qu'il savait. Pendant ce temps, les présents évacuaient les blessés vers la maison de la Solvette qui les attendait.

Jianme piaffait à chaque arrêt. Schtenkel et Torétaro perdaient trop de temps selon lui. Il imaginait les autres arrivant avant lui à la grotte et cela le faisait enrager. Les deux hommes en discutaient parfois à voix basse en haut d'un arbre. Pour eux, le dragon rendait Jianme fou. Cela faisait deux jours maintenant qu'ils avaient entendu le chant de victoire sur l'autre rive. Ils n'avaient pas encore atteint la gorge de l'antre du dragon. Torétaro était sur que personne ne les suivait. S'ils avaient des poursuivants, ceux-ci étaient soit perdus, soit sur le chemin de la grotte, parce qu'ils avaient deviné où ils allaient.

Mlaqui jurait d'avoir perdu la trace. Le gars qui menait les intrus était vraiment bon. Il devait être de la région. Comme il était près d'un grand litmel, il décida de monter pour se repérer. Le mieux était d'aller vers la grotte du dragon et d'y attendre les ennemis. Ils seraient obligés d'y arriver quel que soit leur chemin. S'accrochant aux branches, il commença son ascension. Arrivé à mi-hauteur, son œil fut attiré par une éraflure sur le tronc. Il devint attentif. Il monta plus doucement. Il eut un sourire, ils étaient passés par là. Eux aussi avaient besoin de se repérer. Arrivé en haut, il fit le tour du tronc et remarqua les petits rameaux cassés. Ils avaient guetté là. Il prit la même position. Effectivement, on devinait dans la rupture du moutonnement de la forêt la position de la gorge. Ce litmel était une bénédiction pour lui. Il dominait toute la forêt. Il fit le tour de l'horizon. Il repéra les autres litmels qui dépassaient la canopée. Voilà une bonne information, ces arbres étaient fort pratiques. Il fronça les sourcils. Là-bas au loin, au sommet d'un litmel, n'était-ce pas des silhouettes? Mlaqui s'immobilisa. Sifflant doucement entre ses dents, il envoya à ses quatres équipiers le message : ennemi repéré.
Il entendit en bas, le bruit des hommes se rééquipant. Il continua son sifflement. Cela aurait pu passer pour celui d'un oiseau, mais en entendant cela, les hommes au pied de l'arbre arrêtèrent de bouger. Mlaqui observait. Les deux silhouettes qui se découpaient sur le ciel de cette fin de journée étaient à plus d'une journée de marche. Il les devina bouger et descendre de leur perchoir. Il attendit un moment qu'elles aient disparu avant d'entamer la descente. Sa décision était prise, il irait vers la gorge. Les ennemis avaient trop d'avance. Retrouver leurs traces serait une perte de temps. Arrivé en bas, il donna les ordres. La nuit ne tarderait pas, mais on pouvait encore marcher un moment et réfléchir à l'embuscade.

- Un homme...
- Non, je n'ai rien vu.
- Je sais Torétaro, mais tu étais plus bas que moi. J'ai attendu et je l'ai vu bouger. Ils nous poursuivent.
- Même s'ils nous ont vus, ils ne pourront nous rattraper.
Jianme intervint dans la discussion des deux hommes qui descendaient.
- On perd du temps. Les autres doivent être devant.
- Le dragon est toujours vivant, mon lieutenant, dit Schtenkel. Nous l'avons vu qui volait en portant un arbre.
- Nous serons à la gorge dans combien de temps?
- Deux ou trois jours si nous continuons à cette vitesse.
- Alors, il va falloir aller plus vite. Torétaro, on laisse tomber les précautions puisque l'ennemi est loin.
Torétaro ne répondit pas et ramassa ses affaires. Schtenkel fit de même. Jianme était déjà parti.
- Pas par là, mon lieutenant. Par là ! dit Torétaro en se mettant en marche.
Les trois hommes reprirent le petit trot qui caractérisait leur progression. Jianme reprit son monologue sur ce qu'il ferait quand il ramènerait la preuve qu'il avait tué le dragon. Les deux autres avaient cessé de répondre. Il n'entendait rien. Une espèce de fièvre intérieure le brûlait.
Pour eux la question était de savoir comment survivre à cette expédition.

A la manière dont la Solvette bougeait, Quiloma devinait sa colère. Il savait pourquoi. Il y avait assez de malheur avec les accidents sans en rajouter avec la guerre. Quiloma se dit qu'il avait bien changé depuis qu'il la connaissait. Aujourd'hui, il lui donnait presque raison.
Sabda vint se jeter sur ses genoux
- Bôô, dagon, bôô !
- Oui, Sabda, il est beau !
Il souriait à sa fille. Une étrange douceur l'envahissait chaque fois qu'il s'occupait d'elle. Il sursauta quand la porte s'ouvrit à la volée.
- Où est-il ?
Quiloma se retourna pour voir qui était cette furie qui entrait dans la maison. Il vit Cilfrat courant vers la Solvette. Cette dernière la bloqua.
- Il vivra ! dit la Solvette en cherchant le regard de Cilfrat
Cilfat lutta un peu avec la Solvette pour passer en force puis elle se laissa aller à ses pleurs.
- J'ai entendu parler les hommes de morts et de blessés.
- Il vivra, pour le moment il dort, mais il vivra. Le père de ton enfant vivra.
Cilfrat arrêta de pleurer et regarda la Solvette dans les yeux :
- Tu sais ?
- Oui, je sens sa vie en toi.
- Je vais faire un hors-saison.
- Oui, mais regarde Kalgar et Talmab. Ils vont bien. Et puis pour les hommes du froid, la notion de hors-saison n'existe pas.
- Je veux le voir.
- Oui, viens doucement, la plupart dorment.
La Solvette conduisit Cilfrat vers un coin de la grande pièce. Cilfrat marchait sur la pointe des pieds, tout en silence. Tirant un rideau, elle découvrit Eéri, dormant. Son visage était griffé, un bras était en écharpe. Le bas du corps semblait étrange. Elle se retourna vers la Solvette d'un air interrogatif.
- Ses jambes sont restées sous l'arbre.
Cilfrat s'agenouilla à côté de la paillasse et posa sa tête sur la poitrine d'Eéri.
La Solvette tira le rideau derrière elle. Elle rejoignit la table où était Quiloma. Elle avait de la colère dans les yeux.
- Oui, Solvette mais ce n'est pas possible. La violence fait partie de notre monde. Remarchera-t-il ?
- Non, enfin pas normalement. J'ai dû amputer ce qui était trop abîmé.

Mlaqui contemplait la gorge du dragon depuis la berge opposée à celle qu'il connaissait. Ils avaient rejoint le bord et longeait le canyon. La vue était dégagée vers l'amont. On voyait l'entrée au loin de la caverne du dragon. De là elle semblait inaccessible. Il pensa qu'il était nécessaire d'être plus près pour mieux voir s'il n'existait pas une voie possible. Ils reprirent leur marche. La discussion roulait sur la manière de tendre un piège aux intrus.

Le dragon volait dans la nuit. Il se laissa planer sur le vent assez fort qui poussait les nuages vers la montagne. Demain, il pleuvrait. Il parcourait ainsi ce qu'il considérait comme son domaine, prélevant un clach par-ci un tibur par-là. Dans cette nuit sans lune, ombre parmi les ombres, il repérait de son œil froid les points chauds qui palpitaient dans la forêt. Il repéra sans peine les quatre guerriers du froid. Ils se protégeaient du vent plus qu'ils ne se cachaient. Il sonda leurs esprits. Il les sentit calmes et tendus vers la défense de son territoire. Il ressentit le plaisir de ne pas se sentir seul. Son vol lui fit survoler une zone plus dense, plus sombre. Il allait s'éloigner porté par les ailes du vent quand il perçut une haine. Virant sur les courants de l'air, il repassa au-dessus. S'ouvrant complètement au plan des esprits, il vit les trois petites lueurs des esprits des hommes. Deux étaient dans la peur mais s'en cachaient, le troisième était rougeoyant de colère, de haine et de détermination. Il se rappela ce que Mandihi lui avait dit. La malédiction poursuivait celui qui chassait le dragon s'il n'était l'élu. Une fièvre prenait le chasseur le rendant prêt à tout pour atteindre sa proie. Ce fanatisme les rendait plus dangereux. Seule la mort pouvait les arrêter. Le dragon sourit intérieurement. Il allait leur réserver un accueil digne de leur folie.

Mlaqui descendait avec peine. Heureusement des lianes récupérées dans un hallier voisin lui facilitaient le parcours. Si l'une d'elles cassaient, il ferait un grand saut. Il préféra ne pas y penser. Il n'avait pas le choix. Les intrus passeraient forcément dans la gorge en bas, c'est là qu'il aurait le plus de chance de dresser l'embuscade. Sa position de Konsyli lui imposait d'ouvrir la marche. Il aimait bien cela. Le fond de la gorge était tapissé d'un taillis touffus, au milieu la rivière faisait un lac. La lumière du soleil n'arrivait pas encore jusque là. Elle ne touchait l'eau qu'en plein midi l'été. Mlaqui pensa que l'attente serait éprouvante dans le froid et l'humidité. Il se dépêchait pourtant. La pluie n'allait pas tarder compliquant la descente de ses compagnons. Arrivé en bas, il sécurisa la zone d'arrivée en écartant des branches, en essayant de ne pas les casser pour ne pas laisser de signe de son passage. Il siffla en modulant un code de sécurité pour ses compagnons. Une chute de graviers lui signala le départ d'un de ses hommes. Laissant la liane bien accrochée, il partit en reconnaissance. Les traces animales conduisaient vers le lac. Il suivit les passages. Arrivé près du lac, il s'approcha du déversoir. L'eau y était rapide, froide mais peu profonde. La traversée pourrait se faire sans trop de difficulté.
- Un morceau de liane sera le bienvenu, pensa-t-il tout haut.
- Je le pense aussi.
Mlaqui sursauta en entendant cette voix. Il se retourna en dégainant. Devant lui, se tenait une série de dents toutes plus impressionnantes les unes que les autres.
Il rengaina en mettant genou à terre.
- Je te salue, Seigneur Dragon.
- Je te salue, être debout Mlaqui, toi qui sais si bien soigner les dragons.
La tête du dragon dépassait de l'eau, surplombant l'homme. Mlaqui fut impressionné, il avait encore grandi. Il était maintenant d'un rouge soutenu. Si les écailles étaient encore fines, elles étaient déjà largement assez résistantes pour faire face à un homme seul fut-il enragé.
- Toi et les tiens ne devriez pas rester ici.
- Nous sommes venus t'aider, Seigneur Dragon. Un homme en veut à ta vie.
- J'ai senti sa présence. J'ai aussi senti la vôtre. Vois-tu la trace derrière toi, être debout Mlaqui?
Celui-ci se retourna pour regarder.
- Toi et les tiens allez la suivre. Vous arriverez au pied de la montagne. Là il y a une grotte. Reposez-vous.
- Bien, Seigneur Dragon.
Mlaqui siffla pour donner ses ordres à ses hommes. Bientôt, il en vit arriver un, puis deux. Il se retourna vers l'étendue d'eau. Il n'y avait plus rien. Dans la pénombre du fond de la gorge, on ne distinguait rien dans cette eau sombre aux reflets rouges. Il sourit et quand tous furent là, il les entraîna vers la grotte dont lui avait parlé le dragon.

Les deux hommes étaient épuisés à courir derrière Jianme. Il s'était réveillé il y a deux jours en disant :
- Bon ça suffit de perdre du temps. On va par où?
Torétaro lui avait indiqué la direction.
- Alors on y va tout droit, avait-il ajouté en prenant ses affaires sans attendre que ses compagnons soient prêts.
Depuis, ils couraient derrière lui, sans pause, presque sans dormir. Jianme n'écoutait plus rien. Torétaro avait bien essayé de lui dire qu'on s'était éloigné de la ligne droite, et même qu'on tournait en rond, il n'écoutait plus. Il voulait tuer le dragon et le plus tôt serait le mieux. Alors qu'ils pensaient qu'ils allaient s'écrouler de fatigue à chaque pas, ils virent Jianme s'effondrer sur le sol. Comme il ne bougeait plus, ils s'approchèrent. Il était tombé d'épuisement et son casque avait heurté une racine. Schtenkel vérifia qu'il respirait. Les deux hommes s'assirent et reprirent souffle.
- On est loin?
- Il nous a fait tourner en rond. Nous sommes perdus. Il faudra que je remonte sur un arbre pour retrouver la direction.
- En attendant qu'il se réveille, reposons-nous. Deux jours à courir, je n'en peux plus.
Le matin trouva les trois hommes endormis. La lumière du soleil réveilla Torétaro. Il regarda un instant les deux autres hommes qui dormaient. Il se leva en silence. Sans bruit, il s'éloigna.
Schtenkel se réveilla en entendant crier un oiseau. S'il vit tout de suite Jianme, il ne trouva aucune trace de Torétaro. Il jura entre ses dents. Ce salaud était parti avec les provisions. Il alla jeter un coup d'œil à Jianme. Celui-ci n'avait pas bougé. Tout équipé, il était tombé, tout équipé, il dormait, seul son casque reposait à côté de lui. Et s'il ne se réveillait pas? Schtenkel eut un moment de panique. Il secoua Jianme qui grogna.
- Debout, mon lieutenant, il faut y aller.
Jianme jeta un regard torve sur Schtenkel. Puis un éclair de compréhension sembla passer dans ses yeux.
- Je dors depuis combien de temps?
- Une journée, mon lieutenant.
- Alors ne perdons pas de temps, allons-y.
Jianme se leva péniblement. Schtenkel le soutint.
- Votre tête a tapé sur une branche quand vous êtes tombé.
- Où est le guide?
- Il a dû partir en reconnaissance. Il n'était pas là quand je me suis réveillé.
- Tu veux dire qu'il a fui, le lâche ! La gorge doit être vers le soleil couchant, allons-y.
Les deux hommes se mirent en marche. La pluie se mit à tomber. La forêt était touffue dans cette partie. De nombreux arbres tombés, de lianes et de ronciers gênaient la progression. Quand le crépuscule arriva, ils commençaient à désespérer d'arriver à la gorge. La pluie avait diminué d'intensité mais persistait. Les deux hommes marchaient la tête basse, complètement détrempés. Ils n'avaient rien mangé depuis deux jours.
- La pluie ne va pas nous lâcher, marchons tant que nous pouvons.
Dans la nuit presque noire, Schtenkel glissa. Jianme entendant son cri, s'arrêta net. Il appela son compagnon. Il n'eut pas de réponse. On ne voyait plus rien. Il tâta le chemin avec son pied. Il fit un pas, puis un deuxième, au troisième, il glissa dans la boue. La chute fut rude. Il se mit à glisser dans une espèce de toboggan naturel. Des branches le fouettaient au passage. Heureusement, son armure le protégeait. Sa tête heurta quelque chose. Il perdit connaissance.

Schtenkel se sentit tiré. Il reprit conscience, il avait froid, il avait mal. Ouvrant les yeux, il vit d'abord le vert des arbres. Il entendit quelqu'un jurer. Il se mit à grelotter.
- Tu pourrais faire un effort !
En entendant cette voix, son cerveau se remis en marche. Il se rappela la nuit, la glissade, le choc. Il poussa avec ses pieds. Il prit conscience qu'il était dans la boue et quelqu'un le tirait par les aisselles. Après un dernier effort, ils roulèrent l'un sur l'autre. En se dégageant, Schtenkel reconnut Torétaro. Trop épuisé pour réagir violemment, Schtenkel lui dit :
- Tu nous as bien lâchés!
- C'est vous qui avez fait n'importe quoi. J'ai emmené les bagages et les provisions pour ne pas nous surcharger et j'ai trouvé une route simple pour aller vers l'antre du dragon. Et quand je suis revenu vous aviez disparu.
- Tu aurais pu le dire !
- J'ai laissé un cairn messager, tu ne l'as pas vu?
- Non, Jianme était trop pressé. D'ailleurs où est-il?
- Enfoncé dans la boue lui aussi, un peu plus loin. Il a eu de la chance, il est tombé sur le dos, sinon, il se noyait.
Se remettant péniblement debout, Schtenkel accompagna Torétaro. Ils trouvèrent Jianme comme prévu. Son casque lui retombait sur le nez. Ils le tirèrent à deux de la fange dans laquelle il baignait. Schtenkel lui enleva son casque, vérifia qu'il respirait et se tourna vers Torétaro.
- Tu as une couverture?
- Comme les vôtres, trempée.
- On peut faire du feu ? Ou c'est trop dangereux ?
- Vous avez atteint la vallée du dragon loin en amont. Le vent nous est favorable. Je pense qu'on peut essayer.
Après de multiples essais, ils eurent la chance de trouver du bois flotté échoué depuis longtemps sous un auvent de pierre creusé par la rivière. Sur un sol de sable, ils purent enfin faire démarrer un feu. Ils ramenèrent Jianme à côté. Schtenkel s'était rincé dans la rivière et se chauffait au feu en faisant sécher ses affaires. Heureusement, l'air n'était pas trop froid. Ils dévêtirent Jianme pour le réchauffer aussi. Les couvertures, bien que mouillées, avaient été utilisées pour faire des cloisons pour couper le vent.
A force d'alimenter le feu pour qu'il ne fume pas trop, il commença à faire chaud dans l'espace ainsi préservé. Schtenkel cessa de trembler quand il eut mangé. Torétaro avait même réussi à attraper du poisson.
Jianme grogna. Ses compagnons l'avaient recouvert de sable sec qu'ils avaient de surcroît chauffé avec les pierres du foyer.
- Où suis-je ?
- Tout va bien, mon lieutenant. Nous avons fait une chute mais tout va bien.
Il posa des yeux chargés d'incompréhension sur les deux hommes.
- Schtenkel, qu'est-ce qui s'est passé?
- Pendant que Torétaro cherchait une piste, nous nous sommes égarés. Je suis tombé et vous m'avez suivi dans un cours d'eau mineur qui se jette dans la rivière. Cela a fait comme un toboggan. Heureusement, Torétaro nous a retrouvés.
- Le dragon ?
- Pas de nouvelle, mon lieutenant.
- On va se reposer un peu et puis on ira le tuer.
Jianme se rallongea et s'endormit.
Les deux hommes se regardèrent et haussèrent les épaules.
- Repose-toi, je vais aller chasser. S'il va bien nous repartirons demain.

Le jour se leva en haut. Dans le fond de la gorge, la lumière ne pénétrait pas beaucoup. Le feu était braise mais une douce chaleur régnait derrière les couvertures étendues.
Torétaro cuisait du poisson. Schtenkel rassemblait les affaires. Jianme s'équipait. Lentement, il mettait sa tenue de combat.
- Tu dis que nous sommes dans la vallée du dragon en amont de son antre.
- Oui, mon lieutenant, répondit Torétaro. Une demi-journée de marche tout au plus.
- Nous partirons dès que nous aurons le ventre plein. Il ne faut pas que je refasse les erreurs des jours passés.
Schtenkel et Torétaro s’entre-regardèrent. Si le discours était plus sensé, il était prononcé par un homme au regard fou. Il leur laissa quand même le temps de plier les affaires. La pluie avait cessé mais le vent restait violent. Ils se mirent en route. Torétaro ouvrait la marche et portait les bagages avec Schtenkel. Jianme l'arme au point suivait. La progression fut aisée jusqu'au moment où la gorge se resserra. Il n'y eut bientôt plus de place pour marcher hors de l'eau. Torétaro fit une reconnaissance. Il fit passer les bagages en les portant à bout de bras. Pendant ce temps, Schtenkel aidait Jianme à se déshabiller. Ce dernier avait bien essayé de passer comme cela mais il avait failli se noyer. Emporté par le poids de son armure, il aurait coulé sans l'aide de Schtenkel. Arrivé à l'extrémité du passage, il s'arrêta. Il y avait un petit déversoir finissant dans une vasque. Mais son attention fut surtout retenue par ce qu'il voyait. Immense et gigantesque, l'antre du dragon s'ouvrait là-bas, droit devant lui. Il faillit se mettre à courir. Torétaro le retint.
- Non, mon lieutenant. Si vous tombez maintenant, vous ne pourrez plus combattre. Nous serons au pied de son antre vers le milieu de l'après-midi.
Torétaro installa une liane pour aider les deux autres à descendre. Après la vasque inférieure, il était de nouveau possible de marcher à côté de l'eau. Jianme se rééquipa. Il marchait le bouclier dans une main et l'épée dans l'autre. Il avait pris la tête du convoi. Torétaro se tenait juste derrière lui pour le guider. Ils eurent une alerte en voyant le dragon voler vers sa caverne. Les trois hommes se cachèrent sous des buissons.
- Nous a-t-il vus?
- Je ne crois pas, dit Torétaro. Nous avons été rapides et il semblait rentrer dans son antre.
Jianme risqua un coup d'œil hors du buisson. Le ciel était libre de toute présence. Il se remit en marche bientôt rejoint par les deux autres. Il marchait plutôt lentement, ne quittant pas l'ouverture de la caverne des yeux. Ils ne virent pas le dragon.
La vallée s'élargissait en changeant de direction. La grotte du dragon s'ouvrait dans ce tournant au beau milieu d'une paroi rocheuse de quelques centaines de pas de haut. L'espace dégagé devant permettait au dragon de manœuvrer pour entrer et sortir.
- Bon choix, pensa Torétaro en regardant la région. Le fond de la vallée était occupé par un bois. Il pensa que cela faciliterait leur progression. Sous les arbres, ils ne seraient pas visibles. Toujours à l'affût d'un mouvement, ils commencèrent leur descente. L'approche se passait bien. La rivière coulait au milieu du bois. Ils en suivaient le cours. Un peu plus de mille pas plus loin, ils arrivèrent à une lisière. Ils s'approchèrent doucement. Un rocher obstruait le cours d'eau qui en faisait le tour. L'eau glissait sur la surface de la pierre lui donnant des reflets aux multiples couleurs pour rejoindre un lac. L'endroit respirait le calme. Les arbres faisaient comme un écrin autour de l'eau couverte de petites lentilles vertes. Aucune vague, aucune ride n'en troublait la surface. Seuls quelques arbres tombés en brisaient la régularité. Torétaro sentait Jianme impatient derrière.
- Alors ? demanda celui-ci.
- A priori tout est calme. Nous sommes presque sous l'entrée de la grotte. Après le lac, il faudra se rapprocher de la paroi. Je pense qu'il y a un chemin possible pour l'atteindre. Je crains qu'il ne soit à découvert. Il faudra peut-être attendre la nuit.
- Vous pourriez parler plus bas, chuchota Schtenkel. Être aussi près du dragon me panique.
Jianme haussa les épaules, affermit sa main sur la garde de son épée et commença à descendre pour rejoindre le bord du lac.
De près les berges étaient plus encombrées que ce que l'on devinait de loin. Ils enjambaient ou se glissaient sous de multiples branches, ou troncs qui s'entremêlaient. Arrivés au bout du lac, ils virent une petite plage où les animaux devaient venir boire vu le nombre de traces dans la boue. Jianme vit qu'un tronc couché traversait opportunément pour ne pas s'enfoncer dans la boue. Tel un équilibriste, il s'y engagea.
Il atteignait la houppe de l'arbre. Les branches partaient un peu dans tous les sens. Jianme posa la main sur le bois à sa portée et chercha des yeux le meilleur chemin. Sur sa droite, il partait vers un roncier, devant lui, plusieurs branches barraient le passage et nécessitaient des acrobaties pour passer et à gauche, on se retrouvait au-dessus de l'eau. C'est alors qu'il regardait dans cette direction qu'il vit les lentilles d'eau remuer. Un rocher rouge apparut, bientôt accompagné de deux disques dorés, puis émergèrent des dents.
- Bonjour, petit homme. Je crois que tu voulais me voir.
Jianme contempla la tête du dragon. Elle avait la taille d'un jeune tracks. Elle continuait à s'élever pour culminer plusieurs pieds au-dessus de lui. Jianme n'était pas à main. Il se tenait à une branche de la main gauche et avait son épée dans la droite, alors que le dragon était à gauche. Il regarda le cou. Il y avait là la plaque sensible. Il en était sûr. Il n'aurait droit qu'à un essai. Il calcula. Quatre ou cinq pas pour atteindre le bout de la branche qui surplombait l'eau, puis l'attaque. C'était serré mais jouable.
- Bonjour, dragon. Mon roi trouve que tu lui voles beaucoup d'or.
- Lui-même ne le vole-t-il pas au cours de ses combats?
- Le roi est le roi. C'est son droit, reprit Jianme en pivotant.
- Et qui fixe ce droit, si ce n'est le roi ?
- Non, les règles sont plus anciennes que lui. Elles viennent des rois qui l'ont précédé.
Jianme avait fait un pas vers le dragon.
- Alors ce sont des règles de rois pour des rois. En quoi s'appliquent-elles à moi ?
- Le roi Yas gouverne ce monde et cette région. Tu voles son bien.
Un pas supplémentaire, il ne lui en restait plus que deux avant de pouvoir frapper. Le dragon ne bougeait pas. Jianme sentit son cœur accélérer.
- Les dragons ont besoin d'or. C'est leur loi. Je ne suis pas roi, les règles des rois ne sont pas faites pour les dragons. Je ne crois pas que je vais lui rendre quoi que ce soit.
- Je suis venu seul avec mes guides pour négocier mais d'autres pourraient venir en nombre pour reprendre ce qui est au roi.
Jianme avança encore une fois le pied et transféra son poids pour préparer son attaque.
Le craquement fut sinistre. Schtenkel et Torétaro assistèrent impuissants à la chute de Jianme. La branche avait cassé sous son poids. Il lâcha son arme dans la chute mais ne put se raccrocher aux branches. Il y eut un plaouffff et puis le silence. Il ne resta qu'un rond clair dans les lentilles d'eau que les trois protagonistes restants regardèrent un moment.
La tête du dragon se tourna vers eux.
- Vous avez de la chance, petits hommes.
Les deux hommes n'osaient plus bouger. Les prunelles jaunes qui les fixaient, les hypnotisaient.
- Je te reconnais, petit homme à la doublure d'or, te revoilà sur mon chemin. L'être debout qui voit les esprits, m'a demandé de t'épargner. Ton destin n'est pas fini. Nous nous reverrons. Et toi petit homme qui lit la terre, ton combat n'est pas le combat de ce roi qui veut des règles de roi. Si je te revois, tu n'auras pas un meilleur sort que le petit homme qui n'a pas flotté.
Le dragon bondit hors du lac et de toute la puissance de ses ailes, il prit son envol. Sous le souffle, les deux hommes se retrouvèrent assis. Ils regardèrent le ciel où le dragon rapetissait et s'entre regardèrent. Ils étaient vivants. ILS ÉTAIENT VIVANTS.
Ils éclatèrent d'un rire nerveux. C'était fini. Soulagés, ils se relevèrent. Il ne restait plus qu'à rentrer.
Torétaro plaqua Schtenkel qui eut un regard étonné.
- Flèche, cria-t-il.
Le bruit mat d'un trait qui se plantait dans l'arbre retentit au-dessus d'eux. Ils virent de l'autre côté du lac des guerriers du froid. Torétaro et Schtenkel prirent la fuite vers l'intérieur du bois. 
97
On entendit le cri de Yas dans toute la citadelle. Les dieux ne lui étaient pas favorables, hurlait-il.
Tous les conseillers essayaient de se faire oublier. Il n'était pas bon d'essuyer la colère du roi. L'armée du roi était arrivée à Smyle depuis deux jours. Les habitants étaient à la fois soulagés de voir arriver les militaires pour les protéger des pirates et inquiets d'en voir autant avec le roi à leur tête. Il allait falloir les nourrir. Le roi Yas était venu inspecter le port. On y voyait les lourds bateaux de marchandises, quelques coques plus fines tranchaient au milieu de ces ventres ronds. On montra au roi les chantiers d'où elles venaient. Il se montra intéressé par cette visite. On le conduisit devant le modèle qui était un bateau pirate pris à l'ennemi. Le roi en apprécia la ligne. A la proue, une figure haute et inquiétante, propre à terroriser les populations.
- Un gragon, majesté! Il s'agit d'un animal mythique capable de voler et de cracher du feu.
- Dans les contrées montagneuses, il parle de dragon, majesté, dit un des conseillers.
Le roi ne dit rien mais se renfrogna. Autour de lui, les édiles de la ville firent grise mine. Avaient-ils vexé sans le vouloir le roi Yas? Double faute, on ne doit pas vexer un hôte et encore moins le roi.
La visite se continua sans autre commentaire. Cela n'empêcha pas la fête d'être grandiose le soir.
C'est sous les nuages noirs d'une matinée pluvieuse que furent annoncées les mauvaises nouvelles.
Le premier messager qui arriva, apportait des nouvelles du général Lujàn. Si les pirates avaient, un temps, été arrêtés par les hautes falaises au nord de la ville, ils avaient réussi un contournement et encerclaient Toutkat.
Le second vint annoncer l'incendie du palais de Tienne, pas de celui qui était en construction mais du palais de l'ancien roi. Il n'avait pas résisté à une attaque par le dragon. Celui-ci était arrivé dans la nuit noire. Il avait détruit la moitié du château pour y trouver le trésor et avait brûlé le reste. Les bijoux de la couronne s'étaient envolés au sens propre du mot.
Le roi hurlait sa rage et sa colère. La disparition de la couronne l'affectait mais les pirates étaient plus urgents. L'armée n'eut pas le temps de finir d'arriver, ni même de commencer à s'installer. Elle reçut l'ordre de repartir vers Toutkat. Tous les bateaux furent réquisitionnés pour transporter les troupes.
Le dragon ne perdait rien à attendre. Le roi Yas venait de jurer sa perte. 
98
Quiloma comptait ses forces. Avec la défaite de l'arbre, il se retrouvait dans l'incapacité de mener à bien ses missions. Il ne pouvait plus surveiller la vallée du nouveau lac, les gorges de Cantichcou comme disaient les natifs, et le chemin qu'avaient emprunté les agresseurs du Dragon, tout en tenant la ville en sécurité.
Mlaqui avait fait son rapport. Si un des hommes s'était noyé, le dragon avait laissé partir les deux autres. Mlaqui ne savait pas pourquoi. Il les avait pourchassés. Deux jours plus tard, il en avait complètement perdu la trace et était rentré. Il n'avait pas réjoui Quiloma en lui faisant le récit.
Trois à quatre mains d'hommes valides sur les vingt du début, c'est tout ce qu'il restait. A la moindre attaque, il serait battu. Heureusement la saison avançait. Avec de la chance, les premières neiges seraient en avance et avec elles, il espérait des renforts et des nouvelles.
En attendant, il convoqua Chan et Sstanch.
La conversation se déroula dans la langue de Quiloma. Sstanch avait fait beaucoup d'efforts pour l'apprendre. Proche de Kalgar, il avait été souvent en contact avec Cilfrat et avec Eéri. Cilfrat était douée pour apprendre. Sans effort, elle avait appris de Eéri et maintenant, c'est elle qui enseignait les gens de la ville dans le parler des gens du froid. Chan était beaucoup plus hésitant. Son regard allait de Quiloma à Sstanch pour avoir la traduction.
- Votre ville a bien évolué depuis notre arrivée, dit Quiloma. Nos rapports ont mal débuté, pourtant aujourd'hui vous êtes partie prenante de notre combat et de notre royaume. Toi, chef de ville et tes sorciers vous nous soutenez.
- Votre venue, Prince, a, il est vrai, bouleversé notre vie. Mais aujourd'hui, le peuple de la ville reconnaît le bienfait de votre venue.
Chan s'exprimait avec des hésitations. De temps à autre, il demandait à Sstanch la traduction d'un mot. Il continua sur ce ton un moment. Quiloma l'interrompit.
- C'est un point de vue intéressant sur le passé, mais aujourd'hui je vous ai fait venir pour discuter d'avenir. L'ennemi est à notre porte. Il faut contrôler les passages qui viennent de la vallée. Vous allez me fournir vingt mains d'hommes.
Chan sursauta en entendant cela. Trouver cent personnes pour en faire des soldats, allait faire la révolution dans la ville.
- Nous sommes des paysans, prince Quiloma. Peu d'entre nous savent manier les armes...
- J'ai vu lors de la première bataille. Vous n'avez pas le choix. J'ai besoin d'hommes pour vous défendre et défendre l'honneur du Dieu Dragon. Être les serviteurs du dragon n'est pas chose aisée. Cela demande des sacrifices. Et vous savez chef de ville que si vous n'êtes pas avec moi vous êtes contre moi et je me battrai pour assurer la sécurité du dragon.
Les dernières paroles furent prononcées sur un ton dur et sans réplique.
- Donnez-moi quelques jours, prince pour vous trouver des volontaires. Seront-ils sous vos ordres?
- Non, pas directement, je vais nommer votre maître d'armes konsyli, mais je fournirai les instructeurs. Nous n'avons pas beaucoup de temps. Je vous donne ça de jours, dit Quiloma en montrant deux doigts.
Chan se retira, alors que Sstanch fut sommé de rester pour recevoir ses ordres. Il ne montra rien mais intérieurement il jubilait. Il avait été reconnu par le Prince à sa juste valeur.
Chan courut à la maison Andrysio. Il en força presque la porte. Il voulait voir Natckin. La situation était explosive. Il ne voyait pas les maîtres de maison donner des hommes pour Quiloma.
- Vous voilà bien agité, Chef de Ville.
Sans respecter le protocole, Chan vida son sac. Natckin l'écouta sans l'interrompre. A la fin, il se tourna vers Tasmi.
- Viens, faisons un rite. Les esprits vont nous guider.
La nouvelle se répandit comme une inondation entre les murs de la maison Andrysio. Le maître officiant, Tonlen, distribua ses ordres avant de rejoindre le premier disciple. Nul ne devait sortir ni répandre la nouvelle avant que les esprits ne soient consultés.
Quand il entra dans le nouveau temple, le bois de clams brûlait déjà. Natckin n'avait pas attendu. Il avait commencé les exercices, comme toujours Tasmi sur ses talons. La fumée revenait vers eux, les enveloppait dans ses volutes, brouillant leurs contours. Tonlen rejoignit son poste. Se concentrant, il enregistra tout ce qui se passait.
Tasmi cria et tomba en arrière, comme tétanisé. Sa voix prit les intonations du maître sorcier :
- Oui, Premier disciple Natckin, les ordres du prince sont bons. Ce matin, l'esprit du Dieu Dragon m'a visité. Encore une fois nous sommes à une croisée des chemins. La victoire de notre ville n'est pas assurée. L'esprit du Dieu Dragon approuve Quiloma. Nous aurons besoin de force pour répondre aux forces de destruction qui s'annoncent.
Tasmi eut un cri inarticulé. Des disciples vinrent le chercher pour l'allonger sur une natte. Tonlen s'apprêtait à descendre de son siège quand il entendit bouger Natckin. Celui-ci s'éleva au-dessus du sol. Enveloppé de fumée, il se mit à léviter en tournant lentement sur lui-même. Une voix profonde, grave sortit de sa gorge :
- Écoutez tous, disciples des esprits. Moi le Dieu Dragon j'appelle. Venez à moi, vous mes guerriers...
Tonlen sentit son corps attiré vers cette forme vaporeuse qui entourait le premier disciple. Depuis longtemps habitué à la rencontre des esprits et à la discipline de maître de cérémonie, il se contrôla, ouvrant tous ses sens pour enregistrer le moindre détail. C'est alors que la porte s'ouvrit à la volée. Des disciples arrivaient, comme lui attiré par l'étrange appel de l'esprit du Dieu Dragon. Ils avançaient comme hypnotisés, répétant : « Graph ta cron ! Graph ta cron ! »
Il y en eut bientôt dix puis vingt, puis arrivèrent des habitants en costume de travail. La salle des cérémonies fut bientôt remplie pas un chœur chantant « Graph ta cron ! Graph ta cron ! Graph ta cron! »
C'était une mélopée sourde, martelée par cent bouches. L'air lui-même semblait chanter la gloire du dieu dragon. Le premier rang se prosterna, puis le second et ainsi de suite. Le son diminua jusqu'au murmure. Quand ils furent tous à genoux, tête contre terre, Natckin se posa doucement au centre du dispositif.
Tonlen inspira une grande goulée d'air. Il était resté en apnée tout ce temps-là. Il regarda autour de lui, ces hommes qui se relevaient, l'air un peu hébété? Son regard croisa celui de Chan qui entrait dans la pièce. Il y lut le même étonnement. 
99
La mort de Jianme avait calmé les ardeurs guerrières à Tichcou. Le sous-officier qui se retrouvait en charge du commandement pensait que ce n'était pas son rôle de prendre des initiatives. Schtenkel avait fait un récit propre à marquer les esprits. Personne n'était là pour le contredire. Torétaro n'était pas rentré avec lui. Dans son discours, il disparaissait comme avalé par la forêt. La réalité était autre. Torétaro avait pris le discours du dragon comme un avertissement. Il avait décidé que le temps était venu pour lui de retrouver son peuple et sa terre. Il avait semé les poursuivants après la vallée du dragon, remit Schtenkel sur le bon chemin, un ruisseau qui arrivait en aval de la ville dans la vallée de Tichcou. Il avait alors donné l'accolade à Schtenkel en lui souhaitant toutes les bénédictions du monde et s'était enfoncé dans la forêt. Dans son rapport, Schtenkel le faisait disparaître avant la rencontre avec le dragon, victime d'un mal mystérieux. Il ajoutait des détails comme Torétaro quasi aveugle et presque sans force se faisant raconter le paysage pour les aider à progresser malgré tout. C'est cette version qui arriva au palais de pierre en construction à Tienne. Le chambellan, qui avait vu le dragon à l'œuvre sur l'ancien palais, n'eut aucun mal à le croire. Il envoya un messager au roi pour demander des ordres. La légende de Jianme commença à se répandre. On vit arriver à Tichcou des chevaliers de la haute caste de la province de Flamtimo. Leurs épopées racontaient les hauts faits de ceux qui devinrent des dieux. Dans ces épopées, il y avait la chasse au dragon. Lourdement armés, hyper entraînés, ces chevaliers qui savaient les autres exploits épiques impossibles en ces temps, venaient tenter leur chance d'atteindre à la divinité. Schtenkel qui coulait des jours assez paisibles en se faisant rémunérer pour raconter son histoire, vit d'un mauvais œil leur apparition. Dans l'auberge qui lui tenait lieu de maison, l'entrée du premier chevalier fit son effet. Grand comme une montagne disaient les gens, large comme une armoire, il devait se baisser pour passer sous le linteau de pierre de la porte. Il se déplaçait dans un bruit de ferraille.
- Tu eess SCHETNEKEL dit-il à moitié hurlant.
Le vide se fit comme par magie autour des deux hommes. La soirée déjà bien avancée et bien arrosée rendait Schtenkel moins réactif. Il toisa l'homme :
- Pt'ête bien !
- Alorrrrrs, rraconteux !, dit le chevalier en posant deux pièces d'or sur la table.
Schtenkel avala sa salive, hypnotisé par l'or et commença son récit.
- Nooonnn, Toi as pas bien comprrris, dit le chevalier en tapant sur la table. Toi venirrr, conduirrre moi.
Il attrapa Schtenkel par le cou et le souleva. Ce dernier poussa un cri mais personne ne l'aida.
- Toi avoirrr beaucoup d'orrrr quand drrragon morrrt...
Sans autre forme de procès, il sortit de l'auberge en emportant Schtenkel comme un fagot.
100
Le temps fut rythmé par deux séries d’évènements a priori indépendants. La météo se maintenait entre le beau et la pluie. La température restait douce. Cela permettait à Quiloma de pousser l'entraînement des recrues. Il avait besoin d'eux pour gérer la deuxième série d’événements qui était l'incursion de guerriers sur les territoires du dragon.
Le premier avait été repéré facilement. Un gardien de tiburs l'avait, ou plutôt les avait vus se diriger à travers le pierrier du mont Pelé. Il avait couru aussi vite qu'il pouvait prévenir une patrouille qu'il avait heureusement rencontrée juste au col. Il était tombé sur Sstanch qui conduisait de jeunes recrues, deux mains de guerriers débutants. Ce dernier grimaça en espérant que ce guerrier si grand, si impressionnant décrit par le gardien de tiburs, n'était pas les prémices d'une attaque. Il fit presser le pas, conscient que ces bleus avaient trop peu d’entraînement pour tenir une cadence de course. Lui-même partit avec un guerrier blanc en éclaireur pour voir les forces en présence. Ils couraient à petites foulées quand la pluie se mit à tomber. Comme toujours, ces averses détrempaient le sol, rendant le chemin dangereux. Ils choisirent un pas de marche rapide pour ne pas glisser. C'est juste à la sortie du bois avant la combe qui conduisait au mont Pelé qu'ils virent l'ennemi. Il était en bien mauvaise posture. Un homme était couché en travers du chemin, accroché à un arbre d'une main et les pieds coincés comme ils pouvaient par une mauvaise souche. Il retenait de son autre main un guerrier en armure étincelante. Sstanch fut d'accord avec le gardien de tiburs, ce guerrier était un géant. Alourdi par toute cette ferraille, l'homme avait dû glisser. Le chemin en dévers avait fait le reste. Il s'était manifestement accroché à son compagnon dans sa chute. S'il lâchait, il glisserait de plusieurs centaines de pieds sur l'herbe mouillée de la combe avant de tomber dans le précipice plus bas. Sstanch se retourna vers Mlaqui avec un regard interrogateur. Celui-ci dit en s'asseyant :
- Il suffit d'attendre.
Il y eut un claquement sec et le guerrier géant commença à glisser semblant emporter la main de son compagnon. Il n'eut pas un cri, pas une plainte, même quand il bascula dans le vide.
- Allons chercher le rescapé, dit Mlaqui en se relevant.
C'est ainsi que Schtenkel se retrouva prisonnier. En le fouillant, Mlaqui comprit ce qu'il s'était passé. Le chevalier, comme l'appelait Schtenkel, avait attrapé le crochet qui servait de main à son guide. Malheureusement pour lui, la lanière qui le fixait avait cassé. Après avoir vérifié que son prisonnier n’avait pas d'arme, Mlaqui le mit en route d'une bourrade dans le dos.
Il n'avait pas l'air bien dangereux avec sa main en moins. Il tremblait de tous ses membres en tenant un jargon incompréhensible pour Mlaqui.
- Il dit qu'il s'appelle Schtenkel. Il implore notre pitié. Si on ne l'avait pas forcé, jamais il ne serait venu.
- On va le ramener au Prince, il décidera, répondit Mlaqui.
Le retour vers le col se fit précautionneusement. Avec les rochers glissants, un faux pas et c'était une chute de plusieurs centaines de pieds. Les deux hommes furent obligés de soutenir Schtenkel dans certains passages. Sstanch se dit qu'il avait eu peur, très peur. Il sentit en lui monter un sentiment de pitié.
La pluie les rattrapa juste après le col. Ils avaient récupéré le reste du groupe et marchait avec Schtenkel au milieu des jeunes recrues qui essayaient de tenir un semblant d'ordre. Ce fut une averse violente, avec des rafales de vent. Stoïques, le convoi continua sa progression. Un bois proche leur laissait espérer une relative protection. C'est alors qu'arriva la grêle. Sstanch vit le danger.
- Courez, hurla-t-il.
Ce fut une débandade, mais ils étaient à l'abri sous les sapins quand arrivèrent les gros grêlons. En quelques instants la prairie qu'ils venaient de traverser fut couverte de glace. Certains grêlons étaient gros comme un poing d'enfant.
- On l'a échappé belle, dit un des hommes.
- Le prisonnier ! Où est le prisonnier ?
Il fallut se rendre à l'évidence, Schtenkel leur avait faussé compagnie. Mlaqui entra dans une rage terrible. La pluie, la grêle et le piétinement des hommes avaient effacé les traces. Il n'arrêtait pas de jurer tout en cherchant autour du groupe s'il voyait quelque chose. A la fin de l'averse, il repartit dans la prairie. Avec la couche de grêlons sur le sol et les traces de courses de tous les hommes, il ne vit rien. Il alla au bord du bois et commença à longer la lisière. Pendant ce temps Sstanch remettait de l'ordre dans la troupe. Il distribua un certain nombre de gifles pour les mettre en rang. Quand les dix hommes furent alignés, il les fit manœuvrer. Mlaqui poussa un cri. Il avait retrouvé la piste. Sstanch fit mettre la troupe au pas de course. Il arriva à la lisière sur les pas de Mlaqui le premier, mais derrière certains étaient tombés. Il ne les attendit pas. Tout le groupe s'enfonça dans le bois pour poursuivre Schtenkel. La course était soutenue car dans le sens de la pente. Ils s'arrêtèrent au bord du ruisseau en voyant Mlaqui qui tournait en rond. De nouveau les traces avaient disparu. Sstanch entendit Mlaqui jurer.
- Prends une main d'hommes et va vers l'amont, je prends une main d'hommes et je vais vers l'aval. Celui qui trouve des traces prévient l'autre.
Ils se séparèrent. Sstanch avançait en fouillant du regard les berges à la recherche des traces du fuyard. La nuit arrivait quand il repéra un indice. Sortant son appeau, il siffla selon le code prévu. Il s'engagea dans le sous-bois dense qui bordait le ruisseau. Il marchait lentement cherchant la piste. La lumière baissa trop pour qu'il puisse continuer. Il donna les ordres pour bivouaquer. Mlaqui arriva tard dans la nuit. Les hommes qui l'accompagnaient s'effondrèrent sur place, épuisés.
Quand le jour se leva, Mlaqui donna l'ordre de retour.
- Il est trop loin pour que nous puissions le rejoindre. Il vaut mieux rentrer prévenir le Prince.

Quiloma écouta avec attention ce que lui rapportait Mlaqui. Il le remercia.
- Va te reposer, Mlaqui. Tu as bien agi. Sstanch, tes hommes ont encore besoin d’entraînement. Il ne faut pas les laisser au repos. Va !
Quiloma resta seul. Il se leva et sortit. Il réfléchissait à ce qu'il devait faire. Ses pas le conduisaient naturellement vers le bas de la ville et vers la Solvette.

Schtenkel n'en revenait toujours pas. Les dieux lui avaient été favorables. Il avait réussi à s'échapper. Il avait commencé à suivre la pente pour mettre le maximum d'espace entre lui et ses poursuivants. En rencontrant le ruisseau, il avait décidé d'appliquer les recettes de Torétaro. Il était parti vers l'amont alors que Tichcou était en aval. Il avait tenu un bon pas pendant des heures ne s'arrêtant même pas la nuit. Il savait qu'il laissait des traces mais il n'avait pas le choix. Le jour suivant, il avait fait mille détours pour semer ses poursuivants et épuisé, s'était endormi après être monté dans un arbre.
Quand il se réveilla, il grimpa jusqu'à la cime pour s'orienter tout en restant attentif aux bruits de la forêt. Il trouva ses repères. Il avait bien couru les jours précédents. Il reconnaissait un mont caractéristique. En allant par là, en le contournant il trouverait la rivière qui le guiderait jusqu'à la vallée de Tichcou. Il eut besoin de trois jours pour faire ce trajet. S'il trouva quelques baies, c'est affamé qu'il se présenta aux portes de la ville.
Il eut l'amère surprise de se faire arrêter. Le successeur de Jianme venait d'arriver. Il avait décidé de reprendre les choses en mains. Schtenkel était toujours officiellement un soldat au service du roi et sa conduite n'en était pas digne. On lui reprochait ses beuveries et les altercations qu'il avait eues depuis son retour après la mort de Jianme. Quand il fut présenté au nouveau lieutenant ce fut pour apprendre qu'il allait passer en conseil de guerre pour désertion. Schtenkel fut effondré. Il pensa que s'il avait survécu à la rencontre avec le dragon, c'était pour finir exécuté par les siens. Il avait déjà assisté à trop de conseils de guerre pour espérer une autre issue. Le roi Yas tenait ses troupes d'une main de fer. Les jours passèrent gris et sordides pour lui. Quand la porte s'ouvrit enfin, il était résigné. C'est la mort qui l'attendait.
Schtenkel n'en revenait toujours pas. Il était vivant et il courait les bois. Sans surprise après un procès mené au pas de charge, il avait été condamné à mort. C'est alors que s'était levé un prince à en juger par sa tenue. Il avait demandé au lieutenant de surseoir à l'exécution le temps que Schtenkel rende service aux chevaliers du Flamtimo pour tuer le dragon.
Schtenkel menait une petite troupe. Ils avaient décidé d'éviter le chemin des crêtes en passant par la vallée débouchant en aval de Tichcou Deux chevaliers et leurs serviteurs l'accompagnaient. Ils avaient été tirés au sort par le prince de Flamtimo parmi tous les chevaliers présents. Le voyage fut long mais se passa sans incident. Ils arrivèrent en vue de l'antre du dragon sans avoir vu âme qui vive. Ils se mirent à la recherche d'un abri. En amont de l'antre, ils découvrirent une petite grotte. Profonde et étroite d'entrée, elle leurs sembla idéale pour faire une base d'attente. Les chevaliers se félicitèrent. Les jours du dragon étaient comptés. Pendant que les écuyers préparaient les tenues de combat, les deux chevaliers firent un rite de divination à base de dés pour choisir qui attaquerait en premier. En voyant le sourire de Tlimp, Schtenkel sut qu'il avait gagné. L'attente dura quelques jours. Tlimp observa longuement les allées et venues du dragon. Un soir, il dit :
- C'est le bon jour, demain je serai comme un dieu... Ou je serai mort.
Ses compagnons le virent partir dans la pénombre du soir. Il voulait être en place quand rentrerait le monstre. La nuit passa, puis la journée sans avoir de nouvelle ni de Tlimp ni du dragon.
- J’attends jusqu'à demain et sans nouvelle de Tlimp je tenterai ma chance, dit le deuxième chevalier.
La nuit passa. Avant l'aube, Schtenkel et un écuyer sortirent pour aller relever les collets. Ils revenaient chargés de gibier, discutant de ce qu'ils allaient en faire. Si Schtenkel défendait la broche, son compagnon préférait une cuisson à l'étouffée plus discrète. En approchant de la falaise pour rejoindre la grotte, un bruit les inquiéta. Ils se mirent à courir, tenant les pièces de gibier pour ne pas qu'elles balancent. Ils mirent un instant à comprendre. Le dragon battant vigoureusement des ailes, se maintenait en vol stationnaire devant l'entrée du tunnel de pierre et soufflait son feu. Les deux hommes s'arrêtèrent brusquement. Ce mouvement attira l'attention du grand saurien qui se tourna vers eux. Quand la boule de feu les atteignit, ils couraient aussi vite qu'ils pouvaient pour fuir dans la forêt. Trop éparpillée par les arbres, la chaleur ne fit que leur roussir le dos et les cheveux. Ce n'est qu'après plusieurs heures de course qu'ils reprirent souffle.
- C'est pas possible! C'est pas possible! disait le jeune écuyer.
- On est vivant, lui répondit Schtenkel
Il fallut toute la journée pour que l'adolescent se calme. À la nuit tombée, ils trouvèrent le courage de faire le chemin inverse. Aux abords de la grotte, tout était calme et silencieux. Schtenkel dit:
- Ne bouge pas, je vais voir. Crie et fuis si tu vois le dragon.
Le jeune dont les genoux tremblaient, hocha la tête. Il se positionna derrière un gros tronc et fit le guet. Schtenkel s'approcha de l'entrée et après un dernier regard vers le guetteur, il pénétra dans la grotte. L'écuyer le vit ressortir très vite. Tombant à genoux, Schtenkel vomit. Il resta là un moment puis se remit debout péniblement et revint vers son compagnon.
- Ça pue trop là-dedans ... On ira voir demain.

À Tichcou leur récit fit sensation. Le prince de Flamtimo lui-même fut très impressionné. Deux chevaliers morts ainsi que leurs aides, brûlés vifs au fond de leur trou sans combat, cette vérité calma les ardeurs des plus timorés mais pas de la majorité des candidats. Si le jeune écuyer fut renvoyé dans sa famille, on ne laissa pas le choix à Schtenkel. Il aurait une autre expédition à conduire avant les premières neiges. Ils furent cinq volontaires qu'on ne put pas départager. Ils firent tous le même lancé de dés et les dés donnèrent le même résultat. Le prince de Flamtimo trancha, ils partiraient à cinq mais pas tous ensemble. Il décida de les faire se suivre. Schtenkel serait devant avec le frère de Tlimp, le solide Limpa, suivraient les cousins Chemtimo, puis Tsiemch qui venait juste d'être adoubé et Flamchi le vieux qui avait participé à tant de quêtes et de batailles. Chaque chevalier était accompagné de cinq écuyers qui portaient les armes et le ravitaillement. Schtenkel avait juste obtenu de ne pas entrer dans la vallée du dragon. C'est sans joie qu'il reprit la route des crêtes. Il aurait préféré reprendre la route du bas, mais les vieux de Tichcou prévoyaient que la neige serait bientôt là. Les chevaliers ne voulaient pas rater une possibilité d'en finir avec le dragon. Si le roi Yas avait donné son accord à la quête des chevaliers de Flamtimo, il avait annoncé son intention de venir régler le problème lui-même, en cas d'échec. Pour Schtenkel, tout avait mal commencé. Il avait vu passer un animal au pelage noir qui avait traversé la route de droite vers la gauche. Comme si cela ne suffisait pas comme mauvais présage, il s'était aperçu qu'il avait emmêlé les cordelettes qui retenaient ses armes. Essayant de se rassurer, il compta ses pas pour traverser le pont de Tichcou. Toutes les sorcières vous le diront, si vous montez et que vous descendez du pont avec le même pied, alors vous conjurez le mauvais sort. Il était là attentif à poser ses pieds sur les planches mal équarries qui formaient le pont à cet endroit. Arrivant au bout, il rapetissa son pas pour que son pied droit soit le premier à toucher terre. C'était sans compter avec le vent. Une bourrasque le déstabilisa et pour ne pas tomber à l'eau, il dut presque sautiller sur place. Il sentit une boule prendre naissance dans son ventre quand il s'aperçut que son pied gauche avait glissé de la planche le premier. Une bourrade dans le dos, le fit avancer. Limpa qui descendait du pont à sa suite, lui dit :
- Beeelle jourrrnée, pourrr une chassse au drrragon !
Schtenkel lui jeta un regard torve et entama la montée. Ses présages ne l'avaient jamais trompé. Le voyage allait être un enfer.

Sstanch répéra les ennemis dès qu'ils sortirent de la vallée de Tichcou. En tête marchait Schtenkel. Il ne doutait de rien, pensa Sstanch. Revenir ainsi voulait dire qu'il les mettait au défi de l'arrêter. Et bien, il voulait la bagarre, il allait l'avoir. Rampant en arrière, Sstanch se dégagea. Il avait avec lui deux mains d'hommes, bien sûr, ce n'était que des jeunes recrues mais pour une fois, la chance lui souriait. C'étaient les meilleurs archers. Il leur fit faire mouvement pour se positionner près du pierrier du mont chauve. Quelques bonnes volées de flèches feraient reculer les ennemis. Quand tous furent en place, Sstanch reprit sa fonction de guetteur, à côté de lui, son grand arc et cinq flèches. L'attente ne fut pas très longue. Il vit arriver Schtenkel. Il le vit s'arrêter et mettre le nez ne l'air comme s'il humait le vent. Subitement inquiet Sstanch se demanda s'ils n'avaient pas été repérés. Il fut rassuré quand il vit déboucher un de ces guerriers géants qui en voulait à leur dragon. Il marchait devant cinq hommes portant des charges qui semblaient bien lourdes. Un casque, une cotte de mailles et une épée longue semblaient constituer son armement de voyage. Il le vit se retourner pour apostropher Schtenkel et lui faire un grand signe du bras pour le faire venir. Ce dernier répondit quelque chose en faisant le geste de continuer le chemin. Sstanch espérait qu'il ne ferait pas demi-tour. Ses hommes étaient prêts et voulaient tous montrer leur adresse et leur bravoure. Le grand guerrier reprit sa progression. Il avançait en regardant où il mettait les pieds. Ces pierres roulantes avaient déjà été fatales pour un de ses compagnons. Sstanch sursauta. Le premier guerrier allait bientôt arriver à portée de tir quand il vit Schtenkel resté près de l'orée de la forêt qui faisait des signes. Là-bas deux nouveaux chevaliers émergeaient de la pénombre des bois. Comme le premier, ils portaient cottes de mailles et épée. Ils avaient aussi des grands arcs à la main. Sstanch pensa qu'ils étaient trop loin pour être gênants. Il n'avait pas prévu que le grand guerrier ne serait pas seul. Il se maudit intérieurement. Il allait décevoir le prince. Chassant ces pensées, il se consacra à sa tâche actuelle. Il prit son arc en silence. Il entendit les autres faire comme lui. Quand les six premiers hommes furent à portée, il lâcha sa flèche qui alla se planter dans la poitrine du chevalier. Elle fut suivie par une volée de vingt traits qui tombèrent en pluie mortelle. Le chevalier dégainant son épée hurla :
- Susss, susss à l'ennemi, en se mettant à courir vers eux.
Une fois, les cinq volées de flèches envoyées, Sstanch donna l'ordre de décrocher. Le grand guerrier était à terre, ses serviteurs morts ou blessés, en tout cas hors de combat. Quelques flèches venues de trop loin pour être précises se plantèrent ici ou là. Les autres chevaliers agissaient mais trop tard.

Quand les cousins Chemtimo arrivèrent près de Limpa et de ses gens, ils avaient lancé quelques traits vers les assaillants. Ils se savaient trop loin pour être précis mais pensaient les mettre en fuite. Pendant qu'un des cousins continua sa course vers les positions ennemies en lâchant des flèches de manière irrégulière, l'autre s'arrêta près de Limpa pour faire le point. Il avait pris plusieurs flèches. Si son pourpoint de cuir était troué, sa cotte avait arrêté les flèches. Sa blessure la plus sérieuse était un trait qui lui traversait la jambe gauche sous le genou. Cette zone peu protégée pendant les marches restaient à découvert. C'était une blessure fréquente pendant les embuscades. La flèche avait traversé le mollet sans toucher l'os. Si elle n'était pas empoisonnée, Limpa devrait s'en remettre. Il ne pourrait plus se déplacer facilement pendant quelques temps. Par contre ses écuyers étaient mal en point, un était mort d'une flèche dans le cou, l'autre ne valait guère mieux avec cet empennage qui dépassait de sa poitrine, le troisième avec une plaie dans un bras et une flèche dans une cuisse, le quatrième avait la main transpercée et fixée à sa charge par la flèche, seul le dernier n'avait que des ecchymoses récoltées quand il s'était jeté à terre. Le cousin Chemtimo fit signe que tout danger était écarté pour le moment.
- Je vous l'avais bien dit qu'il ne fallait pas passer par là, dit Schtenkel. Ce chemin est trop dangereux.
- Ccce mot n'exissste pas dans notrrre langue, lui répondit Limpa.
Il venait de casser le bois de la flèche qu'il avait dans le mollet. Il tendit la pointe à Schtenkel.
- Elle ne sssemble pas empoisssonnée. Toi qui connais ccces gens qu'en dis-tu?
- Je ne les connais pas. Ils sont mes ennemis comme les vôtres.
Le vieux Flamchi s'occupa des écuyers à terre, pendant que les autres récupéraient les charges et rejoignaient le bois. Les serviteurs firent plusieurs voyages pour transporter morts et blessés à l'abri du bois. Ils firent un cairn pour les deux morts. Limpa accepta que celui qui avait deux blessures regagne Tichcou. Les deux autres se répartirent la charge avec Limpa. Celui-ci s'équipa de pied en cap, laissant les provisions aux écuyers.
- Comme ccela, je ssserrrais prrrêt pourrr la prrochaine fois!
Les chevaliers repartirent. L'ordre de la colonne avait changé. Schtenkel était toujours devant avec les cousins, suivaient Flamchi et Tsiemch, Limpa suivait comme il pouvait. Il n'arriva au bivouac qu'à la nuit noire. Il ne se plaignit pas, ne fit pas de remarque mais ne participa pas aux conversations.

Sstanch avait félicité ses hommes. Les ennemis bivouaquaient dans le bois. Les éclaireurs avaient fait leur rapport. Au moins deux morts, un blessé trop grave pour continuer et trois plus légers représentaient un beau tableau de chasse. Il avait deux mains d'hommes pas très aguerris, en face pratiquement six mains de soldats qui bien que chargés n'en étaient pas moins redoutables. Avec les konsylis, il décida de faire des pièges sur le chemin pour éliminer le maximum d'hommes sans risque. Ils y passèrent la nuit. Quand le jour se leva, Sstanch conduisit sa troupe de l'autre côté de la gorge et de son sentier. Il détruisit la réparation que Bistasio avait faite. Ils passèrent le virage et utilisèrent le rempart naturel pour préparer l'embuscade. L'attente fut éprouvante pour les nerfs. Au moindre bruit sur le sentier, ils se préparaient à tirer. Sstanch et les deux konsylis essayaient de les calmer sans grand succès. Forts de leur première victoire, ils voulaient en finir. Sstanch craignait que trop de témérité fasse des victimes. C'est quand ils n'y croyaient plus qu'ils les virent arriver. Trop pressé, le plus jeune tira, dévoilant sa position au chevalier qui s'avançait sur le chemin. La flèche le toucha et rebondit sur la lourde cuirasse de l'homme, sans lui faire le moindre mal. Cette première flèche fut comme un signal pour les autres. Ils oublièrent les consignes et vidèrent leur carquois sur cette silhouette de métal qui était devant eux. Il fallut que Sstanch hurle pour que les tirs s'arrêtent. Le chevalier était toujours debout de l'autre côté de l'effondrement. Sstanch donna l'ordre par signe de repli. Deux hommes n'obéirent pas. Ils grimaçaient de douleur. Trop sûrs d'eux, ils s'étaient exposés et en payaient le prix. Il monta à son poste d'observation. Il voyait la scène entre les branches d'un buisson. S'il ne pouvait pas tirer, il ne pouvait pas non plus être vu. Le chevalier n'avait pas attendu la fin de la pluie de flèches sans riposter. Il n'avait pas beaucoup usé de traits. Sûr de son immunité, il avait pris le temps de viser. L'arc bandé, il semblait scruter le talus qui lui faisait face, prêt à décocher. Derrière lui, une autre silhouette de métal fit son apparition. Aussi bien armé, le deuxième chevalier se mit aussi en position de tir. Sstanch jura. Il fit signe à un Konsyli.
- Reste-là et observe. J'organise le repli vers le col.

Les cousins Chemtimo avaient pensé qu'à la place des ennemis, ils auraient piégé le chemin. Ils avançaient en prenant des précautions. Ils avaient comme Limpa, revêtu leur armure de combat. La progression avait beaucoup perdu de sa rapidité. Schtenkel donnait ses instructions et les cousins exploraient le terrain avant l'arrivée des écuyers. Il n'avait eu qu'un accident. Lors du bivouac, s'éloignant pour satisfaire un besoin naturel, Flamchi avait fait jouer un piège. Il avait eu beaucoup de chance, le mécanisme du piège avait mal marché. Les pointes de bois acérées ne l'avaient pas touché avec assez de force pour percer sa cotte de maille. Au bivouac, il l'avait vu revenir plié en deux en se tenant les côtes. Ses écuyers avaient couru pour le soutenir. Il les avait fermement repoussés. Ils l'avaient aidé à retirer sa cotte de maille. Flamchi arborait de superbes hématomes au point d'impact. Le lendemain la progression avait repris avec le même luxe de précautions. Ils avaient atteint le chemin de la gorge sans encombre. A chaque tournant, un chevalier partait en avant jusqu'au virage suivant. Un des cousins était en éclaireur quand il découvrit l'effondrement du chemin. Il s'était à peine arrêté qu'une pluie de flèches était tombée. Heureusement les agresseurs ne possédaient pas d'arme suffisamment puissante pour le blesser. Son armure supportait les chocs sans broncher. Il en profita pour utiliser son grand arc. Il tira peu, quatre fois seulement avant la fuite des ennemis. Il estima qu'il avait dû faire mouche au moins une fois sur deux. Quand son cousin arriva, le calme revenait. Du bruit de l'autre côté du talus laissait présager que les ennemis fuyaient. Leur mépris monta d'un cran devant ses lâches qui refusaient un beau combat. Prudents, ils restèrent un bon moment sans bouger prêts à la riposte. Rien ne venait, rien ne se manifestait. Tsiemch arriva à son tour. Sans arc et l'épée au fourreau, il amenait un solide tronc pour renforcer le chemin. Les cousins sans cesser de guetter le laissèrent passer. Flamchi vint à son tour. A eux deux, ils mirent en place un à un les troncs qu'ils allaient chercher auprès des écuyers. Ils avaient sécurisé une extrémité avec des liens accrochés aux rochers qui surplombaient le chemin. Flamchi qui était le plus léger, s'entoura la taille d'une corde et commença la traversée du pont qu'ils avaient jeté sur ce qui restait du chemin. A part quelques frayeurs dues aux mouvements des troncs, il arriva sans encombre de l'autre côté. Il dégaina son épée, la posa à côté de lui et se mit en devoir de tenir les troncs pendant que Tsiemch traversait. Les deux cousins, l'arc bandé, restaient en couverture. Dès qu'ils furent tous sur la terre ferme, Flamchi reprit son épée, et se mit en garde prêt à défendre l'accès au pont. Pendant ce temps, avec des cordages, Tsiemch sécurisa l'autre extrémité. Il traversa plusieurs fois pour en tester la solidité. Quand tout fut prêt, il fit signe aux autres chevaliers. Les deux cousins traversèrent. Ensemble, ils se mirent en route vers le prochain virage. Le sentier trop étroit ne permettait que le passage un par un. Flamchi jeta un coup d'œil de l'autre côté. Il ne vit rien. L'épée haute, il bondit passa le virage, immédiatement suivi par un cousin Chemtimo. La flèche lui rentra sous le bras, au défaut de la cuirasse. Il entendit le grand arc vibrer derrière lui avant que la douleur ne devienne une réalité. Il vit une ombre qui s'enfuyait, une flèche qui se plantait non loin de cette silhouette puis le monde devint noir. Sienne Chemtimo multiplia les tirs sans réussir à atteindre le fuyard. Son cousin qui arrivait, fit de même. Ils virent devant eux, Flamchi tomber à genoux, puis basculer sur le côté. Avant qu'ils n'aient pu intervenir, ils le virent basculer dans le vide. Il y eut un silence suivi d'un « plouf » retentissant.
Au bivouac, Schtenkel récriminait:
- Je vous l'avais bien dit qu'il ne fallait pas prendre ce chemin. Finalement, nous n'allons pas aller plus vite et il y a déjà un mort.
- SILENCE !, répondit Sienne Chemtimo, Flamchi est morrrt les arrrmes à la main. Son honneur est sauf. Nous chanterrrons ssses louanges.
Les écuyers de Flamchi avaient été répartis entre Limpa dont les traits tirés montraient que la blessure était plus grave que ce qu'il disait et Tsiemch dont l'équipe manquait d'expérience.

- Ton savoir est grand, être debout Kyll. Ton bâton est bien gravé.
- J'ai laissé les esprits guider mes doigts. Un esprit fort, très fort est venu récemment. Je ne l'ai pas vu mais je l'ai senti pendant que je gravais. J'ai tracé cela sous son emprise.
Kyll montra le haut de son bâton au dragon. Des entrelacs sculptés le décoraient. Ils avaient un effet quasi hypnotique, comme kyll l'avait remarqué. Ses compagnons ne pouvaient pas les quitter des yeux. Kyll libérait leur attention prisonnière en mettant la main sur les signes gravés. Il avait même fabriqué un manchon de peau pour les recouvrir.
- C'est très bien, être debout Kyll. Tu as fait ce qui devait être fait. Le jour venu, il recevra la puissance.
- Que veux-tu dire, jeune dragon?
- L'être debout Mandihi m'a montré les écrits sacrés des dragons. Il y est dit qu'un être debout de grand savoir doit graver un bâton quand naît un dragon pour que ce bâton soit puissance entre les mains de l'élu. Ne le perds pas, être debout Kyll.
- Il ne me quittera pas, jeune dragon, ne crains rien.
- Je ne crains pas, être debout Kyll !
- Je te sens moins attentif que lors de nos autres rencontres. Serais-tu nerveux?
- Je ressens des présences néfastes.
- Les esprits m'en ont parlé. Ceux qui viennent pour devenir des dieux sont néfastes, ceux qui viennent la peur au ventre sont sans danger.
- Ton savoir est grand, être debout Kyll. Je vois les esprits mais ils ne me parlent pas. Ils s'écartent quand je passe.

Sstanch avait regroupé ses hommes après le col. Le Konsyli resté en arrière, était arrivé en petite foulée. Il admira l'entraînement du guerrier du froid. Ses hommes étaient loin de tenir cette cadence.
- Vlr...(La mort en a entraîné un dans ses griffes. Il reste quatre grands guerriers de métal, dont un blessé, ainsi que quatre mains de seconds guerriers).
Sstanch admira la manière dont parlaient les guerriers du froid. Il ne se vantait pas d'avoir tué un ennemi. La mort ne les réjouissait pas. Elle faisait juste partie de leur vie.
- Qui...(Le prince Quiloma doit être prévenu) répondit-il, nous allons faire des défenses pour les accueillir. Ils ne doivent pas atteindre la vallée du dragon.
Les deux konsylis hochèrent la tête. Sstanch donna les ordres aux autres hommes. Deux furent envoyés à la ville et tous les autres se mirent au travail pour préparer un fortin pour se battre contre les hommes de métal.

Schtenkel insistait. Leur but n'était pas de se battre avec les hommes de là-haut mais d'atteindre la vallée du dragon. A la sortie de la gorge, il y avait une possibilité difficile mais faisable sans les armures. La discussion dura un bon moment. C'est Limpa qui emporta la décision. Sa blessure lui faisait mal. Il tiendrait un combat, pas deux. Il voulait affronter le dragon pas de vagues ennemis qui préféraient fuir plutôt que de les affronter. S'il y avait de la gloire à gagner, elle était dans la grotte du dragon pas face à ces guerriers de second ordre. Ils envoyèrent quand même un des écuyers sans charge en observation. Ils entamèrent la descente dans les arbres et les rochers. Limpa dut se faire aider plusieurs fois. Sa jambe ne répondait pas bien. La plaie était maintenant infectée. La peau autour avait pris des teintes verdâtres du plus mauvais effet. Son écuyer soigneur avait l'ordre de se taire. Limpa voulait affronter le dragon même si c'était son dernier combat. Alors, il serrait les dents et avançait. Sans l'armure, ils allaient plus vite. L'écuyer éclaireur était parti avec un arc et un carquois bien plein. Il avait pour rôle d'occuper les ennemis pendant au moins une journée puis de rentrer à Tichcou. Quand il arriva à la sortie du bois, il s'arrêta. Une prairie s'étendait devant lui. Schtenkel lui en avait parlé. C'est là que la grêle avait surpris le groupe. Il chercha de l'autre côté à voir la présence ennemie. Il lui fallut un bon moment pour les repérer. Derrière des buissons, un mouvement lui fit entrevoir le reflet de la lumière sur du métal. Il bénéficiait de la lumière. A cette heure-ci le soleil éclairait l'orée ennemie. A l'abri de l'ombre, il arma le grand arc. Habitué depuis son enfance au maniement des armes, il se coucha sur le dos. Il prit la corde à deux mains, avec les pieds stabilisa le corps de l'arc et encocha une flèche. Il tendit au maximum de l'allonge de l'arme et décocha. Il vit la flèche monter puis redescendre et disparaître derrière les buissons. Il savait que cette technique de tir lui permettait une portée inaccessible aux autres arcs. Il prépara une autre flèche quand il vit le remue-ménage que la première avait suscité.

Sstanch jura quand la flèche se planta à dix pas de lui. Ils avaient été repérés. Les ennemis étaient là et leurs arcs portaient loin, beaucoup plus loin que les leurs. Il continua à jurer entre ses dents. Il n'avait pas assez d'hommes pour les risquer en terrain découvert face à une dizaine d'arcs de cette puissance.
- Restez couverts ! On va essayer de repérer où ils sont.
Le temps passa un peu. Un homme bougea, faisant remuer un buisson. La flèche ne tarda pas à se planter dedans sans toucher personne.
- Knam, jura Sstanch entre ses dents, à cause du soleil qu'il avait dans l'œil
Il avait vu à peu près d'où partaient les traits. Il fit passer l'ordre de bouger à un homme au bout du système de défense. De nouveau une flèche arriva. Il jura à nouveau, ce n'était le même tireur. Il fit de nouveaux essais en faisant bouger différents hommes. A chaque fois, l'arc chantait et la flèche arrivait. Sstanch avait compté entre une et deux mains de tireurs. Il allait continuer quand...
- Tsy... (Il n'y en a qu'un qui se déplace) dit un konsyli. (l'arc chante pareil).
- Runt... (Quand le soleil sera en haut du ciel, attaquez), dit le deuxième konsyli, (Je vais le contourner).
Au petit trot, il partit. Pendant ce temps Sstanch faisait bouger ses hommes. En face le tireur répliquait régulièrement. A la moitié du jour, le groupe sortit en hurlant pour charger la forêt. A mi-parcours, la moitié ne hurlait plus et à l'orée du bois, tous étaient essoufflés sauf Sstanch et le konsyli. Ils découvrirent un homme à terre. Une pointe dépassait de sa poitrine. Derrière, le konsyli attendait accroupi, scrutant la forêt. Quand Sstanch arriva, il se leva.
- Rtu... (Il est seul. J'ai regardé partout. Les autres ne sont pas là. Ils ont dû trouver un autre chemin).
- Dez... (Ils nous ont bloqués pendant la moitié d'une journée. Cela devait être sa mission), répondit Sstanch au konsyli qui avait éliminé l'ennemi. Puis se tournant vers ses hommes, il expliqua la situation et donna l'ordre de se mettre en marche vers la vallée du dragon. Il envoya deux nouveaux messagers à Quiloma.

Si Schtenkel était dans le groupe de tête, il n'était plus en tête. C'est Sienne Chemtimo qui menait le train. Et il allait vite. Son cousin suivait sans difficulté ainsi que leurs écuyers. Derrière, perdant lentement du terrain Tsiemch serrait les dents pour ne pas se laisser distancer. Plus loin Limpa marchait comme il pouvait, le plus souvent avec l'aide d'un écuyer. Deux jours passèrent comme cela. Le groupe de tête laissait des marques pour ceux qui suivaient. Tsiemch avait ramené son groupe bien après la tombée de la nuit, mais Limpa n'avait pas rejoint. Les cousins Chemtimo pensèrent qu'il avait préféré bivouaquer dans la clairière qu'ils avaient traversée en milieu de journée. La discussion tournait autour du temps qu'il restait pour atteindre la grotte du dragon. Schtenkel parla de deux jours de marche si tout allait bien. Même s'ils plaignaient Limpa, il sentit bien que les cousins étaient heureux d'avoir un concurrent de moins dans cette course à la gloire. Sienne qui dominait, serait le premier à tenter sa chance. Fmine son cousin, l'aiderait dans cette conquête. Moins grand et moins brillant, il ne se voyait pas les chances de remplir cette mission. Tsiemch rêvait de gloire. Schtenkel ne l'en croyait pas capable. Quant à Limpa, il pensait que sa blessure le tuerait avant qu'il ne rencontre le dragon.
Il avait tort.

Limpa se tenait debout les armes à la main. Ses écuyers avaient fui quand le dragon s'était posé dans la clairière. La soirée avait à peu près bien commencé. Fatigué par la marche Limpa s'était reposé pendant que ses serviteurs préparaient le repas. Les plantes que son écuyer soigneur lui avait fait prendre avaient calmé la douleur. Alors que la lune se levait, voilé par les nuages, il avait décidé de tester ses différentes armures pour choisir celle avec laquelle, il pourrait affronter le monstre. Il avait ainsi revêtu son armure de parade. Très décorée, elle protégeait moins mais pesait deux fois moins lourd que l'autre. Si sa plaie n'empirait pas, il pourrait tenter de combattre ainsi. Avec l'autre il aurait été trop lent. L'épée à la main, il faisait des exercices quand brusquement la lumière avait baissé. Un vent violent s'était levé. Une masse énorme occupait l'espace et se posait dans la clairière. Si tous les écuyers prirent la fuite, Limpa se mit le dos contre un arbre et leva sa garde. Devant lui se tenait le monstre. Il s'aperçut que ses yeux où dansait le reflet du feu, ressemblaient à des lacs d'or. Sa cuirasse faite de plaques, lui rappela le vermeil. Il fut admiratif. Il sut qu'il livrerait là son dernier combat.
- Tu viens cherrrcherrr la morrrt qui t'est dûe, Monssstrrre, hurla-t-il.
- Et toi, petit homme, viens-tu chercher une place de dieu?
Limpa fut étonné d'entendre le dragon parler et encore plus de la douceur de sa voix.
- Je rrreviendrrrai dans mon pays avec ta dépouille et je serrrai comme un dieu.
- Tu ne reverras pas ton pays, petit homme. J'ai vu un être debout dont le savoir est grand. Je sais ta blessure. Je sais ton orgueil. Je sais aussi ta droiture.
- Tu sssais bien des chossses, monssstrrre, mais cela ne t'éviterrra pas la morrrt.
- Tes compagnons méritent le sort qui sera le leur. Toi, aujourd'hui, tu as le choix. Pose ton arme, rends-toi et tu auras la vie sauve, ou alors bats-toi et tu mourras avec honneur et panache.
- Les chevaliers de Flamtimo ne se rrrendent pas, monssstrrre, alorrrs .... SSSUSSS !
Limpa courut en avant... Il attaqua le dragon aux pattes. Sa seule chance était d'être plus mobile et plus vif que le dragon. De toutes ses forces, il abattit son épée qui n'écorna même pas la griffe sur laquelle elle glissa. Le dragon le repoussa de sa patte, déchirant sa cuisse au passage. Faisant fi de la douleur, Limpa repartit à l'attaque, bouclier haut pour éviter le souffle brûlant qui tomba sur lui, il toucha une patte, éclatant une des plaques vermeilles qui protégeait la chair. Le dragon retira sa patte mais d'un coup de gueule arracha le bouclier. Limpa recula à nouveau. Un instant leurs regards se croisèrent. Il crut lire du respect dans l'œil du dragon juste avant de se ruer à nouveau à l'assaut. C'est de la patte droite que le dragon lui ouvrit le thorax malgré l'armure. Limpa retomba à terre. La nuit se fit. Les premiers flocons tombèrent.

Les cousins Chemtimo n'attendirent même pas le lever du jour pour partir. L'aube pâlissait à peine quand ils levèrent le camp. Tsiemch n'avait pas donné les ordres pour cela et ses écuyers n'étaient pas prêts. Il hurla et tempêta mais dut attendre la fin des préparatifs. Il faisait grand jour quand sa compagnie s'ébranla. Il essaya de faire presser le pas sans grand résultat. Heureusement la neige qui était tombée, gardait les traces du passage des cousins. La journée fut longue et monotone. Les corps étaient fatigués. La forêt semblait interminable. Ils s'arrêtèrent en entendant les cris derrière eux. Les écuyers de Limpa arrivaient sans armes ni bagages. Affolés, ils racontèrent la fin du chevalier. Tsiemch les écouta jusqu'au bout et jura qu'il mettrait fin à la vie de ce monstre responsable de la mort du grand chevalier Limpa dont la geste était connue dans tout Flamtimo. Il en profita pour répartir les charges sur plus d'épaules et pour faire accélérer le mouvement. Tout en marchant, il se fit raconter plusieurs fois le récit du combat. Le dragon l'avait pris en traitre. Mal équipé, Limpa n'avait eu aucune chance. Heureusement Tsiemch avait ce qu'il y a de mieux en armement et en armure. Néanmoins, il pensait qu'il fallait mieux surprendre le dragon dans son sommeil que de vouloir le combattre. Prudent, il décida de revêtir son armure de combat. Cela le ralentirait mais il serait paré pour toutes les mauvaises rencontres. Quand la nuit tomba, ils n'avaient pas rejoint le groupe des cousins. Ils étaient à quelques heures de marche derrière. Il donna les ordres pour le lendemain matin. Avec la nuit la neige se remit à tomber, lentement, doucement, sans bruit.
Alors que la lumière pâlissait à peine, tout le camp s'activait. Malheureusement, les traces des cousins avaient disparu sous la poudreuse. De nouveau Tsiemch entra en colère. De son épée, il frappa les arbres pour se soulager. Il rageait aussi contre les cousins qui n'avaient pas laissé de balises. Il reconnaissait bien là, leur mauvaise foi et leur manque au protocole. Ce n'était pas la première fois que Sienne ne respectait pas l'honneur de la chevalerie. Il en était là de ses réflexions quand un écuyer de Limpa cria en se jetant à terre :
- Le monssstrrre !
Tsiemch chercha du regard autour de lui. Rien ! Il leva la tête à temps pour voir disparaître une grande silhouette rouge.
- Il nous montrrre la route... Suivons-le!
Tsiemch partit dans la direction du vol du dragon. Ils marchèrent ainsi quelques centaines de pas avant de trouver des traces des cousins. Il jubila intérieurement. Il allait pouvoir remplir sa mission. Plus ils avançaient, plus la trace devenait fraîche. A cet endroit, la forêt devenait moins dense. Alors qu'ils atteignaient une crête, un écuyer repéra le groupe des cousins plus loin en contrebas. Armés de pied en cap, le bouclier au bras, ils avançaient avec précaution. Tsiemch pensa : « La vallée du dragon ». Les écuyers s'équipèrent de leur cotte de maille, lui prit son bouclier pour continuer. La journée se passa sans autre incident. Ils eurent quelques frayeurs en voyant passer et repasser le dragon au-dessus de leurs têtes, mais bien cachés par la végétation, ils se sentaient invisibles.

Sstanch était heureux que Mlaqui soit arrivé avec deux mains de guerriers du froid. Pour eux, l'arrivée de la neige était un bon présage. Ils avaient pris position au-dessus de la grotte du dragon quand les premiers flocons tombèrent.
- Smi...(Ils devraient arriver par l'autre versant), dit Mlaqui, (demain nous descendrons pour sécuriser la vallée.)
- Quil...(Est-ce la volonté du prince Quiloma?), demanda Sstanch.
- Tsi...(Oui, le dragon est jeune encore. Notre avenir dépend de lui).
Ils n'avaient pas fini de parler que, dans un grand déplacement d'air, le dragon se posa.
Si les guerriers du froid restèrent impassibles, les autres reculèrent effrayés.
- Nsi...(Bonsoir, être debout qui connaît les onguents.)
- Nsi...(Bonsoir, Seigneur Dragon), répondit Mlaqui en mettant un genou à terre, imité par tous les présents.
- Smo...(De petits hommes arrivent pour me voler mon trésor, ou ma vie. Ma volonté est de les combattre sans l'aide des êtres debouts)
- Quil...(Mon prince, le prince Quiloma souhaiterait t'aider, Seigneur Dragon. C'est pour cela que je suis là.).
- Tri...(Ma force et ma ruse devraient suffire pour occire les trois porteurs de carapaces. Je vous laisse leurs aides... mais qu'on ne touche pas à celui à qui j'ai coupé la main.).
- Lte...( Si telle est ta volonté, Seigneur Dragon, nous le ferons.).
- Nie...(Que la neige te soit favorable, être debout Mlaqui, ainsi qu'à ceux qui t'accompagnent).
Ayant dit cela le dragon d'un puissant coup d'ailes se jeta dans le vide.

Les cousins Chemtimo étaient heureux dans leur grotte. Avec ses deux entrées, elle ne pourrait pas devenir un piège. Ils avaient trouvé un passage tortueux et étroit par où le plus jeune des écuyers avait une très bonne vue sur l'entrée de la grotte du monstre.
- La neige est tombée deux fois, dit Sienne.
- Oui, cela nous débarrrasssera des deux autrrres, répondit Fmine.
- Limpa ? Il n'arrrrivera même pas iccci. Tsiemch ne nous gênerrra pas. Il est trrrop nul. Je parrle de la neige pourrr te dirrre que nous n'aurrrons pas d'autrrre chance. Le plus tôt serrra le mieux.
A ce moment-là, l'écuyer guetteur arriva tout excité:
- Le monssstrrre vient de rrrentrrrer ...
- Allonsss-y et finisssonsss-en ! dit Fmine.
Un bruit venu de l'extérieur les fit sursauter. L'épée à la main pour les chevaliers, l'arc prêt pour les autres, ils guettèrent dans la pénombre du soir, cherchant à voir qui en était la cause.
Un cri chuchoté se fit entendre.
Les cousins se regardèrent et Sienne jura. Manifestement Tsiemch arrivait. Ils l'entendirent renouveler son appel. Ils lui firent signe.
Ils se serrèrent dans la grotte. La discussion s'orienta sur les nouvelles que Tsiemch apportait. Limpa était mort au combat, valeureusement avaient précisé les écuyers.
Puis on parla du monstre qui attendait tapi dans son antre. Sienne était d'avis d'y aller tout de suite, Tsiemch préférait attendre. Fmine ne savait pas trop quoi penser. Sienne emporta la décision en parlant du problème des guerriers ennemis que allaient forcément arriver à moins qu'ils ne soient déjà là. La nuit assez claire était un bon moment pour atteindre la grotte.
C'est peu après que les trois chevaliers se mirent en route. La neige luisait faiblement sous la lune. Avec cette luminosité, ils n'auraient pas besoin de torche. Malgré leurs équipements, les trois hommes se déplaçaient presque sans bruit. Dans la grotte, l'écuyer guetteur avait repris sa veille. Il avait intégré l'équipage de Sienne Chemtimo depuis peu et espérait tirer des bénéfices de la victoire de son maître, car il était certain de sa victoire. Ses collègues plus âgés étaient confiants mais pas aveugles. Ils pensaient que même si le dragon était mort, il y aurait les guerriers ennemis qui voudraient le venger. Déjà, ils préparaient la retraite, faisant le tri entre ce qui méritait d'être ramené et ce qui pouvait être abandonné, s'il fallait se replier rapidement.

Les trois hommes marchaient en silence, accompagnés du bruissement de la neige qu'on écrase. Ils virent un feu au loin sur la rive au-dessus de la grotte du monstre. Les guerriers ennemis étaient là. C'était à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Ce soir, ils étaient là-haut. Ils ne seraient pas à les chercher. Demain ce serait une autre histoire. Schtenkel n'avait pas eu le choix. Il marchait devant assez loin, en balisant le terrain de ses traces. Habillé de blanc, il se coulait dans le paysage, ombre blanche dans les ombres de la nuit. Il avançait la peur au ventre. Sa mission était aussi d'avertir en cas de danger. Il arriva au bord du lac sans avoir rencontré âme qui vive. Il repensa au dragon qui avait surgi de l'eau. Il espérait que ce soir, il n'avait pas quitté sa grotte. Un oiseau de nuit hulula. Il sursauta. S'arrêtant, il scruta la nuit un moment. Comme rien ne bougeait, il se remit en marche. Il atteignit la base de la falaise de la grotte. Il chercha à droite et à gauche un passage. Longeant la paroi, il arriva devant ce qui lui sembla être un chemin possible. De nouveau, l'oiseau de nuit hulula. Schtenkel commença son ascension. Il atteignit une plateforme. Il n'avait pas fait trois pas que ... L'oiseau hulula à ses oreilles. Il se retourna brusquement. Il sentait une présence. Il porta la main à son épée pour la dégainer. Il n'arriva pas au bout de son geste. On venait de lui jeter un grand sac sur la tête. Une corde le serra à la taille, une autre autour de la tête l'empêchant de crier. Il se sentit quitter terre.

Les trois chevaliers suivaient la piste de Schtenkel. Ils lui avaient fait décrire le chemin. Sienne avait tiqué quand Schtenkel avait expliqué ne pas avoir dépassé le lac. Il lui avait quand même intimé l'ordre de partir en éclaireur. Ils l'avaient suivi à distance. Arrivés au lac, ils eurent juste une pensée pour le frère de Limpa. Ils ne s'arrêtèrent pas. Les traces de Schtenkel étaient bien visibles malgré la faible lumière. Ils s'engagèrent sous les frondaisons. De nouveau un oiseau de nuit hulula. Ils l'avaient déjà entendu plusieurs fois. Craignant qu'il n'alerte le dragon, ils se figèrent. Ils restèrent un long moment comme cela. La lune se montra enfin entre les nuages. Fmine soupira de contentement. Ils n'allaient pas être gênés par la neige pour gravir la falaise. Une ombre volant sans bruit passa devant la lune. Sienne la montra à ses compagnons. L'oiseau était parti, ils pouvaient reprendre leur progression. Ils dégainèrent en silence. Peut-être y avait-il des sentinelles. Schtenkel n'avait pas donné signe de vie. Devant la falaise, ils suivirent ses traces. Elles partaient vers la droite et semblaient bien régulières. En arrivant à une plateforme, ils s'arrêtèrent. Schtenkel avait piétiné là. Ils écoutèrent et scrutèrent les lieux. Il n'y avait pas d'autres traces et ils voyaient ses pas repartir vers l'amont. Cela mit Tsiemch mal à l'aise. Il fit un signe interrogatif à Sienne. Ce dernier haussa les épaules et reprit sa progression en murmurant :
- S'il avait été attaqué, on verrrait la trrraccce de ses agrrressssseurs !
Tsiemch se calma en voyant que le chemin bien que raide et difficile, leur permettait de s'élever vers l'antre du monstre. La lune éclairait parfaitement les lieux. Si jamais il y avait des guetteurs bien placés, ils ne pouvaient passer inaperçus. Sienne jura sourdement. Il s'arrêta et scruta autour de lui. Ils attendirent que la lune se cache à nouveau derrière un nuage pour repartir. Ils marchaient maintenant sur une corniche étroite. Fmine qui avançait en tête, se retourna pour voir son cousin. Celui-ci rengaina son épée et lui fit signe d'avancer. Fmine fit de même. Il longea la paroi tout en s'assurant de bonnes prises pour les mains. Au bout, le vent avait dipersé la neige. Les traces avaient disparu. La lune de nouveau se dévoila. Il en fut soulagé. Il voyait un espace plus dégagé plus loin où ils allaient pouvoir se regrouper. Il parcourut la petite surface sans trouver les traces de Schtenkel. Vu la paroi, il ne pouvait avoir disparu. Fmine attendit son cousin. Il ne comprenait pas où était le chemin. Celui-ci ne tarda pas. Il demanda à voix basse :
- Pourrrquoi tu n'avanccces pas ?
- Il n'y a plus de traccces !
Sienne haussa les épaules et commença à faire le tour de l'espace. Son cousin avait raison, le vent avait balayé la neige. Schtenkel n'avait laissé aucune empreinte sur ce rocher. II sentit la colère bouillonner en lui. Pourtant ce n'était pas le moment de se laisser aller à des gestes bruyants.
- Où a-t-il pu passser ? se demanda-t-il.
- Je ne vois pas, répondit son cousin.
- Que se passe-t-il ? chuchota à son tour Tsiemch qui venait d'arriver
- Il n'y a plus de chemin, répondit Fmine. On ne voit pas où est passssé Ssschtenkel.
- Là ! s'exclama Sienne en montrant du doigt une direction.
Il courut jusqu'à un tronc et l'observa. C'était sûr. Il était parti en escaladant le tronc. A la lumière de la lune, il examina l'arbre qui poussait là. Le tronc était mince mais bien droit. Plaqué contre la falaise, il avait poussé avec peu de ramure. En contrebas, les racines semblaient plaquées contre le rocher. Sienne douta de leur solidité. En regardant en haut, il crut apercevoir une silhouette qui lui faisait signe. L'idée de grimper à un mât avec son armure de combat lui déplut. Il ne voyait pas d'autres choix possibles. Il grimaça. Se retournant vers les autres, il dit :
- Il est là-haut. On ne peut pas monter à trrrois. Il faudrrra ssse sssuivrrre. Je passssse le prrremier. Fmine, tu sssuivrrras.
La montée fut éprouvante. Malgré la fraicheur de la nuit, il transpirait dans son armure. Heureusement, les restes de branches donnaient des appuis bienvenus. Arrivé en haut, il se laissa glisser sur le rocher. Il aurait voulu se reposer, mais s'aperçut qu'il était à l'entrée de l'antre. Il chercha un repli où se cacher. Il chercha Schtenkel des yeux, sans le trouver. La lune n'éclairait plus. Les nuages de plus en plus épais cachaient sa lumière. Il entendit du bruit venant de l'arbre. Il se risqua jusqu'au bord pour récupérer son cousin. Une fois réunis, à tâtons, ils s'enfoncèrent dans la grotte.
Non loin de là, un œil jaune s'entrouvrit.

Tsiemch hahanalt. Il se hissa avec peine sur le bord. Le froid devenait plus vif, les nuages plus présents. Il pensa que la neige revenait. Il essaya dans la pénombre de comprendre où il était et où étaient les autres. L'oiseau de nuit hulula à nouveau. Décidément, il n'aimait pas ces bêtes-là. A travers une trouée dans les nuages, il eut un bref éclairage. Il sursauta. Il était devant l'entrée de la caverne du dragon. Instinctivement, il retint son souffle. Il écouta. Le vent soufflait. Il entendait les bruits habituels de la nuit, sans plus. Les cousins n'étaient pas en vue. Ils devaient être rentrés dans la caverne pour tuer le monstre. Fidèle à sa décision, il essaya de trouver un recoin pour se cacher et attendre le moment favorable pour frapper le dragon quand il ne s'y attendrait pas. Il se mit debout. Où pouvait se cacher la bête ? Il estima qu'elle devait dormir sur ses trésors. Quand il l'aurait tué, il se promit de se couronner de la couronne du roi Yas. Devenu comme un dieu, il n'aurait aucun mal à se faire obéir de tous ces prétendus puissants. Il avançait à tâtons tout en rêvant de gloire et de puissance.

Dans la pénombre de la grotte, les cousins cherchaient des yeux où pouvait traîner le monstre. Ils virent le trésor.
- Là, la courrronne ! dit Fmine en s'avançant vers elle.
- Arrrrrête-toi ! lui dit son cousin. Tu es fou ! Il ne faut pas qu'il devine notre présence.
Fmine se bloqua.
- Cachons-nous, le drrragon n'est pas là. Il doit y avoirrr d'autrrres sssalles.
Les deux cousins se cachèrent au fond d'un boyau obscur. Un bruit les fit retenir leur respiration. Ils restèrent tapis en retenant leur souffle. Le bruit se précisa. Ils respirèrent. C'était des pas d'hommes. Ils sortirent de leur cachette.
- Ne ressste pas là ! Il pourrrrrrait arrrrrriver.
Tsiemch sursauta en les entendant. Il se déplaça à tâtons. Une ombre plus sombre l'attira. Un tunnel lui offrait son abri. Il chercha et trouva une place où il pourrait attendre. Il mangea un morceau. Savoir qu'il allait se battre lui ouvrait toujours l'appétit. Après, il s'installa du mieux qu'il put. L'attente commença.
Les cousins ne disaient rien mais trouvaient que le temps ne passait pas vite. Enfin la lumière se fit un peu plus forte. Bien cachés, ils allaient pouvoir observer et débusquer la bête.

Le dragon ouvrit les yeux avec l'aube. Ces petits hommes puaient la suffisance et l'orgueil. Il avait laissé le dernier chevalier s'enfoncer sous le porche de sa grotte. Ils sentaient l'or et l'argent. Il se dit qu'il allait enrichir son trésor. Il regarda la neige qui venait de se mettre à tomber. Quand l'aube pâlissait, il se dit qu'il était temps de secouer la poudreuse qu'il avait sur le dos. Il étendit sa perception l'ensemble de l'espace de sa grotte. Il repéra les auras des intrus. Les cousins étaient embusqués dans la salle principale. Le dernier petit homme traînait dans un des couloirs latéraux. Il se mit en marche.

L'écuyer guetteur cria.
- « Le drrragon ! »
Il recula rapidement dans le boyau d'accès. Il arriva dans la salle principale.
- Il arrrrrrive ! Le drrragon, il arrrrrrive !
Tout le monde se retourna vers lui.
- Calme-toi ! Qu'est-ccce que tu dis ?
- Le drrragon, on le crrroyait endormi dans sssa grrrotte et je viens de le voirrr rrrentrrrer.
Un des écuyers jura.
- Ccc'est lui qui va les sssurprrrendrrre et pas le contrrrairrre.
- Comment peut-on les aider ? demanda un autre.
- Le temps d'arrrrrriver et il ssserrrrra trrrop tarrrd, ajouta un troisième.
- En plusss la neige va rrrendrrre les déplacccements difficcciles.
La discussion devint générale.

Schtenkel sentit qu'on le posait à terre. Quelqu’un l'avait hissé pendant un bon moment. A peine posé, il avait senti des mains vérifier ses liens, son bâillon. On l'avait fouillé sans ménagement mais sans violence. Il n'avait plus d'épée ni de dague, ni son couteau. De nouveau, on le transporta. Cela dura un moment assez long. Ceux qui le portaient ne semblaient pas forcer. Il ne les entendait pas s'essouffler et pourtant le rythme de déplacement était rapide et montant. Puis on l'assit par terre. La chaleur d'un feu lui chauffait les genoux et le devant du corps. Il ne comprenait pas les voix qu'il entendait. Il pensa qu'il était de nouveau prisonnier. Aurait-il encore de la chance comme la dernière fois ? On lui retira sa cagoule.
- Tu es vraiment où il ne faut pas, Schtenkel !
Il reconnaissait l'homme comme étant celui qui l'avait capturé. Il était de nouveau entre ses mains. Un peu plus loin il vit des hommes aux yeux bridés et au parler étrange. Il pensa qu'il devait être au bivouac qu'il avait vu au-dessus de la caverne du dragon.
- Tesd...(Le dragon t'a marqué. Tu es à lui.)
Schtenkel se tourna vers celui qui parlait. Celui-là aussi était là la première fois.
Sstanch lui traduisit.
- Ça veut dire quoi que je suis au dragon ?
- Le dragon a donné des ordres pour toi, mais ils manquent de précision. Le konsyli que voici est chargé de rencontrer le dragon et de lui faire préciser ce qu'on doit faire de toi.

Le dragon se mit en colère. Un de ces foutus petits hommes avait touché à son trésor. Il renifla la couronne du roi Yas. Il reconnut l'odeur. Il allait leur faire payer, surtout aux deux qui se croyaient à l'abri dans leur recoin. Le troisième s'était caché avec la ferme intention de ne sortir que plus tard quand il le croirait endormi. L'idiot n'avait même pas pensé que sa bouffe sentait autant... « ça sent comme du loup gris et il ose manger ça chez moi ! » pensa le dragon. Celui-là ne perdait rien pour attendre. Les chevaliers l'avait sous-estimé, tant pis pour eux. Il fit ce qu'ils attendaient. Il grogna, racla le sol, griffa les rochers et … prépara son piège.

Les cousins Chemtimo s'étaient calés au fond de leur abri en entendant le dragon rentrer. Ils comprirent qu'il n'était pas dans la grotte à leur arrivée. Ils entendirent ses déplacements. Pour faire autant de bruit, c'est qu'il était maladroit à terre. Les raclements sur les pierres et les rochers qui bougeaient, prenaient le sens d'une bête à l'étroit dans sa tanière. Coincé, il serait d'autant plus facile à abattre qu'eux seraient mobiles. Quand tout se calma, Sienne jeta un œil. Le dragon était là, couché, lové sur son trésor. Ils voyaient son flanc, à moins que ce ne soit une épaule. La tête reposait sur un rocher. Les yeux étaient fermés. Il semblait dormir. Sienne fit signe à son cousin de ne pas bouger. Ils avaient la journée devant eux. La patience était leur alliée. La bête endormie ou somnolente serait plus facile à circonvenir.

Tsiemch avait entendu le dragon bouger dans la grotte. Le bruit était impressionnant. Il pensa qu'il avait bien choisi. Ce tunnel était beaucoup trop étroit pour le monstre. Il avait assez de provisions pour tenir quelques jours. Restait à attendre que les cousins Chemtimo échouent.

Le dragon restait attentif aux esprits des deux chevaliers. Il sentait leur impatience et leur volonté d'attendre. Il sourit intérieurement. Ces petits hommes étaient tellement prévisibles. Incapables de comprendre ce qu'était un dragon, incapables d'écouter leurs corps qui suaient la peur, ils allaient mourir. D'ailleurs il les entendit bouger. Bien sûr, ils se faisaient discrets. Mais comment être discret quand on est bardé de métal. Il perçut le glissement des épées qui sortaient du fourreau. Il était sûr que le plus fanfaron des deux serait devant. Il voulait trop la gloire pour laisser son allié de sang passer devant.

Tsiemch avait enlevé son heaume. Collant l'oreille à la paroi, il écoutait les bruits que lui transmettait la roche. Il entendit le raclement léger que firent les cousins quand ils se mirent debout. Délaissant la paroi, il se rapprocha du centre du couloir. Il avait une vue partielle de la grotte. Dans la lueur blafarde d'un jour neigeux, il voyait la masse rouge sombre du dragon. Il jura intérieurement. Il ne s'attendait pas à une aussi grosse bête. Il eut un doute, juste un léger doute sur sa possibilité de le tuer. Les cousins devaient préparer leur attaque. Il remit son heaume au cas où...

Sienne fit un pas. Le monstre respirait tranquillement, inconscient de sa mort qui approchait. Sienne sourit. En quelques pas, il pouvait être juste à hauteur de la plaque fatale sur le poitrail de la bête. « En un coup d'épée ! » pensa-t-il, « en un coup et s'en sera fini, je deviendrai comme un dieu ! ». Il fit un autre pas, quand même prêt à se jeter en arrière. Tout était tranquille. La neige à l'extérieur étouffait les bruits. Le calme régnait dans cet abri. Au troisième pas, il entendit le faible raclement des poulines de métal de son cousin. Il s'immobilisa. Le bruit de la respiration du monstre continua, régulier, ample.
Sienne estima qu'il était à six pas de frapper. Il se baissa pour passer sous le rocher que
la bête avait dû déplacer en rentrant. Cette arche naturelle le protégeait. Derrière, son cousin fit aussi un pas de plus. Sienne prit appui sur la roche et jeta un coup d’œil. Trois pas le séparaient de son but. Il allait avancer le pied quand la respiration du dragon fit une pause. Il se recula vivement heurtant une pierre de son talon. Celle-ci bougea, roula, libérant un caillou plus gros qui se mit aussi en mouvement. Sienne ne songea qu'au bruit. Cela allait réveiller le dragon. Il avança la main pour tenir le caillou avant qu'il ne dévale la pente. Elle fut écrasé par le rocher que le caillou calait. Sienne hurla sa douleur. Son cousin essaya de lui porter secours, mais d'équilibre instable en équilibre instable, les rochers s’effondrèrent sur eux.

Tsiemch avait repéré Sienne au moment où il sortait de sous ce gros rocher. Lui aussi avait entendu la pause respiratoire. Instinctivement, il s'était reculé. En entendant les rochers rouler, il refit un pas en avant. Avec horreur, il vit les cousins Chemtimo se faire engloutir sous un amas de roches. Il se recula avec vivacité. Le dragon allait se réveiller.
Il sursauta en entendant la voix.
- Alors petit homme, tu te crois à l'abri.
Tsiemch tendit le cou pour voir qui parlait ainsi. Il vit que la poussière était retombée. Du tas de rochers dépassaient des membres revêtus d'armures. Il vit un bras qui bougeait faiblement. Il essayait d'en voir plus quand un œil jaune se montra au bout du conduit. Il se plaqua contre la pierre. S'il avait pu, à cet instant précis, il se serait enfoui dedans.
- Je n'aime pas ceux qui en veulent à mon trésor.
Le monstre parlait ! Tsiemch pensa un instant qu'il délirait. Pourtant ce qu'il vivait était bien réel.
- Tu es un voleur, mais en plus tu es muet !
Devant l'insulte, Tsiemch se redressa :
- Je ne sssuis pas un voleurrr !
- Tu es pire alors, un tueur !
- Ccc'est toi monssstrrre, qui est voleurrr et tueurrr !
Tsiemch fut déconcerté par le rire du dragon.
- Même aux portes de la mort, ton ridicule orgueil te tient. Alors si tu n'es ni tueur, ni voleur, qui es-tu ?
- Je sssuis Tsssiemch, Chevalier de Femtimo, adoubé parrr le prrrinccce en perrrsssonne. Mon rrrôle et mon honneurrr sont de chasser les monssstrrres comme toi.
- Quelle grandeur d'âme, cher petit homme chevalier. Tu es venu par pur altruisme jusqu'à mon domaine. Que cela est beau.
- Trrremble drrragon, car même sssi je ne rrréussssssis pas, d'autrrres viendrrront et te tuerrront pour rrrendrrre ce que tu as volé à leurrrs prrroprrriétairrres et me venger !
- Tu es bien présomptueux, petit homme.
- Le rrroi Yasss lui-même viendrrra avec son arrrmée, plus nombreuse que les arrrbrrres de la forrrêt, pourrr te pourrrchasser.
- La neige arrive, petit homme et les rois ont bien des soucis.
Tsiemch avait dégainé son épée doucement pendant cet échange de paroles. Le couloir était dans le noir. Il avait une chance de lui crever un œil. Il fonça en hurlant.
L'œil qu'il visait s'effaça tellement vite que Tsiemch en fut surpris. Emporté par son élan, il continua sa course sur la roche du plancher de la caverne, cherchant des yeux le dragon. Quand il le vit, c'est à peine s'il put infléchir sa trajectoire. D'un coup de patte dans le thorax, il envoya Tsiemch voler par dessus le bord de la grotte.

Les écuyers aussi lourdement armés qu'ils pouvaient le virent planer un instant. Eux qui venaient pour secourir leurs chevaliers assistèrent à l'écrasement de leur maître dans la forêt en contrebas.
- Sus, tuons-le, cria un des écuyers.
- À morrrt ! cria un second.
- Attention, cria le troisième.
Une pluie de flèches s'abattit sur eux. Ils battirent en retraite aussi rapidement qu'ils le pouvaient. Leurs cottes de mailles ne valaient pas les armures de combat. Ils laissèrent la moitié des leurs avant d'atteindre la protection de la caverne qu'ils venaient de quitter. Derrière eux, des guerriers aux yeux bridés donnaient la chasse.
 
101
Les enfants riaient aux éclats. La neige était vraiment quelque chose de merveilleux. Quiloma ne put s'empêcher de sourire. Sabda n'était pas la dernière à s'amuser dans cette gigantesque bataille de boules de neige. Il reconnut aussi Tandrag ainsi que les enfants de Kalgar. Il savait que cette première neige ne durerait pas. Les enfants de ce premier printemps avaient juste acquis assez d'autonomie pour aller jouer avec tous les autres. La Solvette lui avait dit que c'était une bonne année pour la cité. Il y avait à la fois assez de nourriture et assez de nouveaux bras. Il repensait à la rencontre qu'il venait d'avoir...

- Oui, Mon Prince, nous avons suivi les ordres.
- C'est le Seigneur Dragon lui-même qui vous a dit cela ?
- Oui, Mon Prince. Le Seigneur Dragon voulait qu'on laisse l'homme sans main en vie. Il a dit que son destin était de conduire les siens à la mort et un autre à la vie.
- Le Seigneur Dragon dit des paroles étranges, Mlaqui. Que voulait-il laisser entendre ?
Sstanch suivait avec difficulté cet échange entre le prince et son konsyli. Il ne parlait pas encore assez bien leur langue pour suivre tous les détails. Il avait compris que Mlaqui racontait les derniers évènements. Le dragon était revenu pour donner ses ordres. Sstanch trouvait encore cela étrange. Avant la dernière saison des neiges, jamais il n'aurait pu imaginer une telle rencontre. Il se pensait du bon côté avec un allié dragon. Natckin l'avait refroidi dans son enthousiasme. Les esprits étaient plus circonspects quant à l'avenir. Rien n'était joué. Leurs oracles concernant le dragon étaient obscurs. Ce qui était certain : la cité ne vivrait qu'en continuant ce chemin. Le dragon avait encore des épreuves à passer. Quelqu'un devrait faire Sangha avec le dragon mais nul n'avait compris si c'était un habitant de la cité, un guerrier du froid ou un prince. Nul n'avait compris non plus ce que voulait dire Sangha.
Sstanch revint au moment présent. Mlaqui racontait la traque des seconds guerriers. Le dragon avait demandé d'en laisser un en vie et de laisser Schtenkel sur ses traces.
- D'autres guerriers de métal doivent venir avant le grand guerrier. Telles furent les paroles du Seigneur Dragon. La neige les tuera peut-être.
- Je ne crois pas Mlaqui. Il n'en est pas encore tombé assez. C'est un heureux présage pour les habitants du village. Elle veut dire la paix pour nous et surtout la possibilité que les nôtres arrivent.
Se tournant vers Sstanch qui attendait un genou à terre, Quiloma lui dit :
- Debout, maître d'armes de la cité. Où en sont les dix mains d'hommes ?
- Ils progressent bien. Ils ont beaucoup appris dans cette rencontre avec les chevaliers des plaines.
- Cela est bon. Cinq mains d'hommes doivent être toujours prêtes au départ, jusqu'à l'arrivée des renforts.
- Oui, prince Quiloma.
La conversation roula sur les nécessités techniques de l'organisation. Quiloma aurait bien voulu plus d'hommes. Un prince neuvième peut commander jusqu'à dix phalanges, mais ici, il ne pouvait dégarnir les champs de leurs bras. Le temps que les enfants arrivent à maturité, lui serait trop vieux. Il avait déjà connu beaucoup d'hivers. Il ne pouvait s'empêcher de penser à Sabda. S'il repartait dans son pays devait-il l'emmener ? Il sut la réponse en se posant la question. La Solvette ne voudrait pas et qui était-il pour se mettre contre la Solvette ? Il sourit intérieurement. Quel destin étrange que le sien. Parfaite machine à faire la guerre, il était devenu sensible au sourire d'une enfant et de sa mère. Si Schtenkel et le second guerrier arrivaient à Tichcou assez vite, peut-être y aurait-il une nouvelle expédition. Il avait rencontré un... Il ne savait pas trop bien. Il était parti sur la journée pour s'entraîner avec une main d'hommes. En explorant un des versants de la montagne où était la cité, ils étaient tombés sur un campement. Avant, il aurait passé tout le monde au fil de l'épée car aucun n'avait les yeux bridés, mais aujourd'hui avec le vécu de cette dernière saison, il avait observé. Le chef de ce groupe n'était pas un marabout, ni probablement un prêtre de la cité quoique il leur ressemblait. Ce qui l'avait arrêté était le bâton. Il connaissait ce type de bâton. Il en possédait un morceau dans son étui rouge. Il donnait le feu et la légende lui prêtait la puissance des dragons quand il était entier. L'homme avait pris le temps de nettoyer son bâton avant de lui remettre un petit fourreau. Quiloma sentit son regard se libérer. Était-il face à l'élu ?
Cela expliquerait la présence d'un juvénile par ici. Pourtant la légende disait que l'élu serait de son peuple. Quiloma ne savait que penser.
- Bonjour, prince Quiloma.
Quiloma sursauta en entendant son nom. Cet homme qu'il n'avait jamais vu, regardait dans sa direction et l'appelait. Il était pourtant sûr d'être invisible et de ne pas avoir fait de bruit. D'ailleurs les compagnons de l'homme, sursautèrent aussi en l'entendant parler. Ils se jetèrent sur des armes. L'homme reprit la parole :
- Vous ne risquez rien, posez-vos armes mes amis et toi, Iaryango, pose l'arc de Rhinaphytia, tu risques de blesser quelqu'un.
Quiloma sortit à découvert. Il avait sa lance à la main. Par gestes, il avait dit à ses hommes de ne pas bouger.
- Dructa Quiloma ? (Sais-tu qui est Quiloma?).
- Oui, je te connais prince Quiloma. Je comprends même ta langue.
- Mru... (Qui es-tu, toi qui tiens un bâton de puissance?)
- Juste un homme, prince Quiloma. Quant à ce bâton, il n'a de puissance que les lignes qui y convergent.
- Stomr...(Que fais-tu ici, toi que je n'ai jamais vu ?).
- Je suis le Maître Sorcier de la cité que tu habites.
- Mro... (La mort serait une bonne chose pour toi !).
- Je sais ce que tu penses de nos coutumes et de nos croyances. Tu es venu, porté par les ailes du bouleversement. Tu crois ton rôle important. Comme moi tu obéis à d'autres dont les desseins te dépassent.
- Donne-moi une raison de ne pas te tuer ? dit Quiloma dans la langue de Kyll.
- Je crois qu'elle passe, répondit Kyll.
Une grande ombre les survola. Quiloma leva la tête. Quand il redescendit les yeux, Kyll avait enlevé la protection du bâton. Quiloma ne pouvait plus bouger les yeux. Son regard était comme hypnotisé. Il suivait les courbes des arabesques. Il les reconnaissait. Dans la caverne des dragons, il avait vu les mêmes.
- Tu as une raison, maître sorcier. Je ne peux que me soumettre.
Lentement, il sortit son étui et fit glisser ce qu'il contenait dans sa main. Il en sentit la chaleur et la puissance, ou plutôt le souvenir de la puissance. Il savait qu'il n'avait en sa possession qu'un morceau du dernier bâton de puissance. Un bâton plus vieux que les souvenirs des vivants, un bâton de légende, celui du dernier roi dragon. La légende disait que même un simple morceau brillerait en rencontrant le nouveau bâton. C'est pourquoi les princes en avaient tous une parcelle. Cela faisait des générations qu'on cherchait le nouveau roi dragon. Quiloma fut déçu. Il n'y eut pas de réponse. Il n'était pas en face de l'élu, mais en face de quelqu'un qui avait une relation privilégiée avec le dragon, ou avec l'élu.
- Que sais-tu, maître sorcier ? Je sais que tu n'es pas l'élu.
- Tu sais bien, prince Quiloma. Je ne suis que Maître Sorcier. Les esprits m'ont parlé de toi. C'est pourquoi le crammplac poilu t'a épargné.
- Si je suis vivant, c'est qu'il ne m'a pas tué. La prédiction est facile, ironisa Quiloma.
- Sais-tu qu'il a chassé pour toi et les tiens. Rappelle-toi le clach qui est tombé dans ton abri. Les esprits ont demandé que tu vives. Le crammplac poilu a obéi.
Quiloma fut troublé. L'histoire de sa chasse n'avait pas quitté le cercle des guerriers du froid. Elle était un récit tabou puisque le roi dragon était intervenu.
- Que peux-tu encore me prédire, maître sorcier?
- De ce que tu feras un jour naîtra l'avenir. Si ton héroïsme est fort comme la vie alors naîtra la vie du roi dragon, sinon, nous vivrons des temps noirs. 
 
 
FIN DES PREMIÈRES SAISONS
 

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